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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.2 L A SANTE DES AMERINDIENS : ENJEU POLITIQUE

3.2.1 Politique et santé : alliance au laboratoire

Du point de vue du premier préfet de la Guyane, pour mettre en œuvre un développement économique, il faut que la population soit en bonne santé. Durant les années 30 à 40, la démographie négative2 concernait l’ensemble de la population guyanaise, aussi bien sur le

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Des travaux menés sur la question sont cités par Fassin dans Fassin et al., 2003. Il s’agit notamment de Taussig M. Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A study in Terror and Healing. Chicago. University of Chicago Press. 1987. Megan Vaughan. Curing their ills. Colonial Power and African Illness. Stanford. Stanford University Press. 1991. Arnold D. Colonizing the body. State, Medecine and Epidemic Disease in Nineteenth Century India. Berkeley. University of California press. 1993.

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littoral que dans l’intérieur. En 1947, Vignon note que son « indice démographique de 0,001 habitant au kilomètre carré [est] inférieur à celui du Sahara »1. De plus, « l’absence de structure sanitaire », « les conditions d’hygiène insupportables » du bagne et ses épidémies2, l’isolement des populations de l’intérieur entament la « vitalité » de la population3.

Par ce raisonnement, il est proche d’un impératif qui a prévalu à la fin du XIXème en métropole : la recherche d’un mouvement de regénération de la population, basé sur le principe suivant : « la première condition de force c’est le nombre et la vigueur des citoyens »4. L’alliance de ce raisonnement5 aux outils développés par l’Institut Pasteur amène au milieu des années 40 le basculement du raisonnement hygiéniste au raisonnement et modes d’action pasteuriens tel que Latour l’a montré à la fin du XIXème (Latour, 2001) 6. Ce basculement n’est pas ce qui nous préoccupe mais il suggère que Vignon entend travailler à transformer la Guyane intérieure en s’alliant à la force de ce que l’Institut Pasteur est en mesure d’entreprendre. Restaurer la « vitalité » de la population passe par une gestion alliant médecine et administration.

Sur le littoral, le dispositif de gestion de la santé est basé sur une logique de laboratoire : celle de l’Institut Pasteur. L’étude de Latour au sujet de Pasteur a montré l’importance des liens constitués par ce scientifique et comment cela a abouti à modifier en profondeur les relations inter-individuelles dans notre société. Le centre Pasteur de Cayenne amène ce travail de reformulation des liens sociaux en Guyane.

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Vignon, 1985, p. 56.

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Les épidémies, nombreuses en Guyane à toutes les époques, ont entamé les énergies développées pour coloniser le territoire mais cela ne signifie pas nécessairement qu’elles ont été la cause de l’échec de la colonisation. Elles ont plutôt été le révélateur de l’inadéquation entre des projets grandioses formulés depuis la métropole et leur réalisation effective.

3

Ibid., p. 38 et p. 54.

4

Latour, 2001, p. 34, citant un hygiéniste du XIXème siècle.

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Ce mouvement s’étend à la Guyane 100 ans plus tard et au sujet de populations qui ne vivent pas en ville et dont la santé n’est pas entamée par le travail dans l’industrie mais par les caractéristiques du milieu naturel.

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L’Institut Pasteur trouve les racines de sa création dans la gestion nécessaire des maladies qui dévastent la population des bagnards. L’administration pénitentiaire demande l’envoi d’un corps de médecins conséquent qui tente à la fois d’avancer les connaissances dans les maladies les plus répandues dans la colonie, d’étendre le domaine de la médecine tropicale française et de seconder l’administration dans sa vocation d’implantation de colons. Un premier centre est ainsi créé à Saint Laurent du Maroni en 1908, nommé Institut d’Hygiène et de Bactériologie (IHB). Il ferme au décès du docteur qui l’a fondé et ré-ouvre à Cayenne en 1914. Son activité est alors la « recherche sur la pathologie humaine et animale de la colonie et la surveillance de l’hygiène, l’eau d’alimentation notamment » (Art. 1 de l’arrêté du 10 mars 1914 marquant sa création). Les deux premiers directeurs de ce nouveau laboratoire, médecins coloniaux pasteuriens (issus du corps de santé des colonies créé en 1890 et constitué par les jeunes médecins de la marine), firent un inventaire scientifique des diverses maladies de la Guyane. En 1940, lorsque l’Etat formule le souhait que la colonie se développe, l’outillage de l’IHB ne suffit plus. Le troisième directeur du centre s’allie au gouverneur de la colonie pour que l’IHB devienne une antenne locale du réseau mondial des Instituts Pasteur.

