• Aucun résultat trouvé

Les violences urbaines, une initiative des Renseignements Généraux reprise par la Sécurité Publique

Encadré I-1 : Méthodologie des statistiques des crimes et délits constatés par la police et la gendarmerie (système statistique 4001)

2.2. Les violences urbaines, une initiative des Renseignements Généraux reprise par la Sécurité Publique

2.2.1. Recenser les violences urbaines

En 1991, face à la multiplication d’émeutes, une section "Violences urbaines" (qui deviendra dès septembre 1991, la section "Ville et Banlieues") est créée au sein de la Direction Centrale des Renseignements Généraux. Cette section est d’abord chargée d’étudier les phénomènes de bandes, craignant une "dérive à l’américaine". Les Renseignements Généraux sortent ici de leur cadre d’observation général de suivi de l’opinion et de prévisions électorales, pour s’intéresser à des « jeunes, plus ou moins délinquants et dénués de toute pensée politique. » [Bui Trong L., 2000a, p. 21].

L’objectif de cette section était de produire un indicateur pour évaluer les potentiels d’"explosion" dans les quartiers. Pour la commissaire Lucienne Bui Trong [ibid, p. 55], il était possible de « prévoir des épisodes de crise pour peu que l’on s’attache, au quotidien, à relever les incidents susceptibles de déclencher des réactions de solidarité, à déceler des signes avant-coureurs de violences, à repérer les émeutiers potentiels, à connaître les mécanismes psychologiques propres à ces groupes ». Les chiffres des crimes et délits du ministère de l’Intérieur n’étaient pas exploitables pour cette étude. N’enregistrant que les faits "graves", ils ne faisaient pas ressortir les quartiers ayant connu des "émeutes". Ils présentaient même une géographie inverse avec des volumes importants dans les zones riches, de tourisme, d’activité et de passage, et des volumes faibles dans les zones résidentielles et pauvres [ibid, p. 58].

Renseignements Généraux a permis, dans un premier temps, de repérer les quartiers (théâtres de violence ou non) perçus localement comme défavorisés, selon des critères socio- économiques.

Pour ces quartiers, un tableau complet est dressé portant sur l’urbanisme, les aspects démographiques et sociaux (populations pauvres, éclatement des familles), les éventuelles mesures prises dans le cadre de la politique de la ville (dispositifs DSQ : Développement Social des Quartiers et DSU : Développement Social Urbain), l’encadrement associatif et religieux, les caractéristiques de la délinquance, l’existence éventuelle de la violence ou de phénomènes de drogue.

La Direction des Renseignements Généraux, chargée des analyses, reçoit une foule d’informations grâce à un réseau très développé de services de terrain. Ces équipes obtiennent leurs renseignements en interne de la part des services de police et de l’extérieur par des contacts avec les élus, les militants de la vie associative, religieux, syndicalistes…

Dans le cadre de l’étude des "violences urbaines", les agents des Renseignements Généraux, ont également établi des contacts directs (en indiquant explicitement qu’ils appartenaient aux Renseignements Généraux) avec les éducateurs de justice, principaux de collèges, proviseurs de lycée, directeurs de société HLM, ainsi qu’avec des gardiens d’immeubles, animateurs d’association, commerçants, facteurs, pompiers, médecins, pharmaciens, habitants, jeunes des quartiers…

Si la structure d’enregistrement mise en place est efficace, le problème réside dans le type de faits enregistrés. La définition large qui a été donnée des "violences urbaines" au paragraphe 1.2.2 laisse entrevoir les problèmes de repérage. Comme le rappelle Lucienne Bui Trong [ibid, p. 73], l’objectif étant de prévoir les explosions de violence, « on ne mesure pas ici l’acte selon le Code pénal, encore moins selon la valeur morale, mais en tant qu’indicateur d’une capacité de mobilisation collective ».

