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P REMIERE PARTIE

C ARACTERISTIQUES COMMUNES AUX TROIS OBJETS

1.3.4 Des populations particulières

Les missionnaires qui se rendent dans l’intérieur de la Guyane rencontrent des populations jusque-là méconnues et qui leurs sont étrangères. Quel que soit l’objectif de leur mission, ils vont relater leur vision de ces populations dans leurs comptes rendus et participer à les construire comme particulières et distinctes de celles du littoral.

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Elle a également une conséquence importante sur la définition de priorités de recherche. Nous détaillerons ce point dans le troisième chapitre de cette partie où nous analyserons l’importance de la thématique de la santé.

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Ces populations sont variées mais ont toutes en commun, à l’exception des fonctionnaires, de n’être reliées aux institutions, mode de vie et structures économiques du littoral, que de manière lâche. Il s’agit d’anciens mineurs généralement créoles (3 5021), de noirs marrons2 originaires du Surinam et d’amérindiens (1355), d’anciens bagnards (136) et enfin de fonctionnaires métropolitains (31).

Parmi toutes ces populations, les amérindiens3 concentrent une part importante de la définition de l’intérieur de la Guyane par les missionnaires, quel que soit le jugement qu’ils portent sur leur mode de vie. Tout les singularise des autres populations et relie l’étrangeté de l’intérieur de la Guyane à celle de leur mode de vie.

Tout d’abord, le missionnaire les associe à la forêt, du fait de leurs pratiques extractives et de leur lieu d’habitation. Généralement installés en bordure de cours d’eau en forêt, ils exercent leur activité principale, l’agriculture, sur de petites surfaces (1 à 2 ha), appelées « abattis ». En complément, ils chassent, pêchent et pratiquent la cueillette4. Leurs techniques s’enrichissent des outils amenés par le contact, même distendu, avec les autres populations venues par les côtes (outils en fer (Grenand, 1982), moteurs pour les canots (Hurault, 1957)) qui insufflent des changements dans leur mode de vie, sans toutefois remettre en cause les fondements de leur activité5. Ils offrent donc au missionnaire le spectacle d’une société vivant dans et de la forêt.

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Chiffes issus du premier recensement effectué dans l’intérieur en 1948 par l’entomologiste de l’Institut Pasteur, Abonnenc (BDoc : Abonnenc, 1948a et b, 1949).

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On appelle noirs marrons les descendants d’esclaves qui ont fui les plantations. « Marron » vient de l’espagnol « cimaron » désignant le bétail fugitif (Orru, 2001b). Au XVIIIème, la fuite des plantations par les esclaves est appelée marronnage d’où la formation du nom de leur groupe. Ils s’établirent en forêt, d’où leur autodétermination dans leur langue sous le nom de Bushi (forêt)-Nenge (homme).

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Les populations amérindiennes sont présentes sur l’ensemble du territoire. Ceux du littoral ont suivi un processus d’acculturation (Bastide, 1990) nettement plus intense que ceux de l’intérieur pour les raisons que nous venons d’expliquer (Grenand, 1982 ; Hurault, 1989 ; Collomb, 2000). Nous allons nous centrer sur ceux de l’intérieur dont il ne faut toutefois pas penser qu’elles ont évolué dans un isolement total. Il ne faut pas négliger les échanges et relations qui ont existé entre les populations de ces deux parties de la Guyane, notamment sous la forme de razzia (Hurault, 1989, p51 ; Collomb, 2000). Il y eut également des contacts, même limités dans leurs effets, avec les mineurs créoles, les métropolitains fonctionnaires et les esclaves libérés (Grenand, 1982).

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Nous ne rentrons pas ici dans le détail d’autres aspects de leur organisation qui leur est spécifique, notamment l’organisation sociale, car cela ne fait pas partie des données saillantes et immédiatement visibles au visiteur extérieur.

