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Que traduit l’inquiétude : une évolution de la norme, de la sensibilité à la norme, de la transgression de la norme ou des

personnes qui transgressent la norme ?

1.4.1. Évolution de la norme

Les normes évoluent dans le temps. « Il n’y a pas d’ordre public atemporel. Les constructions normatives sont liées aux nécessités des sociétés et de leurs gouvernements. » [Lascoumes P. et al., 1989, p. 2].

Nos sociétés prospères ne croient plus, pour la craindre ou la souhaiter, à la possibilité d’une révolution violente. Mais à mesure qu’elles deviennent en réalité plus paisibles ou plus tranquilles, elles font des cauchemars de violence. […]

Tel est le paradoxe des sociétés démocratiques en cette fin de siècle. Elles sont généralement plus paisibles et plus sûres que celles qui les ont précédées, mais elles ne le savent pas. […] La pacification démocratique qui a, chez nous, de manière irréversible, expulsé l’idée de révolution sanglante, a une contrepartie : l’entrée dans le temps des incivilités, des "rodéos" et des violences gratuites », estime Alain Brossat, maître de conférences à Paris VIII. […] La vision traditionnelle de l’État comme unique détenteur de la violence est par ailleurs battue en brèche. « Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime », écrivait Max Weber. Or deux évolutions se dessinent actuellement, remarque Pierre Hasner, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. A l’intérieur de ses frontières, l’État a du mal à exercer son monopole de la violence. A l’extérieur, le modèle de la guerre entre les États, où chaque citoyen accepte de risquer sa vie, n’est plus accepté. […]

Ce qui a changé, ce ne serait donc nullement la violence quotidienne mais notre intolérance, sans cesse croissante, à l’égard de celle-ci.

Dominique Dhombres, « La violence, tabou des sociétés démocratiques »

Le Monde, 3 novembre 1999.

La pacification des mœurs aurait ainsi rendu progressivement la violence intolérable dans nos sociétés démocratiques, alors que les comportements sont moins violents aujourd’hui qu’hier. Comme l’écrit Jean-Claude Chesnais [1981] : « L’histoire de la violence contredit l’imaginaire social, nourri de préjugés et de nostalgies millénaires, toujours rebelle à

admettre les vérités élémentaires, même (et parfois surtout) quand il s’agit de vérités d’évidence : il y a eu, au cours des derniers siècles, une régression considérable de la violence criminelle ».

Pour Jean-Claude Chesnais [1981], la perception par l’opinion que la violence augmente est due en partie à une plus grande diffusion de l’information. Par exemple, c’est dans les pays où les femmes sont les plus émancipées que les informations concernant les femmes battues circulent le plus librement. A l’opposé, les médias n’en font pas état dans les pays où la situation des femmes est la plus dramatique.

Le philosophe Yves Michaud, [2000] considère qu’aujourd’hui les sociétés sont plus sensibles à la violence et refusent de plus en plus d’y avoir recours (on peut noter à ce propos la popularité des mouvements non violents26, comme l’illustre Philippe Geluck, Figure I-2). Il

va même jusqu’à penser que certains tirent parti de cette situation, n’hésitant pas à utiliser la violence face à des personnes qui n’ont pas envie de la pratiquer, même si elles en ont les moyens. « C’est le cas pour la guerre, mais ce principe là ne peut-il pas s’appliquer aux problèmes de délinquance urbaine actuelle ? ». La commissaire Lucienne Bui Trong [2000a] le rejoint dans cette idée et affirme à propos des violences urbaines : « Ces provocations mettent mal à l’aise, parce qu’elles prennent le contre-pied des valeurs intériorisées par chacun de nous au cours de la prime éducation (contrôle de l’agressivité, renoncement à l’usage de la force, en faveur des institutions et des instances de médiation et d’arbitrage). En fait elles appelleraient des réactions se situant sur un autre registre que celui de la civilité et des règles : pour ne pas perdre la face, il faudrait montrer qu’on ne craint pas de répliquer par la force. Mais, comme on veut rester fidèle à ses principes, on refuse en même temps de se laisser entraîner sur le terrain de la violence : équilibre difficile à trouver ! » [p. 28].

