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L’interactionnisme : stigmatisation des individus et des territoires ?

Encadré I-1 : Méthodologie des statistiques des crimes et délits constatés par la police et la gendarmerie (système statistique 4001)

3.3. L’interactionnisme : stigmatisation des individus et des territoires ?

Dans les années 60-70, certains sociologues et criminologues contestent l’idée que le crime et les criminels sont nuisibles. Ils voient le système pénal comme une inutile machine distributrice de souffrance, d’inégalités et d’exclusion, comme un instrument de domination de classes. Le concept fondamental est celui d'interaction ; la délinquance est définie comme le produit d'une interaction entre des individus. L’observation porte alors sur les rôles tenus par les individus, leurs stratégies, les tactiques qu'ils déploient.

• La construction sociale de la déviance

Les sociologues, tels Howard Becker [1963], Jerry L. Simmons [1969], insistent sur la relativité de la norme et de la transgression que nous avons déjà évoquées plus haut (cf. § 1.3). N’importe quel acte peut être déviant, il suffit qu’une règle le prohibe et que des sanctions suivent. Et les règles seraient définies de manière arbitraire, partiale et discriminatoire : « Un groupe de notables juge-t-il que la mendicité nuit au tourisme ? Il fait voter une loi ou un règlement créant le délit de vagabondage. » [Cusson M., 2000, p. 62].

• Le pénal comme instrument de domination

Pour Michel Foucault [1975], Richard Quinney [1970], le droit, la police, les tribunaux ne sont pas au service du bien commun, mais sont utilisés par les classes dominantes pour faire prévaloir leur conception particulière du bien et du mal et dominer leurs adversaires. Ainsi les pauvres et les défavorisés sont plus souvent interpellés, condamnés et incarcérés que les riches parce que leurs coutumes sont plus souvent criminalisées que celles des riches et parce qu’ils sont l’objet d’un surcroît de sévérité de la part des policiers et magistrats.

• La stigmatisation et l’étiquetage

Nous avons déjà évoqué rapidement ci-dessus (cf. § 1.2.3) le processus de stigmatisation, processus par lequel la société accole à un individu l’étiquette de déviant, ce qui débouche sur l’exclusion, l’intériorisation de l’identité négative et l’amplification de la déviance.

Dès 1938, Frank Tannenbaum, avait parlé de la fabrication du criminel par l’étiquetage. Il pensait notamment à certains adolescents, dont les agissements menés par jeu ou par goût de l’aventure (bris de carreau, école buissonnière) sont jugés nuisibles et malfaisants par un certain nombre d’adultes. Petit à petit ce ne sont plus les actes mais les acteurs qui sont condamnés, stigmatisés.

Cette stigmatisation pousserait les individus à s’enraciner dans la délinquance [Lemert E.M., 1967]. Le mépris dont le délinquant est l’objet de la part des conformistes l’amène à fréquenter de préférence des délinquants et à s’exclure ainsi de la "société " : le délinquant est rejeté mais rejette aussi. Il entretient peu d’espoir quant au fait de "s’en sortir" : « L’étiquetage le persuade qu’il est voué à devenir le gibier de potence que l’on dit. » [Cusson M., 2000, p. 64]

3.3.1. La stigmatisation des jeunes renforce l’identification au quartier et à la bande

3.3.1.1. Le double stigmate chez les jeunes d’origine étrangère

La sociologue Maryse Esterle-Hedibel [1999] explique que les jeunes d’origine immigrée53 vivent très jeunes l’expérience du racisme et de l’échec scolaire (qui correspond à

un échec social), qui leur colle une étiquette de vaurien (au sens : ne rien valoir). Mais la « double identité arabe délinquant qui a été posée très tôt sur eux, est loin d’avoir provoqué

un sursaut qui leur aurait permis de sortir de ce type d’identification ; au contraire, ils se sont servis de leur stigmate comme d’un drapeau dans lequel ils se sont enveloppés, et ils l’ont retourné en construisant dans leur relation aux autres et avec l’extérieur, quelque chose de l’ordre d’être fiers d’être un algérien et un délinquant. […] Ils se sont mis à être fiers d’être ce qu’on leur reprochait d’être ».