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Le second trait qui les caractérise est le rapport particulier au temps historique que leur mode de vie suggère. Leur histoire n’étant pas connue à cette période1, le long processus d’évolution de leur mode de vie, les migrations et influences qui les ont amenés en Guyane2, ne sont pas immédiatement visibles. Aussi, les missionnaires observent qu’ils sont là depuis plus longtemps que les Européens et les descendants d’esclaves. Leur antériorité, non complétée par une connaissance recomposant leur processus historique, peut donner l’illusion qu’ils ont été là de toute éternité. Leur nudité (ils sont généralement habillés d’un simple calimbé), leur mode de vie et leurs activités semblent si étrangères à la société contemporaine de ces visiteurs qu’ils ont l’impression de découvrir une société restée intouchée par le cours du temps. Ainsi, aux yeux de ces visiteurs, leur présence est semblable à celle de leur territoire, hors du temps historique.

Photo n°2 : Wayampi pris en photo par Hurault en 1948

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Les travaux des ethnologues P. et F. Grenand, ont permi de mettre à jour que les populations de l’intérieur « se sont éteintes et […] les débris des unes et des autres se sont fondu dès le XIXème siècle, dans les Emerillon, les Wayana et les Wayapi, ces deux derniers peuples arrivant massivement de l’Amazonie » (Grenand P. F., 2005, p. 143). Loin d’être des populations aux limites immuables et occupant ce territoire depuis toujours, « les populations de l’intérieur sont issues de la coalescence de divers sous-groupes et l’émergence de leur identité contemporaine a largement été favorisée par les puissances coloniales » (Grenand P. F., 2005, p. 143). Ce point a été mis à jour dans l’ensemble de la région Amazonie Guyane, notamment par Whitehead N. L., (1993). Il faut donc garder en tête que la vision de groupes isolés et fragilisés, découpés en ethnies distinctes, n’est qu’extrêmement récente dans l’histoire des amérindiens et ne correspond pas à la manière dont ils ont vécu par le passé (Collomb, 2000).

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Les premières traces de populations de chasseurs-cueilleurs remontent à une période allant de 8 000 à 500 ans avant notre ère, selon E. Lézy (2000), faisant référence aux travaux de l’archéologue S. Rostain et 2 000 ans selon P. et F. Grenand (1985).

Le troisième trait qui les singularise est leur rapport à l’espace : ils sont mobiles. Leur lieu de résidence tout comme leurs activités sont itinérantes1. Par rapport aux schémas connus par ces métropolitains : ils sont agriculteurs mais non sédentaires, ils sont nomades mais non éleveurs. Ils sont en quelque sorte insaisissables et leur mode de vie sans ancrage territorial immédiatement apparent contraste avec l’impression d’hostilité qui se dégage de la forêt pour le métropolitain.

Cette première ébauche fait ressortir les traits saillants du spectacle qui s’offre au missionnaire2. Pour comprendre la situation qu’ils rencontrent nous devons tenir compte des données comptables et qualitatives qu’ils ont établies par la suite. L’Etat français n’a pas eu de politique agressive vis-à-vis de ces amérindiens3 et a oscillé entre volonté d’assimilation inaboutie et oubli (Hurault, 1987 ; Grenand, 1982). Pour autant, ils n’ont pas prospéré numériquement4 : en 1950, les amérindiens de l’intérieur sont 1 150 (Grenand P. et F., 1987), 20 ans plus tard, ils sont 1 245.

Malgré leur faiblesse démographique, par les traits fondamentaux de leur mode de vie, ils se distinguent des autres populations présentes dans l’intérieur. Ils forment comme l’archétype de l’homme vivant en forêt au sein de son groupe d’appartenance. Les autres populations sont perçues à l’aune de cet archétype.

C’est le cas en particulier des noirs marrons. Arrivés du Surinam à partir du XVIIIème siècle, puis des Antilles à partir du XIXème (Jolivet, 1982), ils mélangent leur héritage africain, leur adaptation au nouveau continent acquis sur les plantations et les techniques mises en place par les amérindiens. Ils s’installent essentiellement sur les rives du Maroni et adoptent une économie proche de celle des amérindiens (Hurault, 1965). Ils cumulent en général des emplois salariés occasionnels, comme piroguier notamment, en complément de leur vie en forêt. Du point de vue du visiteur européen, ils partagent avec les créoles leur couleur de peau et leur contact avec les blancs, et avec les amérindiens le milieu dans lequel ils vivent et certains traits caractéristiques de leur mode de vie. Ils sont définis par ce qui les rapproche et

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Leur activité est en cela adaptée au milieu de la forêt équatoriale humide. Elle est en effet caractérisée par des sols impropres à une mise en culture permanente (Mannusset, 2004).

