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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJETS NATURELS A PROTEGER : FAUNE ET FLORE

2.1 D ISPOSITIF SCIENTIFIQUE POUR LA FLORE

2.1.1 Dispositif de recherche sur le littoral : délimitation de l’objet flore

L’étude de la flore étant inscrite dans le temps long, des équipements ont eu le temps de se constituer sur place, en Guyane, en relation avec ceux de métropole : un jardin botanique, une base de données qui recense la flore locale, des stations de collecte où se rendre de manière récurrente. Cet équipement permet une continuité entre la métropole et le littoral guyanais. Il est sous l’emprise du Muséum jusqu’à ce que l’ORSTOM s’installe et que le botaniste Oldeman et son successeur prolongent le travail d’équipement et complétent la base de données préexistantes. Ce botaniste et son successeur, dans une volonté d’approfondissement, cherchent à établir une station de collecte dans l’intérieur, à Saül, afin de ne plus être contraints par le travail sous forme de mission. Un morceau de forêt serait ainsi transformé en laboratoire à ciel ouvert et mettrait un terme à la discontinuité entre littoral et intérieur.

Afin de comprendre de quelle manière s’est structuré l’équipement de l’étude de cet objet et comment il s’est dissocié des autres, et comment ces scientifiques aboutissent à cette demande, nous sommes amenés à remonter brièvement aux siècles précédents. Comme la

faune et les amérindiens, la flore a fait l’objet de récoltes éparses au gré des itinéraires d’explorations aux XVIIème1 et XVIIIème, mais dès le milieu du XVIIIème elle est étudiée pour elle-même, de manière distincte des deux autres objets.

Les savants qui l’étudient ont le titre de botaniste du Roi2 suite à leurs études de botanique ou de médecine -qui à cette époque n’étaient pas dissociées3- ou suite à une longue expérience en tant que jardinier en métropole (au Museum ou à Versailles) (Touchet, 2004). Le Jardin Royal de Paris, qui deviendra par la suite le Muséum National d’Histoire Naturelle joue alors un rôle central : « lieu de formation au départ et d’accueil au retour, alpha et oméga des voyageurs naturalistes français »4. L’étude de la flore de Guyane s’insère dans ce dispositif préexistant5 et participe ainsi de « l’inventaire des ressources du monde » (Blanckaert, 1997).

Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle se constitue l’étude spécialisée de la flore6 de Guyane7. La création d’un jardin botanique à Cayenne et la rédaction d’une somme spécifiquement centrée sur les plantes, constituent les outils qui permettent d’accumuler et de valider les données : un « centre de calcul » en botanique se crée sur place. Cette institutionnalisation, qui va amener une dissociation de la flore par rapport aux autres objets est contemporaine du même mouvement en métropole où « un savoir différencié des quatre règnes de la nature, minéral, végétal, animal et humain » se met en place8.

Aublet, auteur de ce premier ouvrage de synthèse, est le premier botaniste nommé en Guyane par le Jardin des Plantes. Son poste permanent et son rattachement à l’institution centrale sont deux éléments qui lui permettent de travailler dans la durée sur un objet spécifique. Il monte

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L’apothicaire J. Mocquet accompagnait l’expédition de La Ravardière en 1604, où fut officiellement « découverte » la Guyane.

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Au XVIIème sicèle, le titre de « botaniste du Roi » est un brevet « qui sert de passeport et assure au retour le bénéfice d’une pension » (Bourguet, 1997, p. 166).

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Le fondateur du Jardin du Roi à Paris était lui-même médecin de formation. La botanique est à l’époque « un élément de base de la médecine et de la pharmacie » (Laissus et Torlais, 1986, p. 308).

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Laissus, 1995, p. 9.

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Les Jardins royaux remontent au milieu du XVIIème : le jardin Royal des plantes médicinales est créée en 1635 et ceux des colonies se structurent également très tôt en regard de la conquête coloniale. Les institutions de formation à l’étude de la flore et qui rassemblent les récoltes faites de par le monde sont également très anciennes (Laissus et Torlais, 1986).

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Le premier ouvrage qui tente un rassemblement de données sur la Guyane est rédigé en 1741 par le botaniste du Roi à Cayenne. Il s’agit d’une « histoire naturelle » de la Guyane : « dénombrement des plantes, des animaux et des minéraux ». Mais, comme le titre l’indique, la flore n’est pas encore dissociée d’autres éléments naturels.

