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De la maison familiale à la maison communale : image, mémoire et action

B) Méta-construction du pouvoir de la parole dans l’événement de narration

1. Devenir kakaram, devenir uunt : de l’identité partagée au partage des identités

1.3. Condensation et schismogenèse : du rituel arutam à l’assemblée collective

1.3.2. De la maison familiale à la maison communale : image, mémoire et action

orientée vers une nouvelle actualisation de la vision passée d’Ilario. Si dans un premier temps, celui du rituel, Ilario se donnait une destinée personnelle (avoir une famille nombreuse, vivre longtemps), celle-ci est à présent appelée à se transformer en projet collectif et politique (fondation d’une nouvelle communauté). Cette transformation s’effectue à l’intérieur du cadre cérémoniel, qui est circonscrit par deux pratiques extra-linguistiques, qui peuvent être comprises comme des moyens d’évitement de la parole (sur la valeur pragmatique de cette pratique d’évitement, voir chapitre 3, section 3) : l’air de flûte destiné à réveiller la maisonnée, et les pratiques corporelles (peintures, couronne de plumes) qui précède le départ pour le centro.

Le motif musical et le dessin corporel sont tout d’abord, dans ce contexte, des pratiques de la mémoire. Elles constituent la double évocation, visuelle et sonore, d’une expérience visionnaire passée, et ancrent sa nouvelle actualisation dans une expérience esthétique, c’est-à- dire dans une attention portée à l’expérience de soi et de la relation à l’autre. Ensuite, le contexte du projet de fondation transforme l’expérience visionnaire d’origine dans le sens où elle politise ces pratiques esthétiques. L’air de flûte, qui est un air de fête traditionnel, est immédiatement imbriqué dans un discours qui s’énonce comme une parole forte (kakaram chicham), et appelle à la convergence maximale de tous les membres interpellés dans un même effort. Il témoigne également de la force de la parole par son évocation d’un rêve favorable. L’articulation entre le motif musical et le discours produit ainsi une surdétermination du contexte : sont mobilisés dans

minima de dire que l’oncle maternel peut percevoir sa relation avec ses neveux utérins comme une

projection de la rivalité qu’il observe entre son père et son beau-frère.

41 Par « méta-filiation », j’entends une descendance qui ne consiste pas en une relation temporelle mais

109 un même geste la vision passée, l’expérience onirique positive du moment, et la destinée collective de la maisonnée. La couronne de plumes, portée par Ilario seulement, de même que les peintures corporelles, portées par tous les membres adultes de la maisonnée, hommes et femmes, à l’exception des gendres et belles-filles, sont quant à elles destinées à interpeller l’audience à laquelle ils s’adresseront bientôt. On peut dire que d’une certaine manière, l’image- mémoire devient progressivement image-action. Or ce processus ne se réalise qu’à partir d’une forme de collectivisation de la vision passée d’Ilario, ce qui explique pourquoi il se déroule dans le même espace-temps que celui du récit et de l’interprétation des rêves.

Comme décrit dans le chapitre 1, la cérémonie de la wayus est le seul moment de la journée où la distance symbolique entre le foyer domestique réservé aux consanguins et l’entrée du tankamash réservé aux affins est abolie. Pendant le partage de la même boisson, dans le même récipient, la distance physique et sociale est annulée. De même que la distance spatiale engendre une relation d’affinité potentielle entre consanguins, de même la proximité physique engendre une relation de consanguinité idéale entre affins. C’est bien cette relation qui est ici engendrée entre Ilario et ses fils d’une part et le gendre et beau-frère de l’autre. La cérémonie de la wayus est un espace-temps où s’inversent les distances physiques et sociales ordinaires, en créant une sur-évaluation de la consanguinité. On voit que la cérémonie opère un « affaiblissement de toutes les oppositions » (Lévi-Strauss, 1973). Selon une perspective structuraliste, elle est alors un opérateur « qui, à partir d’éléments connus, permet d’engendrer une nouvelle unité syntagmatique et donc de rapprocher des termes qui au départ étaient en relation disjonctive » (Crépeau, 1989 : 61). Cette perspective présente donc la cérémonie comme étant essentiellement régulatrice, dans la mesure où elle vient « préciser le sens et la place des acteurs au sein de la représentation d’une organisation sociale légitime » (ibid.).

À l’inverse, au cours de l’assemblée collective, la répartition des personnes dans l’espace est orientée vers la sous-évaluation de la parenté fictive qui relie Ilario à la communauté, au profit d’une réaffirmation de ses relations de consanguinité réelle et d’affinité réelle. Cela se manifeste par le soin qui est mis à affirmer l’unité de sa famille (forte proximité dans l’espace de la maison communale, face au reste de la communauté), et à affirmer parallèlement sa distance à l’égard de la communauté (opposition rhétorique à travers les dialogues cérémoniels, opposition symbolique à travers les peintures corporelles).

