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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

1.2 U NE APPROCHE : HORS LABORATOIRE

1.2.1 Travailler hors laboratoire

Il faut donc déplacer hommes et matériel, en s’adaptant aux contraintes rencontrées. L’un des missionaires l’exprime en ces termes : « nos conditions de travail ont été celles qu’imposent à tout voyageur la géographie de la Guyane : nécessité de tout emporter avec soi, de ne compter que sur soi et sur les quelques hommes qui vous accompagnent ; effort physique et moral intense et constant »2. De ce fait, la principale caractéristique de ce travail hors laboratoire est que le missionnaire est amené à entrer dans une relation directe avec la réalité, la médiatisation par une instrumentation technique étant minimisée. De ce fait, un lien se tisse entre la mission et la réalité qu’elle traverse. Se rendre dans l’intérieur pour effectuer un recueil de données, quelle qu’en soit sa nature, recèle nécessairement une dimension de voyage, d’exploration, de relation subjective et singulière avec ce territoire.

Entrer dans ce territoire est tout d’abord lent et difficile. Pour les scientifiques qui viennent depuis la métropole, la première étape est déjà de parvenir à Cayenne. Jusque dans les années 60, il n’existe pas de ligne aérienne directe et la voie maritime qu’empruntent certains pour

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Dans ce paragraphe, le terme de laboratoire est utilisé pour qualifier toute activité de rassemblement de données confinée dans un bureau. En effet, même une administration effectue un travail de transformation de données par leur cumul et leur croisement. Nous avons employé ce terme afin d’insister sur l’importante référence au travail scientifique: la recherche d’une accumulation et d’une systématisation du recueil de données.

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voyager avec leur matériel demande un mois de patience. Ensuite, le missionnaire subit une épreuve physique par le déplacement en pirogues (avec rupture de charge pour passer les sauts) et par la marche à pied. A titre d’exemple, en 1947, il faut environ un mois pour atteindre Saül depuis la côte1. Un géologue décrit ainsi le début de sa mission vers le sud : « je m’engageais sur un petit voilier à moteur brésilien dans l’estuaire boueux et triste de l’Oyapock sous une pluie diluvienne, prélude de 120 jours de pluie à peu près consécutifs »2. Si cette expérience est temporaire, elle s’inscrit tout de même dans la durée.

Confirmant les efforts que le missionnaire doit fournir, le géographe Hurault, bien que rôdé aux conditions de travail sous les tropiques puisqu’il a également effectué de nombreuses missions en Afrique, décrit la Guyane intérieure comme extrêmement difficile d’accès. Il rédige une note en 1950 sur « la conduite d’une mission de reconnaissance dans l’intérieur de la Guyane »3, sorte de manuel du parfait explorateur, où il prévient que les conditions de travail « sont incomparablement plus difficiles que celles que l’on rencontre en Afrique »4.

Du fait de la lenteur et des difficultés de déplacement, ces missions ne peuvent se faire seul. Le scientifique est nécessairement accompagné d’une équipe que Hurault qualifie de « technique », composée de canotiers, de guides et de porteurs, qu’il recrute parmi les habitants du lieu. Il les choisit pour leur habileté à manœuvrer une pirogue, reconnaître un itinéraire, retrouver des repères lorsque l’on se perd en forêt - danger le plus grave -, construire un abri pour la nuit avec les végétaux de la forêt, grimper aux arbres pour recueillir des fruits ou rechercher un relief pour servir de repère, enfin chasser et pêcher pour trouver pitance. Les villages sont des étapes nécessaires pour se ravitailler, se reposer de la vie itinérante en forêt et trouver des moyens de communication comme les liaisons radio. Le missionnaire découvre ainsi ces villages où il fait étape et les habitants qu’il recrute pour leur habileté. Grâce à l’équipe « technique », il est à l’abri des dangers que recèle la forêt pour un novice.

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Pour rappel, cet état de fait évolue au cours de la période : a partir de 1954, la construction d’un aérodrome à Saül permet de réduire ce temps.

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Aubert de la Rüe, 1953, p. 62.

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Ce document est une réactualisation du « guide du voyageur en Guyane » rédigé par un chef d’escadron en 1946 et adapté aux évolutions des conditions d’exploration en Guyane (suppression de la main-d’œuvre militaire, navigation au moteur).

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Hurault décrit également le comportement à avoir vis-à-vis de cette équipe. Leur recrutement, leur rétribution et le maintien de l’équipage dans une vie collective tout au long du parcours ne vont pas de soi. Le missionnaire doit développer toute une série d’aptitudes sur le plan comportemental pour mener à bien sa mission. L’équipement humain ou relationnel, si l’on peut dire, est aussi indispensable que l’aptitude à relever un itinéraire ou conduire une pirogue. Par son rôle de recruteur et d’organisateur d’une équipe d’habitants de la région, il se forge une première appréhension des populations de l’intérieur et des relations qu’il peut établir avec eux.

