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Je propose d’analyser le caractère dialogique de l’expérience onirique à partir de l’étude d’un anent qui se présente comme un rêve chanté. Il a été performé par une membre âgée de la communauté de Masurash. Le chant exprime le sentiment amoureux en mettant en parallèle l’éveil à soi du cœur, la sortie du rêve, et le lever du jour. Selon les commentaires de la chanteuse, il s’agit d’une réplique d’un chant entonné à l’époque où elle voulait susciter envers elle les sentiments de son futur époux.

2.1. Quand le cœur point

1.Kashikshi tsamaku [2]19 A

À l’heure où le jour point

2. Wini ninti nintitu [2]20 B

19 // Kashik – shi(n) / tsa – ma – ku //

// adverbe ‘l’aube’ – contraction de ‘kashin’ (demain à l’aube) / racine de ‘poindre’ – infixe indiquant le passé récent – suffixe désignant une action passée aux résultats permanents //

20 // Win(a) – (i)ninti – tu //

68 Mon cœur mon cœur à moi

3.Aya tsawaartarawai[2]21

Ainsi se réveille

4. Wini ninti aneetuata 22 C

Mon cœur dit « aimons-nous »

5. Aneetu tsawanta23

Il dit « aimons-nous » en se réveillant

6. Aneeayatsawaartarawai24

Ainsi l’amour avec le jour point

7. Kashikshi wintininia25 D

Comme l’heure de l’aube mon cœur à moi

8. aya tsawaartarawai [2]26

Ainsi se réveille

9. Aneitu aneitu tsawaartarawai27

Il se réveille disant « aimons-nous, aimons-nous »

10. Kashikshi tsawaku [3]28 E

21 // aya / tsawaart – a – ra – wai //

// emphase / racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘a’ indiquant le présent – infixe ‘ra’ indiquant une action immédiate – forme verbale 3s présent indicatif//

22 // Win(a) / ininti / aneet – tu – a – ta //

// Pronom possessif 1 ps / substantif ‘cœur’ / racine du verbe ‘aimer’ – ? //

23 // Aneet – tu / tsawaart – a //

// Racine du verbe ‘aimer’ – impératif 1s duel / racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘a’ indiquant le présent //

24 //anee – aya – tsawaart – a – ra – wai //

// racine du verbe ‘aimer’ – emphase – racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘a’ indiquant le présent – infixe ‘ra’ indiquant une action immédiate / 3s présent indicatif //

25 // Kashik – shi(n) / win(a)– (n)inti – ni – nia //

// Adv. ‘à l’aube’ – contraction de kashin, ‘à l’aube’ / possessif 1ps – racine du mot ‘cœur’ – suffixe possessif 1 ps – idem //

26 Répétition cf. note 3

27 // Aneet – tu / aneet – tu / tsawaart – a – ra – wai //

// Racine du verbe ‘aimer’ – impératif 1ps duel/ idem / racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘a’ indiquant le présent – infixe ‘ra’ indiquant une action immédiate / 3 ps présent indicatif //

69 À l’heure où le jour point

11. Aneetu aneetu aya tsawaartarawai29

Ainsi il se réveille disant « aimons-nous, aimons-nous »

12. Kara karamprura aya tsawaartarawai [2]30 F

Mon rêve mon rêve ainsi se lève

13. Kashikshininti aya karamprura tsawaartrauwai31

Ainsi dans une aube intérieure mon rêve point (?)

2.2. Analyse formelle du chant

Le sens du texte est construit par la sélection d’un nombre limité de vocables et par un ensemble de variations improvisées dans leur assemblage, selon des procédés de dilatation et de condensation. Sept mots constituent tout le vocabulaire du texte : l’aube, le verbe « s’éveiller », le cœur, le pronom « je » ou « moi », le verbe « aimer », le rêve, et l’interjection aya. Si nous mettons en relation la composition musicale et le contenu sémantique du chant, nous remarquons que la constitution des cadences permet d’effectuer des opérations d’isolement et/ou d’assemblages de différentes unités de sens selon différentes combinaisons. Ainsi il devient possible d’appréhender, au-delà de l’apparente répétition aléatoire des six termes cités, une structure interne au chant, à travers l’identification de la fonction propre à chaque unité. Les cadences A et B mettent en place un parallélisme marqué (Hopkins, cité dans Jakobson, 1960) entre le lever du jour et l’éveil des sentiments. Les termes sont alors isolés dans des cadences différentes. La cadence C initie le processus de combinaison en fusionnant en un même vocable, dans la ligne tonique, les racines des mots « amour » et « lever, se réveiller, poindre ». Là

