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1. Quand les images prennent corps : comment le rêve est-il signifié?

1.1. L’acte interprétatif comme construction d’un scénario

1.1.1. Du mythe au rêve : composition dramaturgique

Dans la mythologie jivaro, l’anaconda est l’animal « domestiqué » par Tsunki, le maître du monde aquatique. Pellizzarro (1990) et Perruchon (2003) présentent un mythe shuar dans lequel un homme malade part en forêt invoquer une vision arutam, et, après avoir construit l’appentis sous lequel il passera la nuit, chasse et tue un agouti avant que celui-ci ne plonge dans le fleuve. La nuit tombée, après avoir pris le tabac (Pellizarro, 1990), ou la maikua (Perruchon, 2003), il s’endort sous l’abri. Apparaît alors une jeune fille splendide, une fille de Tsunki, qui remercie le chasseur d’avoir tué son ennemi, et l’invite à se présenter avec la tête réduite de l’agouti chez son père. Dans la seconde version du mythe (ibid : 318), la fille Tsunki remercie le chasseur d’avoir tué

61 son ennemi en lui offrant les dards chamaniques (tsentsak). Elle invite alors l’homme à la rejoindre la nuit suivante, en prenant soin de respecter une abstinence sexuelle et certains tabous alimentaires. La nuit suivante, ils se rendent à la maison de Tsunki, décrit comme un vieillard au regard bienveillant, assis sur un « tabouret » (chimpi) qui, après examen du chasseur se révèle être un anaconda enroulé. Voyant l’homme effrayé, Tsunki lui donne une tortue pour s’asseoir. L’anaconda est dit être « comme le pécari de Tsunki ». L’animal tente de manger le chasseur pendant la nuit, mais la fille Tsunki l’en empêche et l’anaconda devient alors amical. L’assemblée entame une célébration de la tsantsa (tête réduite), au cours de laquelle la fille Tsunki devient l’épouse du chasseur. Le beau-père Tsunki mastique alors la plante piripiri et la « souffle » sur les parties génitales de son gendre, pour lui donner « le pouvoir sexuel de l’érection ». Dans la seconde version du mythe (Perruchon, ibid), c’est la fille Tsunki elle-même, au moment où l’homme revient la voir la seconde nuit, avec la tsantsa autour de son cou, qui mastique le piripiri et le « crache » sur son pénis, afin qu’il « grossisse ». La fille Tsunki tombe enceinte. Après un long moment, l’homme retourne vivre chez lui et la fille Tsunki l’accompagne sous la forme d’un petit serpent, cachée dans un panier tressé. L’homme ne peut pas partager la couche de ses femmes en raison de la taille disproportionnée de son sexe, et doit dormir dans le tankamash. Il interdit à ses épouses méfiantes de regarder dans le panier mais elles désobéissent et, effrayées par le serpent, tentent de le tuer. La fille Tsunki s’échappe et se plaint à son père qui décide de libérer les anacondas et de déclencher un orage. Les hommes sont dévorés par les anacondas, et la terre est inondée. Le chasseur parvient à se réfugier au sommet d’un palmier avec une de ses filles. Après quoi l’eau se retire et la fille Tsunki donne une descendance nombreuse au chasseur.

Le mythe met donc en relation les éléments suivants : 1. L’opposition entre la possession de l’anaconda par Tsunki et l’hostilité de l’anaconda envers les hommes. 2. La relation d’alliance entre Tsunki et l’homme, située dans l’espace-temps du rêve narcotique, et établie au moyen du mariage avec la fille Tsunki. Cette relation dérive d’une situation de coopération fortuite (le chasseur tue l’ennemi de Tsunki sans le savoir). L’alliance a pour conséquence une transformation de la relation entre l’homme et l’anaconda, qui devient une relation de tolérance réciproque, et qui contraste avec l’utilisation destructrice que fait Tsunki des anacondas contre les hommes qui lui sont étrangers. 3. La transformation de l’homme d’abord malade, et qui, à l’occasion de l’alliance acquiert les pouvoirs chamaniques tsentsak (seulement dans Perruchon, 2003) et un pouvoir sexuel exclusif (impossibilité de relations sexuelles avec ses épouses humaines). Selon les aspects du mythe retenus, on peut donc dégager deux thèmes principaux.

