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Mme Lomond c’était une femme qui ne voulait pas vieillir. N’entendez pas par là que c’était une de ces vieilles folles qui s’ingénient à singer les jeunes et qui ont par suite l’air lamentablement ridicules. Pas du tout. Simplement, elle ne négligeait pas sa personne ni sa toilette. Dès le matin, elle s’habillait, se coiffait, tout comme si elle attendait des visiteuses. Mais c’était pour elle-même qu’elle s’astiquait ainsi. Une mise négligée lui était extrêmement pénible.

Mme Lomond avait deux filles mariées depuis longtemps et qui avaient des enfants. À soixante-dix-sept ans, la vieille dame devint veuve. Le défunt lui laissait quelques milliers de piastres d’assurance. Tour à tour, ses enfants lui offrirent de la prendre chez elles.

– Vous savez, vous seriez bien traitée, vous vous couleriez la vie douce et il y aurait

quelqu’un pour prendre soin de vous si vous tombiez malade.

Carrément, elle refusa.

– Aller demeurer chez vous, vous donner mon argent et garder les petits pendant que vous iriez au cinéma ou que vous visiteriez les magasins. Je vous ai élevées et je suis à l’âge de me reposer et non d’être bonne d’enfants.

Les deux filles furent bien désappointées, car les quelques milles piastres de la mère auraient bien fait leur affaire.

Mme Lomond continua d’habiter le petit appartement qu’elle occupait depuis de longues années. Elle se faisait sa cuisine elle-même et prenait grand soin de sa santé. Toujours, elle s’habillait simplement, mais avec goût. C’est une personne distinguée, ne pouvait-on s’empêcher de remarquer en la voyant. Jamais un détail négligé dans sa mise. Dans son modeste chez-soi, elle vivait une vie tranquille, non dénuée d’agrément. Et les années s’écoulaient.

Un jour, en se promenant, elle aperçut à la

montre d’un magasin de modes une adorable robe violette en crêpe de soie. Un rêve de robe.

Extrêmement simple, originale par le fait même, élégante et possédant un grand cachet de distinction. Du coup Mme Lomond fut séduite, conquise. Jamais elle n’avait vu une robe qui lui plaisait autant que celle-ci. Elle la voulait, rien ne pourrait l’empêcher de l’acheter. Sous le coup de l’impulsion, elle entra dans le magasin et en demanda le prix. Vingt-cinq piastres, répondit la vendeuse. Cela lui donna un coup. Jamais elle n’avait payé si cher pour une robe. De sa vie, Mme Lomond n’avait commis d’extravagances. Quand bien même elle en ferait une avant de mourir, quand bien même elle s’offrirait une toilette qui la tente. Alors, elle essaya la robe. – Vrai, on croirait qu’elle a été faite pour vous, déclara l’employée. La vieille dame se regardait dans la glace et de voir ce vêtement d’un beau violet qui s’adaptait si parfaitement aux lignes de son corps, elle était ravie, elle se sentait infiniment heureuse. Elle ne se demandait pas en quelles occasions elle la porterait. Ce qu’elle savait, c’était que cette robe enchantait son imagination

et était une joie pour ses yeux. Donc, elle l’acheta et l’emporta. On lui aurait demandé le double du prix, elle l’aurait prise quand même. En route, elle avait hâte d’arriver chez elle pour revêtir sa nouvelle robe. Lorsqu’elle se trouva dans sa chambre, qu’elle ouvrit la boîte et palpa l’étoffe souple, si soyeuse, qui était une caresse sous les doigts, elle fut envahie par une immense satisfaction. Et à la lumière entrant par la fenêtre, elle regardait le tissu d’un beau violet, du violet de certains iris. Mme Lomond allait et venait dans la chambre, admirant tout à son aise la robe qui lui donnait l’air d’une reine. Même si elle la portait simplement chez elle, dans sa maison, ne serait-ce pas suffisant ? C’était pour elle qu’elle l’avait achetée, pas pour les autres. Comme elle se sentait un peu fatiguée, elle s’assit dans une élégante chaise que son mari lui avait donnée lors du vingt-cinquième anniversaire de leur mariage.

