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Premier outil : l’image onirique comme expérience sensorielle virtuelle

B) Méta-construction du pouvoir de la parole dans l’événement de narration

1. La production de la corporéité visionnaire : pragmatique matérielle de l’action onirique

1.1. Les outils dramaturgiques de l’expressivité corporelle

1.1.1. Premier outil : l’image onirique comme expérience sensorielle virtuelle

Le fait que la narration du rêve ne se réduit pas à la fonction sémantique de la transmission d’un message, ou de la référentialité, mais est parallèlement un processus sensoriel, est rendu évident par l’importance du thème corporel dans le scénario onirique. Celui-ci mobilise un répertoire d’images du corps, par quoi il faut entendre l’ensemble des qualités corporelles, des données sensorielles, des sensations, des comportements, des mouvements et des types de relations inter-corporelles, qui existent à l’état virtuel, comme éléments de narration. Les tableaux 1 et 2 organisent ce répertoire d’images selon la polarisation des affects mentionnée ci- dessus. La première recense des récits mesikar dont la valeur expressive est celle d’un défaut de

125 pouvoir. La seconde recense des récits kuntuknar et karamprar dont la valeur expressive est celle d’une actualité du pouvoir57.

La prise en compte de l’importance du thème corporel permet d’avancer dans la réponse à la question : pourquoi les Achuar font-ils le récit quasi-quotidien de leurs rêves? Nous comprenons à travers les tableaux 1 et 2 que le thème corporel développé dans les récits de rêve possède à la fois une fonction référentielle et une fonction expressive. Certains thèmes ont une valeur symbolique qui prennent leur signification dans le second moment du récit, qui est celui de l’interprétation sémantique, selon les règles d’inversion et d’homologie (Descola, 1989). Le visage humain en larmes est un signe iconique du visage des singes uwejtin, le conflit entre singes est un signe iconique du conflit entre humains affins, etc. Il s’agit donc de termes ou de relations isolables par l’interprétation, pour construire, par conversion, la valeur prédictive du rêve. À ce niveau de compréhension le récit fonctionne comme un texte. Or, comme nous l’avons déjà soulevé, le rêveur n’a pas besoin d’une autre personne pour parvenir à l’interprétation de son rêve. Celle-ci est donnée immédiatement, sans délibération, et ne fait l’objet d’aucune perspective critique. Par conséquent le « déchiffrage » du scénario onirique n’est pas une motivation pour la mise en récit. Il faut pour cela se tourner vers la fonction expressive du thème corporel. Les images mobilisées ne font alors pas l’objet d’une conversion, et n’ont pas par elles- mêmes de valeur prédictive. Il ne s’agit pas d’un discours sur les choses mais d’un discours sur soi. Le locuteur développe des images qui appartiennent au domaine de l’expérience sensorielle et qui ont fait sur lui une forte impression : la maigreur, la cécité, la maladresse, ou la « petitesse » ont une valeur indexicale. Elles permettent au rêveur de développer une attention à lui-même, et d’exprimer, ou interpréter, l’état dans lequel il se ressent lui-même : un état de manque de pouvoir. De même, la beauté, la corpulence, l’habileté, etc. expriment un état de pouvoir (kakaram).

57 Ces récits sont issus de mes données de terrain. Ils n’ont pas tous été analysés dans les chapitres

précédents, soit en raison de leur redondance, soit parce qu’ils m’ont été communiqué hors contexte, et ne se prêtaient donc pas à une analyse pragmatique. On trouve d’autres exemples de thèmes corporels dans le scénario du rêve dans Descola (1989), sans que l’auteur n’en fournisse une analyse spécifique. L’attention est toutefois portée sur le thème de la disparition ou de la perte d’intégrité corporelle, dont la signification est rapportée à l’importance de la quête d’identité, dans les sociétés à petite échelle, qui sont des « ‘person-centred’ systems, relatively lacking of cohesive corporate groups » (449). Il s’agit donc d’une analyse de l’idiome de la corporalité et de la question de l’identité générique de la personne humaine, telle que présentée supra p.