Dans le bilan de l’activité de son centre, le premier directeur de l’Institut note qu’« en Guyane Française la mortalité excédait la natalité et il ne pouvait être question de mettre en valeur le pays, du fait de la seule présence de Anopheles Darlingi1 »2. Dans cette phrase, le directeur sous-entend le lien entre santé et développement. Seul est explicité le lien entre un retard de développement et le moustique vecteur de maladie. Cela renvoie au travail de laboratoire effectué par l’Institut Pasteur pour définir le lien entre la diffusion de la maladie et ce moustique. Du fait de ces liens, l’Institut est, dès sa création, inscrit dans des enjeux politiques. Il doit concourir au développement économique et cela passe par l’introduction de la population et du territoire dans une logique de dépistage systématique, de recherche et d’observation des maladies, avec l’appui d’outils de laboratoire.

Dès sa création, son fonctionnement est inscrit dans les institutions existantes et, loin d’être un laboratoire confiné dans des activités de recherche et de représentation3, il se situe à l’interface avec la population4. Son contrat de création stipule en effet que l’Institut sera « au service du gouvernement local pour toutes les études, recherches et analyses d’ordre bactériologique intéressant la santé publique, sans qu’il y ait lieu de percevoir aucune rétribution pour ces travaux » (art. 2). Il a également pour rôle de fournir en vaccins et sérums le département, d’ouvrir une consultation externe (art. 5 à 8) et de lutter contre la rage et surtout la lèpre désignée comme le principal fléau. L’institut a sur ce sujet un rôle de veille, aussi bien dans la colonie où il fournit un rapport semestriel au Ministère des Colonies, qu’au niveau de l’ensemble de la sous-région Amérique du Sud5. Les trois quarts des conférences auxquelles le directeur se rend durant les 20 années de son mandat, portent spécifiquement sur

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Moustique vecteur du paludisme.

2

Floch, 1965, p. 159.

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Sans pour autant que cette tâche soit négligée : participant à de nombreux colloques, le directeur du centre et certains de ces collaborateurs acquièrent une reconnaissance scientifique nationale. Le premier directeur reçut le mérite agricole en 1947, devint chevalier de la santé publique en 1950 et obtint le prix E. Marchoux en 1953, prix prestigieux en matière de médecine tropicale.

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On peut noter que c’est là une caractéristique des Instituts Pasteur Outre-mer : « A la différence de la maison- mère parisienne, où l’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique fut toujours la doctrine officielle, les Instituts Pasteur des colonies furent très proches des gouvernements locaux, dont ils tiraient une grande partie de leurs ressources et dont ils inspiraient, en retour, les politiques sanitaires » (Dedet, 2000, p. 15).

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L’Institut Pasteur de Guyane fut très ancré dans la sous-région, tant par les colloques auxquels il a participé (la moitié des colloques de 1946 à 1958 se situe en Amérique du Sud dont un quart au Brésil) que par la bibliographie sur laquelle il s’appuie (sur la même période, 40% des références sont américanistes (revues et / ou auteur d’Amérique du sud et la moitié de ces références sont brésiliennes).

la lèpre. Il effectue systématiquement un rapport détaillé sur le dispositif mis en place par le pays qu’il visite pour lutter contre cette maladie1.

Le premier directeur de cet institut, le Dr. Floch, cumule plusieurs responsabilités2 en matière d’amélioration de la santé dans le département. Son rôle est à ce point important que Vignon établit une équivalence entre améliorer la santé de la population et favoriser les plans d’actions du Dr. Floch : « Deux endémies sévissaient brutalement, le paludisme et la lèpre. Dans ce domaine je n’avais qu’à aider à la réalisation des projets du Dr. Floch »3. Il remarque également son efficacité : « depuis très peu de temps, grâce au Dr. Floch et à l’Institut Pasteur, un traitement aux sulfones4 est appliqué, remplaçant fort heureusement chaulmoogra, aussi douloureuse qu’inutile. Les résultats sont spectaculaires »5. En suivant ce raisonnement, l’Institut Pasteur chasse l’ignorance, en même temps que les maladies.

Le travail de l’Institut étant perçu comme une condition du développement de la colonie, les instances locales participent à son financement6 et au choix du personnel « subalterne » (art. 3 et 4)7. En retour, l’Institut œuvre à l’élimination de maladies : il met en place l’organisation nécessaire à la mise en œuvre des traitements, notamment ceux de la lèpre et de la fièvre jaune. A cette fin, le Dr. Floch organise un dépistage systématique de la population : « toutes les personnes en contact avec le public dans les administrations » ou chez certains commerçants « [devaient] chaque année se présenter deux fois au Dr. Floch. Tous les écoliers de la Guyane [subissent] les mêmes examens. Pour partir en métropole, les passagers, européens ou non, devaient obtenir du même Dr. Floch un certificat de non contagiosité »8. Ce système avait ses limites puisqu’il ne permettait pas une surveillance

1

Ces affirmations se basent sur l’analyse des rapports annuels de l’Institut durant ses 20 premières années.

