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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.4 M ISE EN ŒUVRE D ’ UNE PROTECTION DES AMERINDIENS

3.4.3 Construction d’une figure menaçante

Progressivement, le débat se déploie dans la presse et sort ainsi des enceintes closes des ministères et institutions de recherche, accédant à un second niveau de généralité. A la figure de l’amérindien d’Amérique du Sud, est opposée la figure du touriste, symbole de l’économie monétaire et de la société consumériste, alors exposée à une ardente critique au niveau national et international. Le touriste est présenté par Hurault comme menaçant pour les amérindiens à plusieurs niveaux et notamment au niveau de la santé. Schématiquement, lorsque le touriste rencontre l’amérindien, ce sont également ses germes qui rencontrent le système immunitaire de ce dernier.

La voie des négociations ayant laissé Hurault sur une impression d’inachèvement2, il se tourne vers la presse avec laquelle il adopte un ton plus dramatique, annonçant « l’effondrement de l’économie [des amérindiens], leur désorganisation et finalement leur concentration dans des bidonvilles autour de Cayenne et Saint-Laurent »3. Il veut ainsi rendre publics les termes de l’enjeu de cette « francisation » pour mobiliser un ensemble plus large d’acteurs au-delà du cercle d’initiés des chercheurs. Le débat relayé par les plus grands quotidiens nationaux (Le Figaro, Le Monde, Le Canard Enchaîné) se concentre pour une bonne part sur le développement du tourisme en cours dans la région de Maripasoula. Les acteurs du secteur privé, absents du débat au niveau ministériel, reprennent les arguments du préfet Vignon et répondent aux arguments de Hurault et des journalistes. En réponse, le

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Ibid., p. 42.

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Il qualifie la discussion de « dialogue de sourds » (Ibid., p. 44).

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docteur Morel, en poste à Maripasoula, publie un rapport le 24 janvier 1970, où il conclut : « pour préserver la santé physique, mentale et sociale des Indiens, il convient d’interdire l’exploitation touristique du Maroni ». Hurault confirmait ces propos dans « Le Fait Public » de mars 1970 : « Le tourisme apparaît en définitive comme l’une des entreprises les plus néfastes et les plus destructrices dont les populations tribales puissent être victimes. Il ne peut conduire qu’à la destruction, à la mendicité, à la prostitution ».

En se déplaçant sur le terrain métropolitain et en s’ouvrant à un espace social et discursif plus hétérogène, la « question indienne » accède à une généralisation et les termes mis en opposition s’en trouvent modifiés. L’enjeu du contact n’est plus celui des autres populations de Guyane mais celui des touristes, qui incarnent la figure de l’étranger total. Arrivés par une démarche consumériste, voyageant uniquement par plaisir et non par nécessité, leur présence s’oppose aux principes de la vie du groupe amérindien tel que Hurault l’a défini : le désintérêt pour l’argent, le règne du nécessaire dans la relation à la forêt, la vie sociale au sein d’une interconnaissance. Mais le refus d’une relation entre touristes et amérindiens ne s’exprime pas dans ces oppositions, mais par le registre de la santé.

La protection légale du territoire des amérindiens va être déclenchée par un évènement particulier. Un touriste ayant le goût de l’aventure, attiré vers l’intérieur par les récits d’explorateurs du XIXème (Hurault, 2000), se perd en forêt et décède. Suite à cela, est décidée la création d’un arrêté préfectoral en 1970 dont le motif est exprimé en ces termes : « Considérant qu’il convient de respecter le mode de vie, les coutumes, l’organisation sociale et familiale ainsi que le particularisme des populations indiennes ; considérant d’autre part qu’il convient de préserver l’état sanitaire de ces populations »1. Désormais, on ne peut se rendre dans la partie de la Guyane qu’après avoir obtenu une autorisation de la préfecture. Cette autorisation ne sera délivrée qu’à des personnes ayant des raisons professionnelles de s’y rendre. L’arrêté de 70 marque la première forme de protection de l’intérieur. Il s’agit également du premier acte de protection des amérindiens entériné par la loi. Si deux réserves amérindiennes existaient déjà2, leur création relevait d’une logique territoriale univoque : à une communauté correspond un espace qui lui est octroyé ; et n’avait pas engagé l’échelle

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Extrait de l’article du 14 septembre 1970.

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Deux réserves avaient été octroyées à des groupes amérindiens dans la partie littorale : l’une aux palikurs en 1900 dans la région de Saint-Georges de l’Oyapock, l’autre aux kali’nas de la Basse Mana en 1949 (Grenand P. et F., 1992).

nationale pour être créés1. L’arrêté de 70 en revanche, est le fruit d’un travail mené entre la métropole et le Dom et engageant des groupes d’acteurs scientifiques et politiques, chacun de ces groupes étant hétérogène : ethnologue médecin et géographe ; sénateur et Conseil Général.

Les élus du Conseil Général reçoivent cet arrêté comme une dépossession de leur territoire, réactivant ainsi les traces que la création de l’Inini avait laissées dans les mémoires. Ils insistent notament sur le caractère anti-constitutionnel d’un arrêté qui limite la libre circulation des personnes sur le territoire français. Le premier projet de parc, centré sur les amérindiens, sera pour eux une nouvelle réactivation de ce sentiment de dépossession.

1

Ces deux réserves relevaient d’une « décision locale sans ratification à l’échelon national » (Grenand P. et F., 1992).

Comme nous l’avons vu au sujet de la faune, l’énonciation du principe de protection ne suffit pas à sa mise en œuvre. Le passage du principe à l’acte suppose une entrée totale des objets et acteurs dans le domaine politique.

Dans le cas de l’objet amérindien, l’entrée en politique a été facilitée par la constitution préalable de l’objet dans le domaine politique, avant d’entrer dans le domaine scientifique. Pour celui qui devient à cette époque le spécialiste des amérindiens de Guyane, Hurault, entrer dans le domaine politique ne consiste pas véritablement à transgresser une frontière.

Son travail qui constitue l’objet amérindien en objet scientifique permet à Hurault, lorsqu’il entre dans le débat politique, de se relier à des acteurs scientifiques extra territoriaux, c’est-à-dire métropolitains, afin de porter sa cause. Eux-mêmes se situent dans un double registre, scientifique et politique, en se faisant l’écho en France de débats internationaux au sujet du sort des amérindiens d’Amérique. Relié à eux, Hurault peut faire accéder la « question indienne » de Guyane à un niveau de généralité plus important.

Par l’extension de son réseau, Hurault donne des arguments supplémentaires au débat où s’opposent deux processus de dénonciation : la privatisation et la subjectivité de la relation des scientifiques aux amérindiens, dénoncées par les acteurs politique ; la prise de décision autoritaire, sans tenir compte d’avis de porte-parole des populations ciblées, critiquée par les scientifiques.

Pour sortir de cette accusation de particularisation des relations entre scientifiques et amérindiens et mobiliser plus largement, Hurault élargit le débat. La notion de menace portée aux amérindiens, notamment sur leur santé, restée jusque-là très présente mais non cristallisée sur un fait en particulier, trouve une incarnation idéale dans la figure du touriste. Des acteurs plus hétérogènes que les scientifiques et les décideurs politiques entrent alors dans le débat.

Le premier acte de protection de l’intérieur de la Guyane est donc le fruit d’une mobilisation élargie à des acteurs hétérogènes, à travers des figures opposées, l’amérindien et le touriste, dont la généralisation a été préalablement stabilisée.