Chez ces jeunes, cette réaction de "retournement du stigmate" en affirmation identitaire peut s’accompagner également d’une réaction de révolte. Une révolte qui se traduit parfois par des actes de violences, notamment dans les relations avec la police [Mucchielli L., 2001, p. 104].

3.3.1.2. Les rapports tendus entre la police et les jeunes des milieux populaires On sait par une récente enquête de délinquance autorévélée54 que les adolescents issus

des classes populaires, et notamment ceux qui habitent dans les logements HLM des banlieues excentrées, sont les principaux auteurs des destructions, dégradations, des outrages et des violences envers les policiers [Roché S., 2000a, p. 29].

René Lévy, Renée Zauberman [1999] Dominique Monjardet [1996] se sont attachés à montrer le caractère ordinaire du racisme dans la police française. La police aurait tendance à percevoir les jeunes des cités comme particulièrement dangereux et l’action qu’elle a envers eux cristalliserait le sentiment d’hostilité dont elle est l’objet.

Pour François Dubet et Didier Lapeyronnie [1992], les policiers incarnent pour les jeunes le racisme et le "mépris social" du reste de la société.

Il y a donc, selon Laurent Mucchielli [2001], un cycle de provocations réciproques dans lequel rentrent policiers et jeunes des cités.

3.3.1.3. La stigmatisation renforce l’identification au quartier et à la bande

Adil Jazouli [1992] observe que les jeunes d’origine immigrée et tout spécialement ceux d’origine maghrébine manifestent des capacités de mobilisation collective plus fortes. En effet, bien que plus fréquemment en situation de "galère", la plus forte stigmatisation dont ils sont l'objet du fait du racisme renforce encore davantage leur identification positive au quartier et au groupe de pairs. Ce sont eux qui investissent le plus la culture des cités, les

54 sondage auprès d’un groupe de personnes (échantillonné dans la population) au sujet des délits qu’elles

modes vestimentaires, la danse, tous ces traits culturels empruntés aux Noirs américains ou parfois à la culture politique arabe (le keffieh, par exemple).

3.3.2. La stigmatisation des quartiers ?

Laurent Bonelli [2000], chercheur en Sciences Politiques, défend l’hypothèse selon laquelle les discours d’origine policière ont pris de l’importance dans le débat politique à partir des années 80, contribuant à braquer l’attention sur les « quartiers sensibles ».

Mais la stigmatisation des quartiers sensibles viendrait surtout de l’orientation politique, imposée dans les années 80, et qui a consisté à "territorialiser" les problèmes d’insécurité. D’après Cécile Carra [2001], cette logique de territorialisation du traitement de l’insécurité obéissait à une volonté de circonscrire symboliquement les problèmes : « il s’agit de repérer des lieux précis, abcès de fixation ou point de cristallisation de la délinquance et de l’insécurité. » [p. 19].

Pour Laurent Bonelli [2000], le traitement institutionnel de l’insécurité a, à la fois, reposé sur et imposé cette vision géographique de l’insécurité.

C’est dans la définition des quartiers sensibles que Laurent Bonelli [2000] voit une autre stigmatisation, celle des classes populaires. « Paradoxalement, les découpes judiciaires et policières se superposent assez systématiquement avec le "zonage" du développement social des quartiers (DSQ) opéré au début des années 80 sur la base de critères sociaux : précarité, nombre d’enfants, revenus des familles, taux de chômage, etc… » [p. 25]. Selon Laurent Bonelli [2000], on a classé ces zones comme sensibles sur l’hypothèse que les caractéristiques de ces quartiers les prédisposaient à être producteurs de délinquance. Aux politiques sociales menées pendant 20 ans aurait ainsi succédé une politique sécuritaire. « La prévention structurelle disparaît au profit de la prévention de la délinquance. Les préoccupations socioculturelles ou de santé publique ne sont envisagées que tant qu’elles concourent au maintien d’une forme de paix sociale. […] D’une certaine manière, les quartiers "en danger" sont devenus des "quartiers dangereux". » [Bonelli L., 2001, p. 18]. Laurent Bonelli semble craindre le retour d’une certaine idée de « dangerosité sociale », idéologie de la fin du XIXe

siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses »55.

En parallèle des théories sociologiques qui viennent d’être résumées, se développe une autre vision de la société basée sur l’individu et le choix rationnel. Il s’agit de deux visions de la société assez différentes, social vs libéral.