C’est pourquoi la plupart des faits sont pris en compte dès lors qu’ils sont commis en groupe. Un nombre important de faits « visent par le recours systématique à la provocation et à l’arrogance, à remettre en cause toutes les formes d’autorité et de concordance sociale » [ibid, p. 60], représentant ainsi un désordre potentiel. Il s’agit souvent de ce que l’on a défini précédemment comme des incivilités. Ces faits ne sont pas recensés dans les statistiques de la police et de la gendarmerie, soit parce que les victimes ne déposent pas plainte par peur ou par découragement, soit parce qu’ils sont classés sans suite (faiblesse du préjudice matériel, nature collective de la violence urbaine). Il s’agit donc bien de repérer des faits qui ne

relèvent pas d’un traitement judiciaire, mais qui sont dirigés contre les institutions ou contre les particuliers (mais hors du cadre d’affrontements de personne à personne).

Le succès que les analyses, réalisées à partir de cette base de données, ont rencontré auprès du ministère de l’Intérieur et de la Direction Générale de la Police Nationale, amène la Direction Centrale de la Sécurité Publique à créer, en 1995, un outil concurrent. Cette base répertorie, dans les quinze départements les plus urbanisés, certaines catégories de faits enregistrés dans l’"Etat 4001" et « relevant de l’esprit de la violence urbaine (incendies, rébellions, vols avec violence…). » [ibid, p. 132]. L’analyse était nettement moins fine, d’autant que l’"Etat 4001" ne prend pas en compte les petits délits et ne distingue pas les actions de groupe des actions individuelles.

De la coexistence redondante de la base des Renseignements Généraux et de la base de la Sécurité Publique, nait en août 1998, un Système d’Analyse Informatique des Violences Urbaines (SAIVU). Ce système, qui dépend de la Direction Centrale de la Sécurité Publique, permet la saisie des faits par les services départementaux de la Sécurité Publique (qui étaient mieux répartis que ceux des Renseignements Généraux) et la transmission des données par réseau à leur Direction Centrale. Les Renseignements Généraux ont apporté leur expertise scientifique pour la création de cette base qui venait supplanter, en quelque sorte la leur. Mais le transfert de cette base d’un organe d’observation (les Renseignements Généraux) à un service qui a des comptes à rendre sur le traitement de la violence (la Sécurité Publique) a posé le problème d’un producteur de statistique à la fois « juge et partie » précédemment évoqué. Dès 2000, les analyses produites au niveau national montrant des "résultats" trop mauvais (c’est-à-dire des chiffres trop inquiétants), elles ont été abandonnées. Aujourd’hui le SAIVU est toujours alimenté par les services de police, mais n’est utilisé qu’au niveau local, en fonction de la volonté de certains commissaires.

2.2.2. Critique des données relatives à la violence urbaine.

Même si la volonté des Renseignements Généraux au départ n’était pas de constituer une base de données destinée à des analyses statistiques, les résultats publiés pouvaient laisser croire à un recueil homogène de l’information, ce qui n’était pas le cas. Or comme le regrette Lucienne Bui Trong [2000a, p. 132], les « chiffres étaient toujours communiqués à l’état brut sans que jamais l’on explique les méthodes de repérage et de recueil utilisées ».

Les données recueillies par les Renseignements Généraux posent quelques problèmes pour une analyse totalement fiable.

Tout d’abord les unités de base de l’analyse, les quartiers, posent un problème d’homogénéité : d’un point de vue qualitatif d’une part, chaque service ayant toute latitude pour déterminer les quartiers localement perçus comme "défavorisés" [ibid, p. 57], d’un point de vue quantitatif d’autre part, le nombre de "quartiers sensibles" pris en compte évoluant dans le temps (400 en 1991, 1 171 en 1998)35.

