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3. Formes d’historicité du rêve

3.1. Temps du rêve, temps du mythe

J’ai dit précédemment que le rêve produit son propre scénario, décompose certaines images ou relations entre des images pour les recomposer de façon inédite. La réminiscence du mythe dans le rêve, qui a pour résultat quelque chose comme un mythe rêvé, c’est-à-dire un mythe transformé par le rêve, est étudié ici comme un particulier (tous les rêves achuar ne sont pas des mythes rêvés), mais aussi et surtout pour sa valeur heuristique, s’agissant de la temporalité spécifique du rêve. Le contenu manifeste des rêves, retenu par les interprétations achuar, ne varie pas d’un individu à l’autre, et est donc relié à une mémoire sociale, ou une imagerie communément partagée. Ce qui varie d’une personne à l’autre, ce sont les actes interprétatifs. Dans l’exemple développé ci-dessus, voir le pangki au cours d’une vision initiatique est le signe de la rencontre avec arutam, tandis que voir le pangki au cours d’un rêve nocturne est l’indice d’une action chamanique hostile. Nous avons vu que ces interprétations sont dépendantes du contexte, d’une problématique familiale, sociale, ou d’une discussion préalable. La subjectivité de la personne, ou, pour reprendre les termes utilisés précédemment, sa capacité de prendre position, ou de savoir agir, est le résultat du processus d’interprétation. L’opposition entre rêve individuel, sauvage ou informe, et mythe collectif, structuré et régulateur34, suppose de reconnaître, en définitive, que les constructions syntactiques culturelles opèrent comme un canal de régulation du psychisme individuel. Mon hypothèse est que cette opposition est annexée à une conception des rapports entre rêves et pouvoirs spécifique à un mode d’organisation sociale dépendant d’un pouvoir centralisé. Face aux règles communes auxquelles chacun doit conformer son comportement, l’activité de libre association du rêve est comprise comme l’expression d’un particularisme, et partant comme porteuse d’un potentiel subversif. L’étude des rapports entre temporalité mythique et temporalité onirique, dans la société achuar, permet de tracer les lignes d’une conception alternative des rapports entre rêves et pouvoirs.

74 La temporalité du mythe n’est pas spécifiée par des marqueurs grammaticaux, mais par des marqueurs sémantiques, qui mettent en relation une époque passée avec plusieurs états d’indistinction révolus. Le mythe est tout d’abord le lieu d’une indistinction corporelle35 entre humains, animaux et astres. Les êtres mythologiques Etsa (Soleil), Nantu (Lune) sont des figures anthropomorphes et le scénario des mythes contient toujours l’épisode de la rupture, c’est-à-dire de l’événement de métamorphose de ces êtres mythologiques vers leur forme astrale observable dans le présent de la narration. Il en va de même en ce qui concerne les héros culturels : tout d’abord capables de prendre forme humaine ou animale, le scénario du mythe relate l’événement à partir duquel ils prennent définitivement forme animale. À cette production d’une distance ontologique entre différentes catégories d’êtres, s’ajoute la production d’une distance spatiale. L’un de mes hôtes, par exemple, me fit le récit du mythe des enfants Musach (Pléïades), en spécifiant que « à cette époque-là, le ciel était moins loin, il n’était pas aussi haut ». Il est important de noter que la distance temporelle entre cette époque et le présent de la narration reste en grande partie indéterminée. Les locuteurs Achuar avec lesquels je me suis entretenu, situaient le temps du mythe, au cours de la transmission, en le présentant toujours sur le mode de l’expérience indirecte : « C’est ainsi que parlaient les anciens », ou bien « disaient les anciens ». Le temps mythique est donc accessible à travers la continuité intergénérationnelle, qui suppose l’impossibilité du contact direct. La force illocutoire du mythe, ou son autorité, repose sur le fait qu’il n’est pas le produit d’une fantaisie individuelle.

Le récit de rêve est quant à lui beaucoup plus ambivalent, puisqu’il repose sur une expérience directe. Or, précisément, les rêves achuar mobilisent une imagerie et une événementialité largement stéréotypées. Alors que le mythe est traversé par la thématique de la production des distances (spatiales et ontologiques), le rêve est quant à lui traversé par la thématique de l’approche, et de l’abolition des distances. Dans le rêve, la communication inter- espèces est de nouveau possible, tout comme la communication humaine à distance, ou la communication entre vivants et défunts. La problématique de la différenciation des espèces, ou de la spéciation, n’est donc pas véritablement présente dans le champ de l’expérience onirique.

35 J’utilise cette expression telle qu’elle a été développée au sein des théories animiste (Descola,1992; 2005)

et perspectiviste (Viveiros de Castro, 1998). Ces auteurs ont pris principalement le matériau mythique, à sa thématisation du processus de la « spéciation », comme point de départ d’une réflexion sur l’importance de la corporalité comme marqueur de la différenciation inter-espèces, entre des subjectivités équivalentes. La focalisation de l’analyse sur le rêve amène à déplacer l’attention de l’idiome de la corporalité vers celui de la corporéité. Une analyse plus détaillée de ce point est proposée au chapitre 5.

75 La production d’énoncés métaphoriques rend possible, à l’intérieur du contexte discursif, les métamorphoses humain-animal ou êtres mythologiques-animal propres au mythe. La temporalité du rêve, comme des visions narcotiques, est ainsi constituée par l’irruption du passé mythologique, précisément situé entre un passé récent (problématiques personnelles ou sociales, intentions d’action) et un avenir indéterminé. Or, la réminiscence du mythe dans le rêve correspond à une forme d’instrumentalisation, qui constitue ce que l’on pourrait appeler le « hard-working » du rêve, sa force active : la substitution de la valeur temporelle par une valeur modale du passé mythique.