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Maison familiale Maison communale

Cérémonie de la wayus Assemblée collective

Indifférenciation spatiale Opposition centralité / périphérie

Proximité Éloignement

Distance sociale déréalisée Distance sociale réactivée

Consanguinité englobante Complémentarité

Symétrisation des relations consanguins/affins

Figure 3. Polarisation des régimes de spatialisation de la distance sociale

L’assemblée est alors orientée, du point de vue d’Ilario, vers la production d’une nouvelle disjonction, et vers l’ouverture de son statut d’uunt potentiel. Je parle de potentialité ici au sens où l’assemblée ne débouche pas sur la production effective d’un nouveau statut, mais sur l’ouverture d’une nouvelle signification des relations sociales existantes. Dans la mesure où l’assemblée constitue un écart, un intervalle, par rapport aux relations sociales ordinaires, elle est un espace de décontextualisation, qui a pour effet de déréaliser la norme, et d’ouvrir de nouvelles potentialités. Ce constat n’invalide pas la perspective structuraliste, mais amène à la compléter en mettant en relation la dimension symbolique et la dimension pragmatique de la relation rituelle et cérémonielle. On voit alors que la modalité rituelle, telle qu’elle prend corps dans l’assemblée collective, opère en deux sens : elle est à la fois régulatrice et transformatrice. D’une part, elle conforme les interactions sociales à une norme idéale; d’autre part, elle produit un écart par rapport à la norme, dans la mesure où elle est « always linked to the status claims and interests of the participants » et « always opened to contextual meanings » (Tambiah, 1981).

Plus concrètement, Ilario veut fonder une nouvelle communauté, dans laquelle il aurait le statut d’uunt. Cela passe par la réactivation de sa distance sociale avec l’uunt de la communauté d’origine, qui est son beau-père. Autrement dit, il veut se constituer comme le point de départ d’une nouvelle patrilignée, ce qui suppose de déréaliser la filiation cognatique qui constitue la structure sociale normale de la communauté de son beau-père, au moyen de l’actualisation d’une relation de méta-filiation avec un ancêtre générique. Ce qui se joue donc dans la modalité rituelle, c’est la relation entre les frontières de la consanguinité et de l’alliance, et les conditions de production de l’agentivité.

La position de l’épouse d’Ilario, qui est aussi la fille de l’uunt de la communauté, est elle aussi transformée selon la modalité rituelle. Tout d’abord, elle occupe un espace différencié de

111 celui des autres épouses de la communauté. Celles-ci se trouvent toutes dans le coin sud-ouest de la maison communale, derrière la table sur laquelle sont déposés les seaux de bière de manioc. Elles ne quittent cet espace que pour effectuer des allées et venues vers les hommes auxquels elles distribuent la bière, avant le début des prises de parole officielles. L’épouse d’Ilario reste quant à elle à ses côtés, face à la table de l’apu, pendant tout le temps de l’assemblée et ne distribue pas de bière. Elle ne commencera la distribution de son propre stock qu’après la fin de l’assemblée. Ensuite, elle occupe le rôle de co-énonciatrice du projet. Elle est la seule femme, qui, au cours de l’assemblée, prend la parole. Comme son époux et ses fils, elle a le visage peint, et fait face au reste de la communauté. Elle n’a pas elle-même obtenu de vision arutam et ne semble à première vue que disposer d’une agentivité secondaire par rapport à son époux, dont elle accompagne le projet. Elle se retrouve donc, de fait, dans une situation de déréalisation de ses rapports de consanguinité avec sa communauté d’origine. Il est possible de voir cela comme une situation d’asymétrie, selon laquelle l’épouse serait la possession de son mari, et donc la relation entre les deux comme une forme de rapport dominant/dominé. Pourtant cette hypothèse d’une structure de l’union matrimoniale orientée vers la domination masculine semble approximative si l’on regarde de plus près la modalité rituelle selon laquelle, du point de vue féminin, se tisse la relation épouse/époux. Je précise ici, « du point de vue féminin » parce que le point de vue masculin réduit généralement la femme à une agentivité secondaire, ou à un rôle d’auxiliaire. L’étude du point de vue féminin constitue donc une dernière étape de notre argumentation, nécessaire afin de donner une vision complète de la notion d’agentivité collective.

2. Agentivité complémentaire, agentivité symétrique : modalité rituelle de la