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Le premier ouvrage de botanique important pour cette partie du monde est la somme centrée sur la flore des Antilles produite par les pères jésuites et publiée en 1693 (Hoff, 1998). La Guyane y est présentée mais sans y être centrale.

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la première collection de plantes guyanaises et rédige « L’histoire des plantes de la guiane françoise, rangées suivant la méthode sexuelle » (Oldemann, 1972). Ce travail s’inscrit dans le redéploiement de la colonisation française vers les territoires peu explorés1 et dans la volonté du Jardin du Roi et de l’Académie des sciences de nommer des « naturalistes professionnels pour l’étude de la flore et de la faune » (Allorge et al., 1998). Ils ne sont que deux sur l’ensemble de l’Amérique du sud, l’autre étant au Pérou.

Quelque temps après son passage, le projet de jardin botanique de Guyane se concrétise. Certaines habitations2 sur le littoral avaient auparavant servi de lieu de culture de plantes récoltées dans la colonie3, sorte de jardin des plantes improvisé. Mais à la fin du XVIIIème, le jardin devient un lieu à part entière, spécialisé dans la culture des plantes précieuses et commercialisables (Touchet, 2004). En 1781, le premier directeur du jardin botanique est nommé, après avoir suivi les cours de botanique du Collège de France4. Par un profil plus spécialisé que ses prédécesseurs et son appartenance institutionnelle, il marque l’insertion de l’étude des plantes de Guyane dans le réseau national des jardins botanique coloniaux5, centralisés par le Muséum6. Dès lors, un travail systématique va être effectué par des professionnels payés et mandatés par des institutions de recherche spécialisées : le Muséum et l’Académie des sciences (Allorge et al, 1998).

En complément de ce jardin, des stations de collectes (sites où le botaniste se rend de manière récurrente et régulière) sont créées au cours du XIXème siècle dans les parties forestières du littoral. Ces lieux sont cartographiés, leurs toponymes sont connus, la plante pouvant ainsi être située avec précision. L’accès en est facilité de manière à en faire un site de référence où l’on peut retourner, approfondir et compléter les données déjà enregistrées. Jusqu’au milieu du XIXème, l’essentiel des stations de collectes se trouve uniquement sur une petite partie du

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Cette volonté se fait jour suite à la perte de grands territoires comme le Canada et une partie de la Louisiane.

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Ce terme désigne une exploitation agricole qui produisait des denrées pour l'exportation (Cardoso, 1981).

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Les prémisses de ce que l’on nomme aujourd’hui jardins coloniaux, sont multiples. Les jésuites eux-mêmes en avaient fondé un (Touchet, 2004). L’intérêt ici est de situer le moment où se construit une organisation systématique et un lien à une échelle extra-territoriale.

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L’historien J. Touchet, qui a retracé les lieux et acteurs de la botanique en Guyane au XVIIIème et XIXème siècle, le qualifie de « pur botaniste » (p. 305) en regard de ses prédécesseurs. Il obtiendra à la fin de sa carrière la direction de la chaire de botanique de l’école de médecine à Paris (Touchet, 2004).

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Certains historiens des sciences désignent ce fonctionnement sous l’expression « la machine coloniale » (McClellan III, Regourd, 2000). Nous ne l’emploierons pas en raison de sa connotation systémiste, inadaptée à la Guyane où il n’y a pas de planification centralisée et cohérente sur le long terme.

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Pour autant les travaux qu’il produit embrasse une réalité encore vaste : il publie notamment : « Nouvelle Relation de la France Equinoxiale, contenant la Description des Côtes de la Guiane, de l’Isle de Cayenne, le Commerce de cette Colonie, les divers Changemens arrivés dans ce Pays, et les Mœurs et Coutumes des différens Peuples Sauvages qui l’habitent ».

littoral de la région de Cayenne à celle de Kaw. Le reste de la Guyane, notamment la partie intérieure, est faiblement prospectée. Lorsqu’elle l’est, les localisations restent imprécises et la cartographie ne permet pas encore de situer avec précision ne serait ce que le simple trajet de l’explorateur. Le processus de délimitation de plus en plus spécialisée de la flore se poursuit au cours du XXème siècle, mais essentiellement grâce aux dispositifs présents sur le littoral.

