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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.1 E MERGENCE DE L ’ OBJET AMERINDIEN

3.1.1 Contrôle politique de leur territoire

La centralisation de savoirs sur les amérindiens va être le fait d’acteurs mandatés par le pouvoir politique, puisque les amérindiens, comme la faune2, n’ont pas été constitués en objet scientifique avant le milieu du XXème siècle. Pourtant le Musée de l’Homme avait envoyé en 1938 un chercheur, M. Sangnier, élève de M. Mauss, dont les données ne seront jamais publiées en raison de son décès précoce (Chapuis, 2001)3. L’IFAT avait prévu d’accueillir un ethnologue dès sa création en 1947, mais A. Métraux, pressenti pour ce poste, ne fut pas attiré par la Guyane (Métraux, 1978)4. Un département de sciences sociales ouvre dès 1966 au centre ORSTOM mais ce sont deux sociologues qui vont s’y succéder, dont les études portent

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« La construction d’un espace politique implique et rend possible celle d’un espace de commune mesure, à l’intérieur duquel les choses sont comparables, parce que les catégories et les procédures de codage sont identiques » (Desrosières, 2000, p. 17).

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Même si ce parallélisme peut paraître choquant sur un plan moral, il n’est pas abusif puisque, tout comme la faune dont certains spécimens ont été ramenés pour être exposés au Jardin des Plantes, plusieurs familles amérindiennes du littoral ont été exposées dans ce même jardin (BDoc : amérindiens. Manouvrier, 1882). L’anthropologie est d’ailleurs née de ce parallélisme. Le premier titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum, Quatrefages, énonce ainsi la mission de sa discipline : « l’histoire naturelle de l’homme faite monographiquement comme l’entendrait un zoologiste étudiant un animal » (cité par Blanckaert, 1997b, p. 87).

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La Guyane intérieure est évoquée dans des travaux centrés sur l’ensemble des trois Guyanes comme c’est le cas dans les travaux du Hollandais De Goeje qui publie un travail sur les wayanas en 1941. Mais ce type de travail n’est pas centré sur la Guyane Française et ne constitue pas une centralisation d’un ensemble d’études.

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Lors de ce séjour, il s’attendait au pire « mais Cayenne est encore plus misérable qu’il m’était possible de le prévoir » et lui « évoque le XVIIIème siècle » (Métraux, 1978, p. 191).

sur les populations du littoral1. En l’absence d’ethnologue et de centralisation des données recueillies par les savants, les observations sur ces populations restent de l’ordre du glanage, au gré des missions. L’unique travail de centralisation dans ce domaine, c’est-à-dire une série d’observations inscrites dans un dispositif d’ensemble, a été celui des jésuites, dont la partie linguistique sera retravaillée au cours du XIXème siècle (Collomb, 2000). Les observations ethnographiques éparses ne sortiront de l’oubli que sous la plume du premier ethnologue en poste en Guyane au début des années 70.

En revanche, les amérindiens ont fait l’objet d’action politique par avancées progressives, à des rythmes et dans des directions différentes selon les périodes2 mais toutes visent à contrôler le territoire. La relation des amérindiens avec le pouvoir colonial est essentiellement caractérisée par le conflit au XVIIème siècle, tandisque l’objectif de leur porter assistance caractérise le siècle suivant. Cet objectif n’étant pas atteint, ces populations plongent dans l’oubli3 (Hurault, 1985 ; Grenand, 1982) jusqu’à ce que soit créé le « Territoire de l’Inini » par le décret-loi du 6 juin 1930. Ce dispositif institutionnel englobe toute la partie forestière, ne laissant à la colonie qu’une bande littorale large de 50 à 100 kms (Calmont, 2000). Les amérindiens qui ne sont pas directement visés par ce dispositif, y sont intégrés de fait, de par leur lieu de vie. Dans cette première étape, ils sont abordés par leur territoire et non en tant que population4.

Le « Territoire de l’Inini » va contrôler 90% du territoire où vivent 12 000 personnes, soit le tiers de la population coloniale en 19305. Cette création est décidée sans consultation du Parlement (Taubira, 2000) et suit deux objectifs : contrôler l’activité des orpailleurs6 et soustraire l’intérieur au contrôle politique local.