La remontée d’information depuis les services de terrain départementaux, ensuite, n’était pas uniforme. « Certains services privilégiaient les contacts et analysaient les facteurs psychologiques et culturels de la violence urbaine ; d’autres approfondissaient les initiatives de la politique de la ville, y participant parfois personnellement ; d’autres encore négligeaient totalement le relevé des incidents de violence urbaine parce qu’ils avaient opté pour les méthodes dites de recherche opérationnelle, destinées à apporter des renseignements précis aux autres services de police, ceux qui sont chargés de la répression et travaillent sous la responsabilité des magistrats ; certains enfin nous informaient scrupuleusement sur tous les incidents… » [ibid, p. 83].

Dans le temps, l’intérêt porté par les services aux "violences urbaines" a également progressé. La mission étant nouvelle, les fonctionnaires se sont mobilisés progressivement. Ainsi l’accroissement de 3 000 à 29 000 incidents de 1992 à 1999 est-il en partie la « rançon du succès », l’effet "secondaire" de la popularisation de l’outil [ibid, p. 82].

Une autre critique est également formulée, concernant le type de faits enregistrés dont l’appréciation est souvent subjective. Si le repérage d’émeutes ou de mini-émeutes peut être absent de toute subjectivitié, c’est la rubrique des incivilités qui pose problème. Relevant aussi bien d’actes de vandalisme que d’attitudes menaçantes ou de positions irrespectueuses, les critères d’évaluation sont variables d’une personne à l’autre (ce qui est considéré comme "irrespectueux" par certains ne l’est pas par d’autres) [Noseda V., 2003, p. 4].

35 Une augmentation du nombre de faits de "violence urbaine" recensés peut être ainsi due en partie à

Le mode d’observation assez "libre" laisse également la porte ouverte à la critique notamment au regard des risques de stigmatisation. En effet, cette méthode de collecte risque de reproduire une vision déterminée de ce qui doit être considéré comme "déviant". Cette idée renvoie au système de "marquage" dénoncé par Howard Becker [1963] qui est l’aboutissement d’un processus qui stigmatise certaines catégories de personnes, en les associant à la "déviance" conduisant par là même à une surveillance plus importante de la part des agents des forces de l’ordre [Noseda V., 2003, p. 3]. En 1971, le sociologue Jean-Claude Chamboredon [1971, p. 351] pointait du doigt ce phénomène à propos de la délinquance juvénile : « Antérieurement à tout délit, c’est l’ensemble du comportement de certains individus ou de certains sous-groupes qui est, progressivement, soupçonné ou condamné. Autant que le permettent les dossiers, qui reconstruisent comme un destin l’histoire du délinquant, on peut apercevoir le processus progressif d’exclusion qui prépare la délinquance : d’une part il désigne au soupçon des institutions de répression de la délinquance certains adolescents ou certains groupes d’adolescents, accroissant ainsi la surveillance dont ils sont l’objet, et ainsi les chances que leurs comportements illicites soient repérés et qualifiés comme délits ».

Vincent Laurent affirme ainsi, dans un article polémique paru dans Le Monde Diplomatique36, que « parée des attributs de la science et portée par des gens qui incarnent

l’Etat, cette catégorie de violences urbaines conquiert alors une vie propre et apparaît comme allant de soi à de nombreux acteurs qui ne le pensaient pas auparavant ». La critique est poussée encore plus loin sur cette stigmatisation qui alimenterait les comportements délinquants : « Il peut devenir légitime voire normal, de lancer des pierres sur les voitures de police ou les camions de pompiers, quand c’est ce que l’on attend de vous ou que vous croyez que l’on attend de vous ».

La plupart des reproches faits à la base d’études de Renseignements Généraux pourraient paraître justifiés s’il s’agissait effectivement d’un instrument statistique. Or s’il s’agit d’un instrument d’analyse pour repérer des quartiers potentiellement émeutiers, et non d’une base de données recensant toutes les "violences urbaines". La large diffusion des données issues du

travail de la section "Ville et Banlieue", a fini par lui porter tort car on a voulu faire dire à ces données autre chose que ce pourquoi elles avaient été créées37.

2.3. Incidents et incivilités relevés par les services publics et les