2

Il cumule les rôles de chef du service vétérinaire de la Guyane (1940-1947), directeur du bureau d’hygiène de Cayenne et du service départemental de la lutte antipaludique, directeur du service d’hygiène du département, du service de la lutte antipaludique et anti amarile, responsable de la campagne d’éradication du moustique vecteur du paludisme et léprologue départemental.

3

Vignon, 1985, p. 54.

4

Le traitement par la sulfone a été mis au point par les américains mais était très coûteux. Le Pr. Tréfouel de l’Institut Pasteur de Paris, isole le principe actif : la sulfone mère et diminue ainsi le coût du traitement.

5

Ibid., p. 33.

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Une subvention annuelle du gouvernement de la Guyane finance la direction administrative et scientifique de l’Institut et assure le paiement du personnel.

7

Le personnel de direction est choisi par l’Institut Pasteur de Paris tandis que les techniciens et « personnels subalternes » seront choisis en accord avec le département et le gouvernement de la Guyane. (art. 3 et 4).

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exhaustive1 mais il visait bien à mettre en place un système de veille et d’enregistrement systématique de la population, perçue à travers les traits de son mode de vie qui touchent à sa biologie. Ce fonctionnement montre également l’ancrage de la vocation sanitaire de l’Institut dans le fonctionnement social du département.

Cet ancrage se lit également dans la mise en place d’arrêtés préfectoraux, inscrivant les normes d’hygiène préconisées par l’Institut Pasteur dans le cadre juridique local. L’arrêté préfectoral du 31 mai 19532 porte sur le règlement sanitaire départemental où une série d’articles définit des règles de vie collective pour limiter la prolifération des moustiques : « les bassins d’ornements et d’arrosage, les vases ornementaux vides, les abreuvoirs pour animaux petits et grands, les gouttières, etc… doivent être vidés complètement une fois par semaine » (art. 82). Un autre chapitre de cet arrêté rend obligatoires les vaccinations contre la fièvre jaune et le paludisme. Une entente est également établie entre l’Institut Pasteur et le service d’immigration pour rendre obligatoire le passage des entrants dans le territoire par toutes ces mesures.

D’autres articles définissent les règles de la pulvérisation régulière du DDT et lui confèrent un caractère obligatoire. Dans le bilan de son action, en 1965, le Dr. Floch affirme que le DDT et l’épandage d’insecticides résiduels ont permis le redressement global de la situation en Guyane par son redressement démographique depuis 1949. Le DDT a en effet été pulvérisé dans les domiciles de l’agglomération de Cayenne en 1948 et généralisé l’année suivante à tout le littoral et quelques centres de l’intérieur3. A ce sujet, il évoque « l’ère du DDT »4, qui met un terme à « l’insalubrité » du département. A ses yeux, le travail d’organisation et d’outillage mené par l’Institut a transformé la population et la nature du département, notamment en réduisant les cas de paludisme de 95 %. La population a retrouvé sa « vitalité »5, elle est donc plus saine. Il établit ainsi une équivalence entre l’éradication du moustique vecteur du paludisme et la « mise en valeur » du territoire6.

1

Ses études iront jusqu’à analyser l’alimentation des guyanais (à partir de 1951), amenant l’Institut à donner des préconisations en matière d’agriculture et d’habitat (à partir de 1952) par l’établissement de fiches par immeuble, débouchant sur des préconisations en matière d’urbanisme.

2

BDoc : recherche. Archives de l’Institut Pasteur. « Rapport de l’année 1955 ».

3

Le moustique vecteur de la fièvre jaune et du paludisme est considéré comme éradiqué de Guyane en 1952.

4

Floch, 1965 p. 160.

5

Ibid., p. 160.

6

Le directeur de cabinet du Ministre de la Santé Publique, dans un courrier adressé au Ministre de la France Outre-mer pour que le Dr Floch perçoive un avancement de carrière (BDoc : recherche. Courrier du 15 décembre 1952) écrit : « Grâce à son action, la Guyane Française, qui était considérée à juste titre comme un territoire des

Dans ce raisonnement, à une maîtrise des sources biologiques des maladies, correspond une expansion de la sphère socio-économique. Etablir cette correspondance est dès lors considéré comme prioritaire pour le Dr. Floch comme pour Vignon, mais sa mise en œuvre passe par la stabilisation d’une armature administrative.