62 Tout d’abord, le mythe comporte une explication conjointe de l’origine des pouvoirs chamaniques, et de l’ambivalence, dans le jeu des relations sociales, de la figure du chamane. Il y a un transfert de pouvoir entre Tsunki (source) et l’homme (destinataire/animateur), au moyen de l’établissement entre les deux d’une relation d’affinité virtuelle, ou « intensive »13. Il faut noter que cette relation ne se fait qu’au moyen de la suspension des échanges de l’homme avec son monde d’origine : de par les prescriptions rituelles tout d’abord (abstinence sexuelle14, jeûne, état narcotique); puis en raison des conséquences de l’alliance, à savoir la déréalisation de l’affinité réelle, puisque l’homme ne peut plus avoir de relations sexuelles avec ses épouses, et qu’il devient l’« ami » de l’anaconda, animal-ennemi des autres hommes. Cet espace-temps mythique fonctionne par ailleurs comme un modèle pour des relations d’alliance idéales15. Cela nous amène ensuite au second thème du mythe, qui est le passage de la maladie au pouvoir. Le pouvoir n’est pas seulement décrit comme une dimension magique ou surnaturelle de l’action. Il est identifié, iconiquement, à la vigueur sexuelle masculine, notamment à partir de l’image du pénis enflé. Dans les conversations quotidiennes auxquelles j’ai assisté, le qualificatif apu ou gordo en espagnol, que l’on peut traduire par « corpulent », « volumineux », « graisseux », « gros », était toujours associé à un registre d’idées et de sentiments déterminés : la force (kakaram), la santé, la réussite, l’entrain, etc. Un homme maigre est dit malade, fatigué ou malchanceux à la chasse. Un nourrisson subit facilement des agressions surnaturelles tant qu’il n’est pas « bien corpulent » (bien gordito). Le ventre rond de l’homme habitué à consommer de grandes quantités de bière de manioc est dit être le signe de son énergie physique. La graisse du corps est un signe de santé, et une sudation importante pendant les efforts physiques est parfois valorisée comme le rejet hors du corps d’éléments étrangers, sans toutefois de spéculations sur la nature de ces éléments. La grosseur de l’érection, dans le même ordre d’idées, est proportionnelle au degré de fertilité de

13 C’est-à-dire qui « dépasse les frontières entre les espèces » (Viveiros de Castro, 1992 : 148).

14 Motivée selon Perruchon (2003) par le fait que « les tsentsak sont jaloux ». Il y a donc quelque chose

comme une hiérarchie des sphères d’alliance. La relation sexuelle avec ses épouses d’origine est perçue, du point de vue de l’affinité virtuelle, comme un adultère.

15 Cette idée du monde subaquatique comme modèle des relations d’alliance est notamment formulée par

Descola (1986 : 348) qui le décrit « comme le lieu d’une articulation allégorique, plan intermédiaire où règne une idéale paix domestique dénuée d’ambitions pragmatiques », description également développée par Crépeau (2007 : 110) : « Ces récits constituent une glose sur l’alliance matrimoniale et soulignent le caractère idéal des interactions du gendre avec ses alliés tsunki qui le protègent des dangers du monde aquatique, notamment des anacondas et des caïmans qui sont décrits comme étant les porcs et les chiens des Tsunki. Ces récits font implicitement référence au fait que dans la vie quotidienne des Achuar, la résidence postmaritale est conçue comme étant souvent pénible, tendue ainsi que fréquente source d’hostilité entre affins ».

63 l’homme, c’est-à-dire à son potentiel de descendance. La corpulence, ou la grosseur, est ainsi un terme qui évoque, par synecdoque, un haut degré d’actualisation de la personne, qui se traduit à la fois par un « pouvoir vivre » (kakaram), et une puissance de reproduction. Or comme évoqué plus haut, la capacité reproductrice dans le mythe est acquise depuis l’état narcotique qui est le lieu de substitution d’une affinité réelle par une affinité virtuelle.

Dans les récits de rêve et de visions présentés ci-dessus, on distingue une réminiscence du mythe. Toutefois, la narration mythique, qui opère une synthèse des différents éléments, disparait au profit d’images sélectionnées, de relations déconstruites pour être reconstruites autres afin de devenir signifiantes dans le contexte pragmatique de leur énonciation. Cette production de la signification a valeur ici de prise de position. Dans le rêve mesikar, le pangki est le signifiant d’une agression chamanique. Or cette valeur signifiante du pangki est produite à l’intérieur de l’acte interprétatif, comme métonymie (expression de la cause par l’effet) de la relation d’affinité virtuelle entre Tsunki et uwisihin (chamane). Le pangki est généralement dit être la forme sous laquelle le tsentsak (fléchette chamanique) est envoyé dans le corps de la victime. Le terme de « forme » n’est pas Achuar. Ceux-ci utilisent plutôt le comparatif « comme ». Comparer le tsentsak au pangki, c’est seulement dire que, comme l’anaconda est la propriété de Tsunki, et obéit à sa volonté, de même le tsentsak obéit à la volonté du chamane. L’image du pangki dans le rêve de Puanchir, suppose donc la connaissance du mythe pour être signifiant, mais suppose également une interprétation, ou une incarnation, pour être pragmatiquement valide, c’est-à-dire pour être signifié. Identifier le pangki à un agent secondaire, obéissant à Tsunki, c’est déjà, dans le cas de Puanchir, prendre position pour l’origine chamanique de la maladie de sa fille.