126 Scénario Thèmes corporels Valeur sémantique du rêve

Voir une personne connue, mais plus maigre

Maigreur Morsure de serpent Être soi-même nu, seul dans sa

maison

Nudité Isolement

Mort d’un enfant, ou d’un proche parent

Être approché par Iwianch Cécité

Peur

Obscurité, disparition Errance

Mort soudaine, mort d’un enfant, stérilité

Manquer sa cible à la chasse Maladresse, faiblesse Errance

Mort à la guerre, ou défaite sportive. Se piquer le doigt avec un

hameçon

Maladresse Douleur

Morsure de serpent Être agressé, ou mordu par des

chiens géants

« Petitesse » Proximité anormale Péril, insécurité, douleur Férocité, agressivité État de proie Animalité

Intention malveillante d’un affin

Être seul sur une pirogue, ballotté par le fleuve Isolement Péril, insécurité Maladresse, faiblesse Errance Adultère de l’époux/épouse

Manger du piment Intensité de la sensation Colère d’un parent contre soi

Entendre des singes se battre Cris

Bruits violents

Conflit entre affins. Être pris dans un orage ou un vent

violent, en étant désorienté

Bruits violents Disparition du corps

Mort soudaine, ou mort d’un enfant Être enlacé par un anaconda Étouffement

État de proie Férocité, agressivité

Agression chamanique

127 Scénario Thèmes corporels Valeur sémantique du rêve

Une personne le visage peint Ornementation Chasse d’un singe chuu

Une belle femme au visage peint, tristesse au réveil

Beauté

Ornementation Vision extraordinaire Tristesse

Rencontre avec un arutam sous la forme d’un anaconda

Une belle femme en larmes Beauté

Larmes

Chasse de singe uwejtin Un groupe d’enfants jouent dans le

fleuve bruyamment

Proximité Bruits joyeux Foule nombreuse

Gros gibier en troupeau

Rencontre avec un homme barbu, ou d’un homme corpulent

Barbe

Grosseur (corpulence) Force

Chance de succès cynégétique

Voir une troupe d’ennemis en armes, sans en être effrayé

Agressivité

Face à face (rivalité) Force

Courage

Foule nombreuse Ethos guerrier

Gros gibier en troupeau/ Venue d’un arutam (dans le contexte de la quête de vision)

Rencontre d’un membre de la famille, temporairement distant

Proximité affective Suppression des distances Joie

Sentiment affectueux Capacité à voir

Gibier

Toucher du doigt une apparition monstrueuse

Toucher Proximité Courage

Venue d’un arutam

Tuer un oiseau ou un poisson Habileté

Maîtrise technique

Respectivement, pêche et chasse fructueuse

Tableau 2. Valeur expressive de l’image corporelle dans les récits de rêve kuntuknar et karamprar

Le récit de rêve redouble l’expérience de soi par une série d’expériences sensorielles et d’images de corps existant à l’état virtuel. On peut parler ici d’une « élaboration esthétique des sens » (Leavitt, 1990), c’est-à-dire d’un prolongement des sens vers l’espace-temps du rêve. Il s’agit de la dimension « spatio-sensorielle » de l’expérience onirique (Kracke, 1987). Le récit n’est pas orienté vers le « déchiffrage » de ces images sensorielles, mais vers leur actualisation. Le premier outil dramaturgique de l’action onirique est donc celui de la production d’un « chiasme inter-sensoriel » (Bernard, 2002 : 531), qui dynamise l’expérience de soi par une expérience sensorielle virtuelle. J’utilise le terme « virtuel » et non « fictif », dans la mesure où il ne s’agit pas d’une expérience qui est hors de la réalité, ni de l’accès à un « monde-autre » (Perrin, 1992) qui aurait un degré de réalité indépendant, mais d’une expérience qui constitue une certaine modalité de la réalité. Bien que les Achuar parle de façon générale du rêve comme d’une

128 « vision », les expériences oniriques et visionnaires mobilisent toujours une pluralité de sens58. Il ne faut pas négliger le fait que le locuteur ne se présente jamais comme un spectateur désengagé de son rêve, ou sous l’angle d’un simple point de vue neutre. S’il est seulement spectateur, le récit insistera sur ses impressions devant la scène, ou sur la modalité sensorielle de son expérience : « j’ai entendu des singes crier », « j’ai vu des enfants jouer dans le fleuve, et ils riaient fort », « il y avait un orage violent, je me sentais disparaitre ». S’il se représente passivement dans le rêve, il décrira non seulement ce qu’il a vu, mais les effets sur lui (en tant que personnage du rêve) de cette vision : « j’ai vu des chiens géants, je ne pouvais plus bouger ». S’il se représente activement, il décrira la modalité de son action : « je pointais mon fusil mais je ne pouvais pas tirer », ou « je manquais à chaque fois ma cible », ou encore, « il faut toucher du doigt » l’apparition, dans le contexte de la quête d’une vision arutam.

Or, ce récit d’expériences sensorielles virtuelles fait simultanément l’objet d’un travail corporel d’interprétation. Autrement dit, après le prolongement des sens vers l’espace-temps du rêve, le corps du rêveur devient le médium de cette sensorialité virtuelle. À ce point se constitue ce que nous avons décrit comme l’indétermination, ou l’ambiguïté entre image et médium (chapitre 1).