En effet, en l’absence de toute réglementation, de toute cartographie et de tout poste de contrôle, la population des orpailleurs ainsi que les profits qu’ils tirent de leur activité,

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Ce découpage renvoie à une division du travail au sein des sciences sociales : aux sociétés occidentalisées du littoral, la sociologie, aux sociétés considérées comme « primitives » de l’intérieur, l’ethnologie. On retrouve ainsi la dissymétrie entre l’Occident et le reste du monde analysée par Latour (Latour, 1997). Dissymétrie maintenue par l’approche auto-dénommée ethnoscientifique (Descola, 2006).

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L’ethnologue P. Grenand parle à ce sujet de « hasard organisé » (Grenand, 1982, p. 246).

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A la période qui nous intéresse cette histoire est ignorée (Hurault, 1989). Aussi, comme les missionnaires de cette période, nous allons dans cette partie suivre leur rencontre avec les amérindiens en considérant qu’ils n’ont pas conscience du passif des interactions antérieures.

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A. Metraux, de passage en Guyane, dit les wayapi éteints (Grenand P. F., 2005).

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Piantoni, 2002, p. 95.

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échappent à l’Etat. 100 ans après le début de l’arrivée massive des orpailleurs1, la France, peu soucieuse jusque-là de marquer le territoire guyanais de son emprise, établit rapidement une législation concernant l’exploitation des mines d’or et la profession d’orpailleur2 (Jolivet, 1982). Cette législation minière constitue le premier et unique corpus de textes officiels réglementant l’intérieur. L’Etat entend désormais organiser l’exploitation des richesses aurifères et mettre en place des filières commerciales qu’il contrôle3.

Outre l’importance pour l’Etat de contrôler et taxer l’exploitation des ressources d’un territoire sous sa juridiction, des éléments conjoncturels, d’ordre économique et surtout politique, ont favorisé la création du « Territoire de l’Inini ». Le déclin de la production aurifère dans les années 20 et 304, l’impossibilité de développer un secteur d’auto-production agro-forestier5, l’inefficacité du bagne comme voie de développement6, inquiètent l’Etat quant aux possibilités économiques du département. Dans cette situation, une période trouble au niveau politique, où se joue lors d’élections locales le rapport de forces entre la métropole et sa colonie, la création de l’Inini vise à soustraire à l’agitation politique locale la mise en valeur de l’intérieur7. En effet, des émeutes sanglantes se déroulent à Cayenne suite aux élections législatives frauduleuses de 1924 et 19288 qui opposent un candidat soutenu par la métropole à un candidat populaire dans la colonie.

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Les immigrants sont venus des Antilles françaises et anglaises à partir de 1860 (Jolivet, 1982).

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Cependant, cette législation ne permet pas à l’Etat colonial de maîtriser dans les faits l’exploitation de l’or. L’immigration massive, le milieu forestier, les liens entre exploitations légales et illégales maintenus par la main-d’œuvre, la rendent quasi ineffective (Jolivet, 1982, p. 128).

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Outre des structures administratives, l’Etat prévoit le développement d’un réseau moderne de communication : routes, voies ferrées, équipements portuaires (Piantoni, 2002, p. 95).

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La chute des cours mondiaux dûe en 1929 et les limites des techniques employées, amènent une stagnation de la population des orpailleurs, qui décroît après 1930 : ils sont 2000 en 1950 moins de 500 en 1960 (Jolivet, 1982, p. 121-122).

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Les dirigeants de la colonie veulent remédier à la situation déséquilibrée de la Guyane (économie entièrement dépendante de l’or dont l’essor commence à se tarir) en développant l’agroforesterie. Cela correspond à l’impératif de l’entre-deux guerres: « mettre en valeur » les colonies par la production agricole (Bonneuil, 1990). Mais ce secteur ne résistera pas à la chute des cours de 1929 et à la concurrence des productions régionales (rhum et banane des Antilles, gomme de balata et bois de rose du Brésil) (Mama Lam Fouck, 1996).

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Système, qui plus est, critiqué par des représentants de pays d’Amérique centrale et des Français comme l’écrivain journaliste A. Londres, le poète guyanais L. G. Damas et le député guyanais G. Monnerville.

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Le premier préfet de Guyane l’analyse ainsi : « créée par Mandel lorsqu’il était ministre des colonies, [ce territoire de l’Inini] répondait au désir de voir échapper tout l’intérieur à peu près désert à l’influence du Conseil Général » (Vignon, 1985, p. 21).