Une instrumentalisation différente du mythe peut être observée dans le rêve dont j’ai fait le récit à Ilario, et qu’il a interprété comme étant panki kuntuknar16. Dans ce rêve, l’image d’une

femme désirée, et effectivement connue du narrateur, mais pas de l’interprète, est transformée par celui-ci en l’image stéréotypée d’une belle femme au visage peint. À partir de l’interaction métaphorique entre cette femme et le pangki, on découvre à rebours qu’elle est une évocation de la fille Tsunki. Les témoignages recueillis à des époques différentes dans la littérature ethnographique présentent unanimement la fille Tsunki comme un archétype de beauté, aux cheveux noirs et très longs (p.e.Karsten, 1934; Descola, 1993; Perruchon, 2003). Le rêve dont il

64 est ici question n’est pas dit littéralement être l’apparition de Tsunki. Lorsque Tsunki est littéralement présente dans le rêve, sous l’apparence d’une belle femme aux cheveux longs, il s’agit alors d’une invitation à entreprendre une initiation chamanique. Le rêve que je racontais à Ilario est seulement devenu une évocation de Tsunki par l’introduction du motif de la peinture sur le visage (karawir), signe iconique du pangki, dont la propre peau est recouverte de formes géométriques semblables à des dessins17. Dans la seconde partie de l’interprétation de ce rêve, le pangki est dit être une manifestation arutam, c’est-à-dire une vision au moyen de laquelle le rêveur pourra obtenir un pouvoir. Dans le contexte d’énonciation, il ne s’agissait aucunement de pouvoir chamanique, mais de la notion relativement indéterminée d’un savoir-agir. L’image de l’anaconda fait alors référence à un contenu stéréotypé des visions arutam, à savoir le motif de deux anacondas enlacés, ou d’un anaconda aux yeux de feu, devant quoi la personne ne doit pas prendre peur, et qu’elle doit toucher du bout du doigt afin que le monstre s’évapore et qu’apparaisse l’ancêtre bienveillant. L’interprétation du rêve construit donc son propre scénario. Certaines images et relations du mythe sont sélectionnées, et mises en relation avec une imagerie qui s’origine dans les expériences hallucinatoires, avec l’événement virtuel de la rencontre avec le pangki. Le rêve articule la réminiscence d’un passé mythologique et celle d’une expérience hallucinatoire passée, qui interviennent dans le monde de l’action sur le mode de l’interruption, ou de la discontinuité. L’efficacité du rêve ici ne consiste pas en effet à agir le mythe, ou le reproduire dans le monde actuel. Elle tient plutôt à la réalisation d’une co-présence, sur le mode de la confrontation, entre le passé mythologique et le cours ordinaire des choses. Cette co- présence est essentielle, non pas pour la valeur référentielle du rêve, mais pour sa valeur expressive. Le résultat est une certaine dialectique des images : l’image onirique sélectionnée par le récit de rêve est resituée dans la narration mythique, elle-même décomposée en images, qui sont ensuite recomposées selon un rythme propre par le travail de l’interprétation du rêve, pour produire enfin une image de l’action, ou de l’événement à venir. On voit en quoi l’interprétation du rêve, loin de se limiter à une opération de déchiffrage d’un code visuel au moyen de règles sémantiques culturellement définies, équivaut aussi à une prise de position de l’interprète. L’acte interprétatif est la transformation d’une expérience intérieure, mais culturellement déterminée (images du mythe, contenu stéréotypé des expériences visionnaires), en forme dramaturgique. La description de cette manière dont le rêve est signifié complète l’analyse du processus de

17 Perruchon (2003) présente aussi le témoignage shuar d’une apparition littérale de Tsunki sous la forme

65 subjectivation évoqué dans le chapitre précédent. L’utilisation dramaturgique du thème mythique dans la construction du scénario du rêve, enracine l’expérience onirique dans une continuité temporelle qui excède le cadre d’une expérience intérieure privée. L’ambiguïté entre fiction et présence du mythe ouvre la temporalité onirique à la continuité intergénérationnelle, et la dissocie donc d’un mode de réalité qui ne serait que psychologique. Par une forme d’agentivité exercée sur le matériau mythique et onirique, les images deviennent des motifs expressifs.