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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.1 E MERGENCE DE L ’ OBJET AMERINDIEN

3.1.3 Visée politique : normaliser l’objet

La création du « territoire de l’Inini » fut une première étape dans la mise en place d’un contrôle de l’intérieur par l’Etat, faisant émerger la « question indienne ». Une seconde étape s’amorce à la fin de la seconde guerre mondiale, entre 1947 et 1969. L’intérieur de la Guyane est alors en transition. L’Etat transforme la colonie en département1, divisé en 2 arrondissements : celui de Cayenne, sur le littoral, est, à l’image des départements métropolitains découpés en communes, tandis que celui de l’Inini est administré par un conseil d’arrondissement et le sous-préfet de l’Inini qui réside à Saint-Laurent. Cet arrondissement est organisé en cercles municipaux, et non en communes, dont le sous-préfet désigne les administrateurs, qui sont généralement les commandants des brigades de gendarmerie (Jolivet, 1982). En 1950, sont créés les postes administratifs de Maripasoula et de Camopi sur l’amont des deux fleuves frontières de la Guyane. La décision de départementaliser la Guyane visait à construire une gestion de l’ensemble du territoire guyanais, mais elle reste marquée par la partition entre littoral et intérieur.

Toutefois, cette évolution institutionnelle marque la volonté de normaliser et uniformiser l’ensemble du territoire. Du point de vue étatique, il s’agit « d’affirmer la présence française »2, la délimitation définitive des frontières de la Guyane étant encore récente3. L’un des outils de cette normalisation est la cartographie qui va permettre de situer les villages amérindiens sortis de l’oubli grâce au travail des missionnaires des deux décennies précédentes.

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En 1947, l’assemblée constituante décide que la Guyane, ainsi que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion doivent devenir des Départements d’Outre-Mer.

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BDoc : amérindiens. Vignon, 1969, p. 1.

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La frontière avec le Surinam fut contestée durant les années 50 et celle avec le Brésil fut définitivement tracée sur une carte en 1957 par une mission de Hurault.

En conséquence, si Hurault a été ému par la forêt et ceux qui y vivent lors de ses missions cartographiques à partir de 1947, les résultats de ses travaux vont contribuer, malgré lui, à mettre en place une politique de développement de l’intérieur où le merveilleux n’aura plus sa place. On retrouve ici la tension inhérente au travail du missionnaire entre sa restitution des données recueillies et l’expression de l’expérience qu’il a vécue durant sa mission. Les cartes et le travail systématique qu’il effectue, transforment les modes d’appréhension possibles de l’espace de vie des amérindiens : il peut désormais être dé-subjectivé. Il n’est plus le territoire des explorateurs, il est à tout le monde, à tous ceux qui peuvent lire une carte. Au sein de cet espace cartographié, les villages, notamment amérindiens, ne sont plus insaisissables, ils vont pouvoir être fixés géographiquement.

En poursuivant son travail de rationalisation cartographique, Hurault contribue à une mise en ordre de cet espace dont il va vouloir par la suite préserver le merveilleux : sa part de singularité la plus humaine, c’est-à-dire le mode de vie des populations amérindiennes. Pour l’heure, son travail donne le cadre de base pour définir les objectifs de contrôle politique de ce territoire que le premier préfet de la Guyane, Vignon, va vouloir mettre en œuvre. Tout comme Hurault, Vignon est un personnage clef de cette période. Attaché à ce département où il lui semble que « tout reste à faire »1, il se maintient à des postes de décision politique de 1947 à 1971 : lorsqu’il n’est plus préfet, il devient sénateur et maire de St Laurent du Maroni. Dès lors, bien que le travail de Hurault soit complémentaire des objectifs du préfet, ces deux hommes qui exemplifient les figures de l’observateur et du responsable que nous avons détaillées dans le premier chapitre, vont devenir ennemis.

Vignon est persuadé que le développement de la Guyane viendra de sa partie intérieure et veut, à cette fin, intégrer les populations qui y vivent dans l’ensemble régional. Reprenant le constat fait par les gestionnaires de l’Inini, il reproche à la France d’avoir laissé les populations de l’intérieur dans l’oubli. Il s’agit « d’utiliser au maximum leur potentiel » afin « de permettre aux populations de l’intérieur de vivre et de produire à l’heure du XXème siècle »2. En d’autres termes, les rendre productives, ce qui les rendra contemporaines du reste de la Guyane et donc les faire entrer dans le cours de l’histoire. Cette position entame la troisième étape dans la mise en place du contrôle de l’intérieur par l’Etat.