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Ces élections opposent un candidat populaire soutenu par la majorité des Guyanais, Galmot, et le candidat, Lautier, appuyé par une fraction de la bourgeoisie créole, l’administration coloniale et le ministre des colonies. L’entrepreneur métropolitain Galmot se positionne contre la fraude électorale et pour le développement de la Guyane. Elu député en 1919, il est emprisonné à Paris en raison de sa compromission dans un scandale politico- financier (affaire des Rhums). Réhabilité par la suite, sa popularité auprès des Guyanais est intacte mais lors des élections de 1924, Lautier, soutenu par le gouverneur, le procureur général et le maire de Cayenne, gagne ces élections, en partie faussées par des électeurs fictifs et se déroulant sous la menace et les répressions. Les élections de 1928 se déroulent dans la même ambiance et après la réélection de Lautier, suivie d’émeutes mais

Si l’impact des projets de l’Inini reste discret1, l’enjeu de ce changement pour la Guyane n’en est pas moins important puisque, depuis lors, pour les Guyanais du littoral, le terme « Inini » est devenu le symbole de l’appropriation par la métropole de la majeure partie de leur territoire, au dépens des élus et de la population présente sur le littoral, sous l’alibi de projets de développement. En effet, ce système, proche du protectorat colonial, place l’intérieur de la Guyane sous l’autorité directe du gouverneur assisté d’un conseil d’administration qui n’est pas élu. L’Inini est doté d’un budget propre et constitue une unité administrative autonome, ayant personnalité de droit civil2. Autrement dit, la Guyane est divisée en deux colonies, l’une sur le littoral, l’autre dans l’intérieur, sous la tutelle directe et totale de la métropole.

Les élus et une partie de la population guyanaise ne s’y trompent pas et « la suppression du territoire de l’Inini sera un des principaux soucis du Conseil Général »3. Cet acte trouve sans doute un retentissement particulier dans la société guyanaise dont l’identité s’affirme difficilement4. Une mémoire de la dépossession s’inscrit pour eux dans cette partie de leur territoire, encore palpable aujourd’hui. Nous en mesurerons tout le poids dans les parties suivantes lorsque le projet de parc sera présenté aux élus guyanais qui y voient une réactivation de l’époque de l’Inini.

Le « territoire de l’Inini » a également de l’importance concernant notre sujet par le premier enregistrement systématique qu’il crée pour cette partie de la Guyane. Son administration constitue la première construction systématique d’un assemblage de données sur plusieurs domaines. Ce que Latour appelle une « accumulation »5. Ce premier embryon d’une gestion administrative de l’intérieur, est constitué de 2 services (le service des mines6 et le service

validée par l’Assemblée Nationale, les Guyanais apprennent la mort de Galmot. Des émeutes et lynchages seront suivis d’un procès en 1931 à Nantes où la complicité de l’administration française dans la fraude électorale est dénoncée (Mam Lam Fouck, 1996 ; Cendrars, 1973 ; Piantoni, 2002).

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Les analystes de la Guyane, inscrivent généralement l’Inini dans la longue liste des projets étatiques restés inaboutis : les moyens de communication vers l’intérieur se révèleront infaisables et la fin du premier cycle de l’or provoqua le reflux de la majorité des orpailleurs vers le littoral (Mam Lam Fouck, 1996, p. 50).

2

Jolivet, 1982, p. 137.

3

Vignon, 1985, p. 21.

4

Jolivet a analysé la construction de la société créole comme la perpétuation d’une situation de crise : contrairement aux autres colonies françaises, la constitution d’une créolité a été étouffée par l’avènement de la ruée vers l’or, à peine 30 années après l’abolition de l’esclavage (Jolivet, 1982).

5

Latour, 2001, p. 38.

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Ce service est polarisé par l’or, la prospection de sites et la réglementation des industries d’exploitation existantes. Les rapports de ce service recensent les placers, le paiement des taxes, l’évolution de la population des mineurs et de leur activité. Parfois les observations vont jusqu’à une cartographie de l’emplacement des placers par rapport à l’hydrographie (exemple : géomètre, adjoint au service des mines, rapport de 1938 dans la

forestier1), chargés d’effectuer des prospections et la mise en place d’une réglementation, 2 centres administratifs et 3 centres de contrôle. Le personnage principal de ces centres est le gendarme qui représente l’autorité du gouverneur qui est doté de fonctions administratives2. Son rôle de contrôle est complété par celui de médecins, d’ingénieurs forestiers et de géologues qui effectuent des missions dans les villages.

Même si ce dispositif administratif ignore au départ les amérindiens, ils vont émerger dans les rapports de tournées, comme une population à part, distincte des autres habitants. Ce sont ces missionnaires, dont la pratique est à la jonction d’un travail d’observation, d’analyse scientifique et de contrôle politique des populations, qui vont amorcer leur construction en objet.