29 Répétition cf. note 9

30 // Karamp – ru – ra / aya / tsawaart – a – ra – wai //

//racine du mot ‘rêve’ – possessif 1 ps – terminaison / emphase / racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘a’ indiquant le présent – infixe ‘ra’ indiquant une action immédiate / 3ps présent indicatif //

31 // Kashik – shin – ininti / aya / karamp – ru – ra / tsawaart – ra – u – wai //

// ‘à l’aube’ (adverbe) – réduction de kashin (demain, à l’aube) – racine du mot ‘cœur’ / emphase / racine du mot ‘rêve’ – possessif 1ps – terminaison - racine du verbe ‘poindre’ – infixe ‘ra’ indiquant une action immédiate / infixe ‘u’ indiquant que l’action implique un changement de lieu / 3ps présent indicatif //

70 commence la mise en place d’un parallélisme chromatique (idem). Cette évolution d’un parallélisme marqué vers un parallélisme chromatique s’intensifie dans la relation entre les cadences E et F. La cadence E opère une nouvelle opération de sélection en introduisant le vocable karamprar (« rêve »). La cadence F opère une ultime combinaison en condensant, dans la ligne tonique là encore, les vocables « aube » et « cœur », le vocable « rêve », et le vocable « poindre ». On voit ainsi s’opérer une surdétermination de la signification par la combinaison phonique et morphologique, qui éloigne l’énoncé de sa fonction référentielle. L’expression kashikshininti, composée de kashikshi (l’aube) et ninti (le cœur) produit une double ambivalence de la référence : 1. Ninti (« cœur ») est confondu avec i-ninti (« son cœur »). Il y a ainsi une surdétermination de la personne indexée par l’énoncé. La première personne (wi) qui était la référence claire du début du chant (cadence B) est confondue avec une troisième « personne » indéterminée, qui réfère soit au destinataire du chant, soit à l’image du soi comme agent indépendant de la locutrice. 2. Cette seconde option semble pouvoir être soutenue par la forme condensée kashikshininti, qui produit une situation d’indifférenciation entre un état de la personne et un état des choses.

2.3. Dédoublement de soi et temporalité du chant.

Le chant construit une relation métaphorique entre l’aube et l’éveil des sentiments de la locutrice. La cadence A semble avoir une fonction thématique en ce qu’elle constitue le cadre spatio-temporel du chant. Elle isole deux termes : l’heure de l’aube (kashik -shin) et le réveil (tsawaartin). Cette cadence est répétée à la phrase 10, avec une légère variation phonématique, qui n’implique pas de changement sémantique (‘tsamaku’ devient ‘tsawaku’). Ce parallélisme indique la temporalité interne de la narration : l’ensemble du chant se passe dans l’instantanéité du réveil, dont l’aube est l’image. Au niveau de la morphologie verbale, l’utilisation répétée de l’infixe -ra-, qui désigne l’immédiateté de l’action, établit une relation iconique entre le temps de la narration et le temps du réveil, qui est aussi, dans la suite du chant, un éveil à l’amour. Ainsi « l’aube », le moment du réveil, constitue à la fois l’espace-temps auquel le chant se réfère, et l’image de l’éveil à soi de la chanteuse elle-même. Cette façon de formuler ses propres affects à partir de la perception d’états des choses est courante dans les anent, et l’image du mouvement du soleil, que ce soit son lever ou son déclin, en constituent un motif récurrent. Par exemple, l’image du crépuscule est utilisée pour évoquer la détresse de la femme en cas d’absence prolongée de son époux. Les Achuar attribuent une connotation affective au coucher du soleil perçu comme un moment propice à la contamination par un sort chamanique qui risquerait de

71 provoquer chez la victime un état d’apathie, voire d’incurie, et la conduire au suicide. À l’inverse, le moment du lever de soleil est celui du recouvrement des forces, notamment à partir de la cérémonie de la wayus. Le chant est donc structuré par la polarisation achuar des émotions. Le crépuscule est associé à la tristesse qui induit un état d’apathie et de maladie. L’aube est associée à la force qui induit la disposition du sujet à agir avec succès.