De la période du bagne aux années 1940 et 50, l’étude des bois exploitables se dissocie progressivement de la botanique. Ainsi, dissocié d’enjeux immédiats de développement, une nouvelle étape est franchie dans la délimitation de l’objet flore. Les récoltes de cette période sont le fait d’administrateurs du bagne qui utilisent les sites et la main-d’oeuvre de cette nouvelle institution. A la fin du XIXème et au début du XXème, en même temps que se développe l’exploitation forestière liée au développement de l’orpaillage (BDoc : ONF, 1982), ces acteurs insérés dans un dispositif autre que celui du réseau des jardins coloniaux, donnent naissance à « la botanique forestière ». Le jardin des plantes de Cayenne devient ainsi au cours du XIXème siècle un lieu d’expérimentation et tend à se transformer en une ferme modèle (Touchet, 2004). Dès lors, il intéresse moins le Muséum. Les acteurs de cette nouvelle branche de la botanique sont spécialistes de l’anatomie des bois ou encore ingénieurs en sylviculture et leurs données servent de base aux travaux du service des Eaux et Forêts créé en 19321. Le premier recensement global des ressources sylvicoles est publié en 19602 (Hoff, 1998).

Cette sous-spécialisation marque le début de la distinction entre botanique et sylviculture qui va s’institutionnaliser par la suite. La botanique forestière, qui deviendra la sylviculture du forestier moderne de la deuxième moitié du XXème, est la partie appliquée de l’étude de la forêt, dont l’ONF, créé en 1946, fera sa spécialité. Un lien subsiste encore durant les années 50, entre ces deux branches de la botanique, par l’intermédiaire de la première mission permanente de botanique créée en 1957 au sein de l’Institut Français de l’Amérique Tropicale (futur ORSTOM). Le botaniste en charge de cette mission effectue des prospections botaniques liées au développement de l’élevage et de l’agriculture sur la bande côtière à la

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Le service des Eaux et Forêts passe de la tutelle du Ministère des Colonies à celui de l’agriculture en 1946. Il reste balbutiant jusqu’en 1959 où il se dote de matériel et augmente ses effectifs et devient l’ONF en 1966. (O. Brunaux, ONF, Comm. pers.).

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L’auteur de « essences forestières de Guyane » est P. Bena, ingénieur en sylviculture, directeur du service forestier de 1948 à 1957.

demande des services agricoles du département1. Mais il est remplacé en 1965 par un autre botaniste, Oldemann, affecté spécialement pour démarrer la botanique forestière. Ce terme de botanique forestière n’a ici pas le même sens que lorsqu’il est utilisé par les ingénieurs du service forestier. Il ne s’agit pas de répertorier et cultiver les espèces ligneuses commercialisables, il s’agit de comprendre le fonctionnement de la forêt et de resituer la croissance de l’arbre dans cet ensemble. Il se spécialise sur la flore forestière et son étude porte sur « L’architecture de la forêt guyanaise », intitulé de sa thèse qu’il soutient en 1972. Son travail est donc dégagé de tout lien direct avec une institution de gestion contrairement au travail de son prédécesseur et des ingénieurs forestiers.

Cette évolution de l’étude de la forêt a été rendue possible par la couverture de plus en plus complète de la Guyane par le dispositif de collecte de botanique. A partir des années 50, les stations de collecte ont commencé à être en continuité sur le littoral (Hoff, 2002) et l’exploration botanique de l’intérieur a désormais les outils nécessaires (cartes notamment) pour préciser les lieux de collecte. Comme le notent les botanistes qui ont fait eux-mêmes l’histoire de leur prospection du territoire, « l’exploration se professionnalise. Les localités de l’intérieur, auparavant isolées sont maintenant en continuité. On ne fait plus de collectes pointillistes mais des récoltes systématiques »2.

Dès lors, fort de ses propres institutions et outils, l’objet de la botanique peut à la fois se spécialiser et s’étendre progressivement à l’ensemble du territoire. Oldeman pose alors les bases de la flore comme objet d’étude de la botanique dans la période allant de 1965 à nos jours. C’est sur cette base que sera mobilisé l’objet flore dans le projet de parc national.