Avec sa tête blanche soigneusement coiffée, elle se regardait dans le grand miroir de son bureau et cela lui rappelait certain tableau qu’elle avait vu un jour dans un musée. Finalement, après un dernier coup d’œil dans la glace, elle enleva la

robe violette et la déposa sur le lit blanc. Et soudain, une idée lui traversa le cerveau. « Je me ferai enterrer avec cette robe. » Et à cette pensée, elle éprouvait comme une coquetterie posthume.

Oui, elle la porterait quelques fois dans sa maison, pour son plaisir et, lorsqu’elle serait morte, on l’ensevelirait avec sa belle robe violette. Non, elle ne ressemblerait pas à ces pauvres mortes qui, vêtues de noir paraissent si lamentables, si vieilles, si pitoyables dans leur livrée funèbre. Un jour ou l’autre, il faut bien faire des arrangements avant de mourir. Elle, elle avait choisi sa dernière robe.

À une couple de semaines de là, Mme Lomond revêtit la belle robe violette et s’étendit sur son lit blanc, les mains croisées sur la poitrine et les yeux à demi fermés. Elle jouait à la morte. Dans le grand miroir de son bureau qu’elle avait placé et incliné de façon à se voir, elle regardait cette vieille dame à cheveux blancs, en robe violette, reposant sur son lit dans la pose que l’on donne aux trépassés. C’est ainsi qu’elle serait lorsqu’elle serait morte. Mais cette évocation ne lui inspirait ni crainte, ni frayeur. On aurait dit

que cette robe enlevait à la pensée de la mort l’effroi et même l’angoisse qu’elle inspire souvent. Les yeux mi-clos, elle contemplait sa robe violette et elle songeait. À sa main brillait l’anneau d’or que son mari lui avait donné lors de leur mariage, il y avait si longtemps. Oui, son alliance aussi, elle voulait s’en aller avec, elle voulait la garder. Elle avait traversé la vie avec elle. Pendant soixante-deux ans, elle l’avait eue à son doigt et elle s’en irait emportant l’anneau qu’elle avait reçu au temps lointain de sa jeunesse.

Un jour, elle reçut la visite de ses deux filles et elle leur montra la robe.

– Combien l’avez-vous payée ? demanda l’aînée.

– Vingt-cinq piastres, répondit simplement la mère.

– Vingt-cinq piastres ! Mais pour cet argent, vous auriez pu avoir un beau costume que vous auriez porté toute la saison. Et puis, qu’est-ce que vous voulez en faire de cette robe ?

– Ce que je veux en faire ? Hé bien, je veux qu’on me la mette pour m’enterrer. C’est pour cela que je l’ai achetée. Maintenant, je compte sur vous pour que cette volonté soit exécutée. Je veux aussi qu’on me laisse mon alliance.

– Mais maman, vous n’êtes pas pour mourir ce soir ni demain, fit la cadette. Vous nous donnez froid dans le dos en parlant ainsi.

– Je vous fais simplement mes recommandations, répondit la mère.

À un mois de là, elle se coucha un soir et s’endormit paisiblement. Le lendemain, on la trouva morte dans son lit.

Les deux filles accoururent.

– Tu sais, elle était un peu drôle, maman, dans ces derniers temps, fit l’aînée. Qu’est-ce que tu penses de sa robe violette ?

– Écoute, elle ne s’en va pas en soirée ni au bal ; elle s’en va au cimetière. Les gens nous prendraient pour des folles si on l’affublait de cette robe violette. Pour une femme de son âge, ce serait ridicule.

Alors, on lui a mis une robe noire, mal taillée, dans laquelle la pauvre Mme Lomond paraît justement ce qu’elle ne voulait pas être : une vieille femme. Puis, comme on la mettait dans son cercueil, la cadette a arraché l’anneau d’or de sa mère, elle a volé la morte. Et l’aînée s’est fait un couvrepieds avec la belle robe violette.