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Le thème de la dépendance et la transformation de la personne

B) Méta-construction du pouvoir de la parole dans l’événement de narration

2. Agentivité complémentaire, agentivité symétrique : modalité rituelle de la relation conjugale.

2.3. Le thème de la dépendance et la transformation de la personne

Nous observons que la première personne du singulier (wi) est présentée selon des modalités relationnelles et transformationnelles. Cela concerne tout d’abord la relation au destinataire. Le chant n’agit pas directement sur la cible, mais sur la relation entre la locutrice et le destinataire. L’adresse à la seconde personne du singulier (ame) est conditionnée par la subordination de la première personne à la seconde (wikia ame). Les anent créent donc une situation dans laquelle la référentialité des personnes grammaticales est plus ambivalente que dans une situation d’énonciation ordinaire. L’utilisation de la première personne n’indique pas une suprématie du moi, qui serait retranché du monde sur lequel il exercerait son contrôle. La personne de la locutrice est une matière travaillée par le chant et émerge à travers des processus de transformations. On atteint ici une caractéristique générale des anent. Le locuteur n’y parle jamais seulement en son propre nom, mais toujours à partir d’une situation d’identification à une altérité extérieure, qu’il s’agisse d’une autre personne, d’un personnage mythique, d’un animal, d’un objet, ou d’un état des choses.

Le chant construit une double relation, à la fois symétrique et complémentaire, à l’intérieur duquel la personne locutrice se transforme. D’une part, la femme se compare métaphoriquement au vêtement de son époux,à son accessoire, et elle identifie son époux sous le terme de parenté apachiru, « père ». Cette identification est un motif récurrent dans les anent chantés par des femmes, et est déterminé par la manipulation des relations de parenté propre aux Jivaros (Taylor, 1983). Les sphères d’activité féminine sont les lieux d’une transformation systématique de la

116 terminologie d’affinité en terminologie de consanguinité. En identifiant son destinataire comme son « père », la chanteuse se place dans une relation de descendance. En s’identifiant elle-même comme la « chemise » de son destinataire, elle se place dans une relation de dépendance. Le chant est donc orienté vers la production d’une schismogenèse complémentaire, en se positionnant face à son époux comme le terme inférieur, et dépendant, d’une relation de descendance.

Mais il produit également une schismogenèse symétrique, si l’on établit un parallèle avec le rituel arutam, qui actualise une relation de consanguinité fictive entre un homme (ou une femme) et un ancêtre générique. Ce parallèle n’est pas arbitraire, s’il est vrai que l’une et l’autre de ces relations rituelles sont orientées vers la production et la reproduction de l’unité domestique, qui est une des dimensions essentielles de la composition ordinaire du vivre bien. De plus, la dépendance de l’homme à l’égard de l’ancêtre arutam s’exprime également, certaines fois, par la métaphore de l’accessoire, ou du vêtement. Cette métaphore n’exprime donc pas en soi une relation de complémentarité entre des positions dominant/dominé. Dans le cas du rituel arutam, la relation de dépendance se tisse pendant la période liminaire. Elle précède l’apparition de l’ancêtre et la transformation à venir du visionnaire en personne kakaram. Elle constitue le moment rituel de l’expression d’un pôle négatif d’émotions, pendant lequel l’implorant fait état de son manque de pouvoir, et qui est appelé à être dépassé. Parallèlement, du point de vue féminin, le départ du mari semble être vécu comme un défaut d’agentivité, une incapacité à réaliser pleinement l’unité domestique. Mais la lecture de ce chant ne doit pas être décontextualisée, et séparée de sa visée pragmatique : le retour de l’époux, la transformation de l’agentivité de l’épouse, et donc la reproduction de l’autonomie et de l’unité domestique.

Si l’on accepte cette hypothèse, alors la transformation fictive par la femme de son époux en consanguin, en position d’ascendant direct, joue le même rôle symétriquement que la transformation fictive par l’homme d’un méta-affin en consanguin, en position d’ascendant lointain. Si le second processus est le mécanisme de reproduction de l’identité masculine, le premier est le mécanisme de reproduction de l’identité féminine. On aboutit ainsi à une forme collective d’agentivité, produite par imbrication des relations de dépendance virtuelle. Pour revenir au contexte de l’assemblée collective décrit plus haut, on observe donc qu’aucun des acteurs de la prise de position ne joue le rôle d’agent premier. Au sein de la modalité rituelle, l’époux et l’épouse sont symétriquement dans une relation de complémentarité, dont ils sont chacun les termes subordonnés. L’un et l’autre se font les animateurs d’une vision dont la source

117 est extérieure aux deux. Plutôt que de voir unilatéralement la relation entre époux comme une relation dominant/dominé, il est donc possible de la comprendre comme s’étendant, au-delà d’une relation à deux termes, à un réseau de relations virtuelles, orienté vers un mécanisme général d’extériorisation de la source de la capacité d’agir individuelle.