Le processus de transformation de la personne qui a lieu dans ce chant peut également être mis en relation avec un second aspect du rituel matinal de la wayus. En situant l’énonciation dans ce contexte, la chanteuse se transporte dans un espace-temps où les distances ordinaires sont abolies, et plus précisément où la différenciation complémentaire entre l’espace de l’homme et l’espace de la femme est remplacée par une indifférenciation fusionnelle. Le corps de la personne devient ce lieu où la distance est abolie, où l’absence est conjurée, où la vision se transforme en capacité d’agir. La valeur expressive du chant repose donc sur le fait qu’elle mobilise une imagerie culturelle existante (aube, contexte cérémoniel), afin d’actualiser la vision, c’est-à-dire le futur désiré par la personne. Par ailleurs, cette relation entre deux temporalités irréconciliables se construit par l’opération d’un dédoublement de soi.

Le cœur (nintu), métonymie de la personne dans ce chant, fonctionne comme l’organe qui permet de voir ce qui est invisible (comme l’indique la référence au rêve), et donc de convoquer ce qui est absent. Il apparait donc comme le lieu d’une agentivité. Mais celle-ci est virtuellement dissociée de la personne de la chanteuse, notamment à travers l’utilisation du discours rapporté : « mon cœur dit : « aimons-nous » ». Le fait que le cœur soit le lieu spécifique de l’agentivité humaine pour les Achuar ne peut être formulé que très hypothétiquement, dans la mesure où, que ce soit auprès de mes hôtes, ou dans la littérature existante, je n’en ai pas trouvé de confirmation explicite32. En revanche, mes hôtes affirmaient que l’anent est l’activité du wakan, c’est-à-dire l’image spéculaire de la personne, cette partie de la personne qui rêve, lorsque l’activité corporelle est suspendue. Or, le wakan ne se confond pas avec la notion occidentale d’une âme. Plusieurs parties du corps humain sont dits avoir un wakan (les dents, les

32 En revanche, cette idée est explicitement formulée par les Jivaro Shuar et par les Candoshi, groupe

culturellement très proche de l’ensemble jivaro. D’après un témoignage rapporté par Mader (1998 : 316), le cœur est pour les Shuar, l’endroit où se loge arutam : « El arutam está en el corazón (enentai). Cuando te aparece el arútam como jaguar, entonces te vuelve violento, tiene un jaguar en el corazón ». Surrallés (2003 : 20) rapporte que le cœur est également le lieu de l’agentivité chez les Candoshi : « si le cœur est pour les Candoshi ce qui permet de voir, il définit en outre l’univers visible et, a fortiori, la possibilité même de l’existence, ce qui instaure la présence à partir de l’absence […]. De ce fait, pour dire « éclairer » ou bien « allumer » un feu ou une torche, on emploie la forme verbale magónamaama dont la racine est magish, le cœur ».

72 cheveux, les membres, les organes), en ce qu’ils ont une forme d’agentivité autonome. L’image du cœur dans le chant est donc celle d’une forme d’agentivité virtuellement dédoublée, c’est-à- dire indépendante des intentions de la chanteuse. L’imbrication dans le chant de différentes temporalités opère donc une parcellarisation virtuelle de l’agentivité. L’image rêvée de soi, l’image chantée du soi rêvant, ou se révéillant, ainsi que l’image chantée du soi futur, redoublent la position de locutrice qui est celle de la chanteuse. L’acte interprétatif ici n’est pas un signe dans l’attente d’une réalisation future33, mais bien l’actualisation, dans la performance même, de la mise en relation entre des temporalités hétérogènes.

Mon hypothèse est donc ici que les récits de rêve, les peintures corporelles et les anent, sont un ensemble d’actes interprétatifs, c’est-à-dire de mobilisation, ou d’incorporation d’une mémoire culturelle et sociale, utilisée comme mode d’intervention dans le cours ordinaire des choses. Cela nous amène ainsi à relire l’acte interprétatif comme une forme d’historicité, au sens où il transforme un produit de la mémoire en événement ou en situation actuelle.