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4. Intérieur et extérieur

1.2. Vision et politique

Le projet politique Achuar est porté par les activités du gouvernement de la Nacionalidad Achuar del Ecuador. En décembre 1992, plusieurs communautés achuar des provinces du Pastaza et de Morona Santiago se réunirent pour décider de la création de la Organizacion Interprovincial de la

12 Or, « la conception traditionnelle du travail productif, selon laquelle la production de biens matériels […]

est l’issue d’un processus où sont indissociablement liés savoir-faire technique et maîtrise symbolique des forces qui président au domaine dont relève le travail qu’on entreprend » (Taylor, 1982 : 247). La réappropriation de la piste d’atterrissage comme élément central du projet communautaire reposerait ainsi, historiquement, sur une intention de « court-circuiter les missionnaires », qui « refusent apparemment de transmettre ou d’échanger leur pouvoir technico-symbolique » (ibid : 248).

56 Nacionalidad Achuar del Ecuador (OINAE), reconnue légalement par accord ministériel du Ministerio de Bienestar social le 5 novembre 1993. L’organisation, renommée Nacionalidad Achuar del Ecuador (NAE) en 2005, a été créée dans le but de préserver et de valoriser la langue, les coutumes et le territoire achuar. Lors de mon séjour, une assemblée extraordinaire se déroula dans la communauté de Guarani qui devait décider des prochains candidats à la présidence de la NAE. Le président est élu pour deux ans. Il n’a pas de pouvoir décisionnaire au sein de la vie communautaire, mais est considéré comme le porte-parole des intérêts de l’ensemble du territoire. Vicente, chez qui je résidais alors, m’expliqua comment les candidats étaient choisis :

« En premier, il faut bien connaître la racine avant de voir plus haut. Il faut bien connaitre la vie dans les petites communautés, dans la famille, ensuite on peut être politique. Sinon, les gens ne vont pas te donner leur confiance. Aussi, nous devons savoir les qualités du candidat. Il faut avoir fait des études, connaître l’informatique, et aussi il faut avoir la vision qui vient du pouvoir des cascades, avec le jeûne et en prenant le natem. Sans la vision, il peut être détruit. Mes ancêtres vivaient en temps de guerre. Et parfois, celui qui n’avait pas de vision, il était tué. Mais celui qui avait une vision, lui il vivait. Mes ancêtres étaient des guerriers, et ils vivaient de la forêt, sans contamination, sans la contamination de l’air. Parfois, il y avait un cas de chamanisme. Alors ils parlaient ensemble, entre amis, pour exterminer la vie du chamane. Ainsi est notre politique. Tout d’abord, c’est avoir le pouvoir de la vision, le pouvoir d’exterminer la vie. C’est le pouvoir de la vision que les anciens possédaient. Il faut jeûner trois jours, et obtenir le pouvoir de la forêt, la vision de « où allons-nous vivre », et « où voulons-nous aller », et « comment c’est possible ». Pour devenir candidat, il faut avoir eu un rêve et partir dans la forêt, dans les cascades, pour obtenir (coger) la vision. Et certains de ceux qui ont eu la vision, sont les leaders, et ils ne peuvent pas être détruits, dans leur position. Et ceux qui n’ont pas la vision, ils peuvent être détruits, ils peuvent suivre la volonté du gouvernement. Mais le peuple achuar ne veut pas l’avis du gouvernement. Il veut vivre sans contamination, et vivre sans destruction de la forêt. Face aux blancs, les leaders doivent maintenir la position du peuple, pour qu’il ne soit pas contaminé. Le gouvernement est contre les Achuar, parce que nous n’acceptons pas ce qu’il apporte, qui va nous contaminer. Et autre chose que nous voulons tenir face au gouvernement, c’est le bien-être. Nous voulons conserver notre culture telle qu’elle est, sans la contamination des rivières, de la forêt ou de l’air ».

Ce récit permet de comprendre que la production et la reproduction de l’unité domestique, ainsi que la production et la reproduction de l’identité culturelle obéissent au même mécanisme. L’espace-temps de la vision produit un « pouvoir vivre » (kakaram), qui est en même temps une modalité du rapport à soi et du rapport aux autres : la capacité de prendre position, et de ne pas être détruit dans sa position. La vision est donc constitutive d’un sujet politique en un sens

57 spécifique. La politique achuar est exclusivement comprise dans les termes d’un « gouvernement de soi » : un homme politique, aux dires du président Jaime, est : 1. quelqu’un qui n’a pas peur de parler devant les Nations Unies, parce qu’il a obtenu la vision qu’il ne serait pas détruit; 2. quelqu’un qui est capable de créer des alliances puissantes, au moyen desquelles la culture et le territoire achuar seront préservés. Le président de la NAE n’a en revanche aucune autorité sur la vie dans les communautés. Chaque communauté décide de son propre sort, par exemple en choisissant d’accepter ou non les programmes de développement économique du gouvernement équatorien. Ces décisions sont prises collectivement, et localement.

Conclusion.

En résumé, ce chapitre a permis de montrer que l’espace-temps des rêves et des visions n’est pas une réalité autonome mais une modalité du rapport à soi et aux autres, et est donc annexé à un processus de production des personnes. Il médiatise l’expression d’une tension entre un idéal de reproduction autarcique et un idéal de renforcement par l’alliance, au niveau domestique comme politique. Par ailleurs, les récits de rêve ne sont pas des « textes », mais les parties d’un ensemble de pratiques corporelles et de processus interactionnels.

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Chapitre 4

Manières de (se) donner à voir :

Acte interprétatif, image de soi et historicité.

Le second chapitre cherche à décrire et mettre en relation les différentes pratiques verbales et corporelles qui constituent la série des actes interprétatifs du rêve. Il vise donc à compléter cette étude de la poïétique de l’espace-temps onirique. Le premier chapitre a montré que cet espace-temps se construit autour de la problématisation de la capacité d’agir individuelle, et du pouvoir-vivre. Nous cherchons maintenant à comprendre comment la personne du rêveur donne à voir cette problématique à travers l’expérience onirique : selon quelles modalités se donne-t-elle à elle-même un futur à voir? Et conjointement, selon quelles modalités donne-t-elle à voir qu’elle est porteuse d’une vision pour l’avenir? Cela nous amènera à regarder l’interrelation entre rêve et capacité d’agir, telle que décrite dans le premier chapitre, du point de vue de l’expérience esthétique de la représentation de soi, que ce soit sous des formes narratives (par exemple l’image de soi dédoublée dans le récit de rêve, ou dans les chants anent), ou à partir de pratiques corporelles (représentation de l’expérience onirique par les peintures faciales). Nous proposons donc de reformuler la question de la signification des rêves. Nous ne chercherons pas à comprendre comment le rêve devient signifiant (règles d’interprétation sémantique), mais comment le rêve est-il signifié (actes interprétatifs). Enfin, qu’est-ce que cela nous apprend quant à la valeur pragmatique des actes d’interprétation du rêve?