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Troisième partie

« Kakaram wajastin apaachiru »

Rêves, personne, pouvoir : éléments de discussion et de conclusion

Les chapitres précédents se sont attachés à dépeindre ce que l’on peut nommer une vie sociale des rêves. L’observation principale qui a guidé l’analyse est que l’expérience onirique ne se réduit pas à une expérience mentale privée, qui serait ensuite communiquée afin d’orienter la pratique dans un contexte d’action immédiat. Autrement dit, l’expérience onirique ne fonctionne pas comme une représentation, qui, en médiatisant la relation de l’homme à son environnement, serait seulement une pré-condition de l’action. Lors de la quête d’une vision, la personne s’adresse à arutam dans ces termes : « kakaram wajastin apaachiru », « petit grand-père, que je devienne valeureux ». La question qui se pose est donc de savoir, non pas comment les Achuar agissent sur le monde au moyen des rêves et des visions, mais comment ils acquiérent une capacité d’agir, c’est-à-dire, comme ils agissent sur eux-mêmes. Par conséquent, dans la mesure où l’ensemble de la séquence onirique (préparations ordinaires ou rituelles, événements oniriques, série d’actes interprétatifs, discursifs, corporels, relationnels) agit directement, à la fois sur la personne même du rêveur, et sur l’état de ses relations aux autres, il apparaît nécessaire de la comprendre comme une forme d’action sociale à part entière, dans les termes de Graham (1995)53.

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Chapitre 7

Vers une théorie de l’action onirique

Ce dernier chapitre propose donc d’utiliser la notion d’action onirique comme un outil pour penser la façon dont le processus de la vie sociale et politique, orienté vers la réalisation collective du « bien vivre » (pengker pujustin), s’articule au processus de la production des personnes (voir supra. Introduction du chapitre 4), lui-même orienté vers l’actualisation d’une capacité d’agir et d’un pouvoir vivre, à travers une situation de communication virtuelle. J’utilise ici le terme de « processus » pour insister sur le fait que l’identité personnelle, comme l’identité collective, ne se donnent jamais à voir comme des formes achevées. D’une part, en faisant régulièrement l’objet de nouvelles mises en récits ou en images, et s’ouvrant éventuellement à de nouvelles significations à différents moments de la vie, les expériences oniriques sont mobilisées à la fois comme des éléments biographiques, et comme des événements déterminants de l’histoire locale. Ce sont donc des expériences importantes pour la construction narrative de la temporalité sociale. D’autre part, la trajectoire de vie personnelle n’est pas un développement continu vers un plein état de réalisation de l’identité. Celle-ci est toujours, aux différentes étapes de la vie, problématisée, en raison même des déplacements continus de la personne sur l’échelle des positions sociales. D’après les analyses précédentes, les deux facteurs, au sein de l’action onirique, qui problématisent l’identité sociale, et la capacité d’agir individuelle, sont la dynamique des rapports à la territorialité, et le trope de la descendance. Tout d’abord, l’identité de la personne est problématisée par le changement de position symétrique qu’implique la résidence post-maritale uxorilocale. Nous avons observé que la relation entre gendre et beau-père, et celle entre beaux-frères, est une thématique importante de l’action onirique. En travaillant sur les distances physiques et sociales, l’action onirique fait du rapport aux territoires l’un des points d’ancrage de l’expérience de soi et des autres. Ensuite, l’action onirique problématise l’identité de la personne au moyen du trope de la descendance. Au sens littéral, la relation parents-enfants, ainsi que celle entre aînés et cadets, fonctionne comme un signifié, dont les états de la personne constituent les indices. Une descendance nombreuse est le signe d’un état kakaram de la personne, tandis que la perte ou la maladie d’un enfant est le signe d’un manque de pouvoir. Au sens figuré, le trope de la descendance fonctionne comme un outil rhétorique important du processus de production de la capacité d’agir, et d’un pouvoir vivre. Cela s’observe dans le rapport

121 à l’ancestralité (arutam) ou aux entités sources de pouvoir (nunkui), ou encore dans la relation d’interdépendance entre époux.

Dans l’ensemble de ces cas, on observe que l’acquisition d’une capacité d’agir est médiatisée par un travail sur la corporéité. En développant tout d’abord l’analyse de ce mode opératoire, nous approcherons dans un second temps une compréhension générale des rapports entre rêve, personne et pouvoir dans la vie quotidienne achuar.

1. La production de la corporéité visionnaire : pragmatique matérielle de