A l’épreuve physique qu’il subit et aux dommages causés à son matériel, s’ajoute une expérience de familiarité avec les habitants de l’équipage et des villages où il fait halte et avec les collègues avec qui il partage son quotidien. Au fil de son cheminement, le voyageur développe une perception des réalités qu’il côtoie et traverse. Lorsqu’un carnet de bord accompagne le rapport de mission, on y voit l’auteur s’agacer du comportement de tel canotier, s’émerveiller à l’arrivée dans tel village amérindien, s’épuiser physiquement dans les longues marches et suffoquer, par moment, de l’excès de moiteur et de densité de la forêt. Imprégné jusque dans son corps des conditions d’exercice de son activité, il est saisi par le lieu. Le géographe Hurault raconte par exemple : « le soir, nous effectuons les observations de la station n°9. Nous redescendons du signal dans la nuit, éclairés par des flambeaux que les amérindiens ont confectionnés avec des palmes sèches, et qui donnent une lumière très vive. Cette descente aux flambeaux est une vision étrange et inoubliable »1. La Guyane intérieure exhale ses parfums d’exotisme au fil d’une expérience singulière.

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Photo 7 et 8 : Hurault, ses instruments et son équipage

Le missionnaire doit également emmener des objets techniques issus de son laboratoire d’origine pour effectuer son relevé de données. Il est contraint de déplacer ces objets hors du laboratoire qui perdent ainsi une partie de leur utilité et de leur cohérence. « L’humidité et les insectes »1 seront les ennemis permanents de l’explorateur et de son matériel, et il lui faudra circuler « en pirogue sur des cours d’eau peu navigables obligeant à des transbordements fréquents »2. Les chutes sont également un danger permanent pour le matériel et les naufrages sont courants. D’où l’importance des qualités des habitants recrutés et du maintien de l’équipage d’un bout à l’autre de la mission3.

Outre cette équipe « technique », le scientifique part généralement avec d’autres missionnaires. Ces missions demandent une telle organisation et de tels frais que fréquemment, plusieurs acteurs de spécialités différentes mais également intéressés par la région vont se regrouper pour l’organiser. Il se peut également que le missionnaire qui organise une telle entreprise revienne en ayant recueilli des données pour un collègue ou un 1 Ibid., p. 1. 2 Hurault, 1948, p. 43. 3

Hurault rapporte des cas récurrents de désistements au cours de la mission, suite à un malentendu sur la rétribution, une contrariété entre les membres de l’équipe voire d’une incompatibilité d’humeur avec le missionnaire.

commanditaire d’une étude à visée administrative. Il y a ainsi des échanges entre des acteurs de domaines et de disciplines différentes. Une connaissance réciproque se développe par la pratique commune du terrain.

Face à la carte de répartition des espèces qu’il a récoltées, un spécialiste des amphibiens ayant effectué des missions dans les années 60, évoque les moyens par lesquels il a pu atteindre certains points de la carte : « Les gendarmes partaient là bas, je disais tenez je viens avec vous, ah ben volontiers et puis voila. Ça a été comme ça !. au départ. […] Parfois par ex à Atachi Baka quand les botanistes montaient une expédition je les accompagnais. Donc j’ai fait quelques expéditions avec eux et puis comme on était très amis même parfois. Et l’Oyapock les premières fois j’y montais avec les gendarmes et je redescendais autrement. […] Donc voila. Alors ça a été en fonction des occasions mais j’avais quand même un peu un plan pour dire allez dans tous les endroits possibles suivant les opportunités quoi.

- Je vois les points ici (extrême sud).

- Ca c’était une mission j’ai pas pu y participer moi, ils m’ont récolté du matériel. C’était une mission du Museum, qui a été au Mitaraka aux Tumuc Humac, c’est une mission qu’ils ont faite en 72. J’ai pas pu y participer donc les collègues ont ramassé pour moi. Donc, ça bien sur, c’était précieux »1.

La mission, est donc un déplacement d’un collectif hétérogène, composé d’une équipe « technique » recrutée sur place et de scientifiques ou gestionnaires généralement originaires de métropole, le tout équipé d’un matériel de laboratoire qui souffre de son inadaptation. Le missionnaire vit une double insertion, au sein de ce collectif, et au sein de la forêt parcourue et des villages où il séjourne. Les données qu’il rassemble sont donc hétérogènes. Comme une coupe transversale, le voyage itinérant de la mission donne à voir aussi bien le relief et l’hydrographie que la vie des villages, leur « état sanitaire » et leur rythme festif. Si le missionnaire ne consigne pas nécessairement tous ces éléments dans son rapport principal, il ne pratique pas non plus une élimination totale des éléments qui ne concernent pas directement l’objet de sa mission. Ceux-ci sont présents sous forme d’annotations, de parties subsidiaires à son rapport ou encore consignés dans son carnet de bord. Ses écrits donnent en partie à voir l’expérience singulière qu’il a vécue.

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