1

Vignon, 1985, p. 16.

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Il met en place un programme qui cible directement les amérindiens, les orpailleurs ayant désormais désinvesti les placers épuisés. Les populations amérindiennes doivent entrer, non plus seulement dans un cadre administratif mais dans l’objectif désormais commun à l’ensemble de la Guyane : la productivité économique. Pour cela, il faut qu’elles perdent une partie de leurs attaches qui les distingue du reste du département et trouver un outil administratif qui les attache à l’ensemble de la Guyane, et non uniquement à leur communauté ou aux pays voisins.

Entre 1960 et 1969, Vignon, en coopération avec le Conseil Général, crée 3 communes dans l’intérieur : Saül, Maripasoula et Camopi. Ces deux dernières localités existaient déjà comme postes administratifs et Saül comme village, mais par ce passage à un autre statut elles accèdent à une représentation politique dans les instances de décision à Cayenne. Ces trois communes sont considérées, tout comme aujourd’hui pour le parc, comme des points d’accès à l’extrême sud de la Guyane : elles sont « des bases de départ pour l’exploration et éventuellement l’exploitation du sud du département »1. De même le découpage en canton passe de 6 à 12 pour une meilleure représentativité des différentes parties de la Guyane, tel que cela avait été demandé par l’assemblée constituante au préfet Vignon.

Cette évolution vise à fixer les populations de l’intérieur qui sont mobiles et ne sont rattachées au système administratif que de manière lâche. Les missionnaires avaient constaté que « le territoire de l’Inini n’est pas encore un territoire de peuplement, l’or attire mais ne fixe pas »2. Le maintien d’un suivi administratif se heurte à des difficultés comme « l’instabilité de la population, le changement et la multiplicité des noms (noms bois) et aux pertes, volontaires ou non des pièces d’identité (toutes dues aux naufrages et poux de bois). Les déclarations de naissance et de décès ne sont faites qu’irrégulièrement »3. Cette population, volatile, suivant le système administratif au gré des aléas de sa vie collective, est considérée par ces gestionnaires comme « étrangère et à demi-nomade »4. Mais ils remarquent que les structures sanitaires et scolaires sont les seules susceptibles de les stabiliser et les retenir près de centres administratifs créés ex nihilo.

1

BDoc : amérindiens. Vignon, 1969, p. 1.

2

BDoc : amérindiens. Martinet, p. 70.

3

BDoc : amérindiens. Anquetil, p. 202.

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Par leur côté immédiatement utilitaire, école et centre de santé permettent de justifier les taxes et impôts de l’administration. En outre, ils donnent à la population une « impression de sécurité et de moindre isolement. La population se déplace volontiers pour se faire soigner et le médecin est très chaleureusement accueilli lors de ses tournées »1. C’est donc un service efficace et indispensable qui « contribue à fixer dans l’Inini autant qu’il est possible cette population°»2. Fort de ce constat, le préfet définit un schéma global à appliquer dans chacune de ces communes. Trente années après les grands projets de développement dans l’Inini, il réitère ces espoirs de développement par l’intérieur mais cette fois-ci en se basant sur le constat de missionnaires ayant passé du temps sur le terrain et en cherchant à inclure l’ensemble des populations, dont les amérindiens.

Dans un court document (7 pages), Vignon définit les priorités pour maîtriser la mobilité de cette population et leur territoire. Il prévoit de baser le développement de l’intérieur sur ceux qu’ils considèrent comme les trois acteurs clefs de la présence française : l’administrateur, le docteur et le prêtre.

Il met l’accent sur l’école car l’objectif d’« intégration progressive des populations primitives dans la civilisation moderne […]passe par l’instruction, […] piliers de la société française »3. La scolarisation des enfants des villages devient obligatoire. Il prévoit même la possibilité de supprimer les allocations aux familles qui n’envoient pas leurs enfants à l’école. Il envisage également la possibilité de formation technique pour les 20-35 ans, sorte de rattrapage, pour qu’ils puissent accéder à d’autres emplois que manœuvre. Autre institution marquant l’entrée dans la nation française, le service militaire devient obligatoire.