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Nous avons reconstitué, à partir des différents textes élaborés par les missionnaires qui se révèleront importants par la suite dans la construction d’objets, les observations qui leurs étaient communes et suscitaient leur intérêt.

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La France visait en cela à adopter une attitude distincte de celles des espagnols sur le même continent (Lézy, 2000).

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On estime que les amérindiens ont vécu une régression de leur groupe de neuf dixièmes par rapport au moment du contact (Lézy, 2000, p 52).

ce qui les distingue des deux populations constituant la Guyane : les créoles sur le littoral, les amérindiens dans l’intérieur1.

On peut donc maintenant définir les deux polarités de la Guyane : l’intérieur et le littoral. Bien que la réalité soit plus complexe, c’est à travers le prisme de deux populations archétypales : les créoles sur le littoral, les amérindiens dans l’intérieur (voir plus bas le schéma n°1), que sont qualifiées les deux parties du territoire où elles résident. Dans les écrits des acteurs contemporains de cette période, urbanité signifie créolité de même que vie en forêt équivaut à populations amérindiennes en priorité et noirs marrons en second. D’après Jolivet, les créoles eux-mêmes ont intériorisé ce schéma comme « grille hiérarchique à partir du repérage de niveaux différentiels d’assimilation, les « primitifs » constituant le point zéro du dispositif » (Jolivet, 1990, p. 20). Une équivalence s’installe entre une population et un territoire, enracinée dans la profondeur historique de cette discontinuité sociale et spatiale2.

La polarité entre ces deux espaces associés à deux types de population est très prégnante dans l’imaginaire collectif guyanais à tel point qu’un historien actuel de l’université Antilles- Guyane3 parle de « l’espace colonial » sur le littoral et de « l’espace tribal » dans l’intérieur4. Ainsi, en Guyane, l’opposition conceptuelle ne se fait pas entre un espace urbain et un espace rural (Jollivet, 1996) mais entre un espace de densité de population (ville, village, maisons en bordure de route ou chemin), et un espace nomade ou « tribal ». Cette différence de fond rejoint la manière dont Kepel énonce la conception de la ville dans le monde arabe où la médina s’oppose au monde bédouin et tribal5.

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Les autres populations, installées de manière récente et souvent éphémère, attirent peu l’attention des missionnaires. Anciens mineurs, bagnards et fonctionnaires ne sont pas perçus à travers leur appartenance à un groupe constitué ni par leur attache à la forêt car ils mènent un mode de vie similaire à celui du littoral, aménagé par quelques adaptations à leur localisation géographique. Is ne sont perçus qu’à travers la destructuration apparente de leur mode de vie. La gestion des orpailleurs a été un souci pour le politique au moment de la ruée vers l’or mais le pas de temps qui les concerne est minime en regard de la profondeur historique du lien entre amérindiens et forêt.

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Sur ce point, un géographe parle dans sa thèse « d’architecture ethno spatiale » (Piantoni, 2002, p. 59) comme d’une permanence de l’histoire guyanaise. Au XVIIème siècle déjà, les Français désignaient l’intérieur de la Guyane sous le nom de « Guyane indienne » (Lézy, 2000, p. 68, reprenant les propos de Vidal de la Blache en 1902).

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S. Mam Lam Fouck est Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane et dirige le Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créolophone (GEREC) en Guyane.

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Mam Lam Fouck, 1996, p. 35. On peut noter ici, qu’il est difficile de distinguer si cette polarité est une réalité effective ou une représentation de ce territoire. Rappelons que notre approche est de ne pas chercher à distinguer l’un de l’autre et à considérer que les acteurs, notamment les analystes, contribuent à performer le réel par la représentation qu’ils en ont.

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