Ceux qui adopteront la citoyenneté française bénéficieront de droits sociaux et accèderont ainsi à des revenus monétaires. De ce fait, le bénéficiaire est « de moins en moins redevable à son groupe d’origine »4 et de plus en plus à l’Etat (en 1988 le RMI est massivement propagé). Ce dispositif permettrait donc de modifier les attaches des amérindiens, qu’ils passent d’une appartenance à un groupe à celle de la nation.

1

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 79.

2

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 70.

3

BDoc : amérindiens. Vignon, 1969, p. 3.

4

Le transport est également un moyen important de contrôler des populations fixes géographiquement. Désormais, ce sont les administrateurs qui devront être mobiles et non la population. Des « canots administratifs »1 et des liaisons aériennes doivent se mettre en place. Outre qu’ils marquent l’emprise de l’administration, ces transports doivent permettre l’approvisionnement et la vente sur le littoral d’une éventuelle production2.

Le marquage du territoire, aussi bien par la création de bâtiments administratifs que par la permanence d’un personnel représentant l’Etat, est donc au cœur de ce nouveau dispositif. Le sénateur suggère d’ailleurs de donner rapidement uniformes et drapeaux aux capitaines3 noirs marrons qui les réclament, ainsi que des indemnités plus importantes.

Il évoque également les « réserves indiennes » : « celles-ci n’ont pas pour but de maintenir une ségrégation des indiens mais bien au contraire de leur donner l’assurance qu’ils ne risquent pas de se voir dépossédés du fruit de leur travail, très souvent collectif, par une cession ou la vente d’un terrain à un tiers »4. Il ne reprend pas la terminologie de protection employée par Gréber mais le principe d’une circonscription de leur espace, qui correspond mieux à l’objectif de les fixer.

Cette volonté de localiser et fixer la population est une obsession politique qui n’est pas nouvelle en Guyane. Au XVIIème siècle, les jésuites avaient développé un système pour rassembler ses populations diffuses (Grenand, 1982 ; Hurault, 1989). Au XVIIIème siècle également, le Baron Bessner, gouverneur de la colonie, a pris modèle sur les « réductions » luso-espagnoles qui regroupent les indiens pour leur évangélisation et favorisent en Guyane la création de missions où des missionnaires, un capitaine et un lieutenant faisant régner l’ordre. Ce système permet de fixer et d’attacher les populations à un lieu et un territoire pré-défini. (Neuville, 1980). Dans son analyse philosophique de ce choix politique, Neuville souligne que stabiliser l’emprise étatique sur le territoire nécessite la mise en place d’un dispositif permanent, inscrit dans la durée. On peut ajouter que ce dispositif doit également s’inscrire dans un espace dont il modifie l’usage. Par le dispositif que Vignon entend créer, il modifie la manière dont la population s’inscrit dans le territoire.

1

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 2.

2

Il insiste également sur la santé mais nous détaillerons ce point dans la partie suivante.

3

Le terme de capitaine désigne un amérindien nommé par l’administration française comme représentant son groupe. Nous aurons l’occasion d’analyser cette position dans le premier chapitre de la partie suivante.

4

A partir de 1930, la Guyane est divisée en deux : le littoral reste sous le contrôle de la colonie tandis que l’intérieur passe sous tutelle directe de l’Etat. Cette coupure visait à soustraire au pouvoir politique local l’intérieur et à contrôler l’orpaillage qui s’y développe depuis presque 100 ans. Suivi de peu de résultats, ce changement amène toutefois le premier contrôle administratif de l’intérieur. Les fonctionnaires qui s’y rendent pour tenir des registres, recensements, et assurer le paiement de taxes, vont également effectuer les premières observations centralisées sur les amérindiens et leur mode de vie.

Ces premières observations produisent une qualification des indiens : ils sont liés à la forêt et habiles à y vivre. Certains missionnaires se hasardent à s’appuyer sur ce constat pour énoncer des préconisations d’action politique : la solution au développement de l’intérieur et à la stabilisation de sa population est de mener une politique de protection des amérindiens.

Sur la base de ces constats et en cohérence avec la volonté étatique d’aligner le fonctionnement de la Guyane sur celui des départements métropolitains, le premier préfet de Guyane met en place un programme d’action. Les amérindiens y sont considérés comme des citoyens français dont les particularités doivent être gommées par leur entrée dans les institutions nationales transcendant les appartenances (écoles, service militaire) et favoriser ainsi leur sédentarisation. Il crée ainsi les conditions de l’exercice du pouvoir étatique sur cette partie du territoire : continuité spatiale et temporelle de son dispositif, modifiant les liens entre habitants et territoire.