© Ph. Geluck

Figure I-2 : La popularité des mouvements non violents … vue par "Le Chat"

La norme en matière de violence évolue donc, cette évolution est liée au changement de la société. Dans une société où l’individu a acquis une place plus importante, la sensibilité de chacun est accrue par rapport à tout ce qui constitue une atteinte à la personne. Cette individualisation s’accompagne également d’une diminution de la solidarité qui rend la violence plus prégnante.

Jean-Claude Chesnais [1981] évoque également ce qu’il appelle le "paradoxe de Tocqueville" : plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste devient insupportable. Ainsi, dire qu’il existe une plus grande sensibilité à la violence témoigne de la diminution du phénomène : c’est le seuil de tolérance à la violence qui s’est considérablement abaissé.

1.4.2. Évolution de la sensibilité à la norme

Dans certains cas, ce n’est pas la norme elle-même qui évolue, mais l’importance que l’on peut lui accorder, même si la ligne de démarcation entre contenu de la norme et importance de son respect est souvent floue. Norbert Elias [1973] a noté qu’avec l’accroissement de l’auto-contrainte, le seuil de sensibilité à la violence s’élève, car on n’accepte plus d’autrui ce que l’on s’interdit à soi-même.

Aujourd’hui la société s’élargit et les rencontres avec des "étrangers" sont de plus en plus nombreuses. Comme le note le sociologue François Ascher [1998], à l’heure de la métropole, la cité rassemble des populations de plus en plus étrangères les unes aux autres. Ainsi les individus qui se croisent dans cette ville élargie se renvoient des codes multiples et parfois

méconnus. L’accroissement de la mobilité entraîne ainsi une augmentation des rencontres, donnant aux règles de civilité intériorisées encore plus d’importance dans ces "face à face".

Dans cette dernière idée, ce n’est pas forcément la norme elle-même qui évolue, mais l’importance qu’on peut lui accorder. De même dans le cadre des normes définies dans le Code pénal, la politique de "sécurité routière" mise en place par le gouvernement Raffarin depuis mai 2002, est un renforcement de l’importance du respect de la norme et non de la norme elle-même.

1.4.3. Évolution de la transgression de la norme : délinquance et criminalité

Evaluer les modifications dans la transgression de la norme n’est pas chose facile. En effet, pour appréhender les évolutions quantitatives ou qualitatives, il faut disposer de sources chiffrées dont le recueil pose de nombreux problèmes, (délinquance connue et non réelle, homogénéité du recensement, reflet avant tout de l’activité des services de Police et de Gendarmerie, cf. § 2). Nonobstant ces difficultés, nous allons nous attacher à décrire les évolutions quantitatives (nombre de transgressions), et qualitatives (nature de la transgression, localisations…) des infractions au Code pénal.

1.4.3.1. D’un point de vue quantitatif

Si l’on s’en tient aux actes de la criminalité et de la délinquance constatés en France par les services de police et de gendarmerie, on constate (Figure I-3) une augmentation importante de la délinquance entre 195027 et 2001 (multiplication par 7 sur toute la période). En rapportant le nombre de crimes et délits à la population (taux de criminalité pour 1000 habitants), on mesure la pression de la criminalité constatée sur la population. La croissance du taux de criminalité est moindre puisque l’on passe sur la même période de 13,73 ‰ à 68,80 ‰ (soit une multiplication par 5).

Cette évolution s’effectue avec d’importantes fluctuations sur l’ensemble de la période, dont certaines sont liées aux modifications des modes de comptabilisation des infractions, de la nomenclature ou de la pénalisation des délits. La grande tendance est bien toutefois celle d’une croissance très importante.

De 1950 à 1962, la criminalité n’a progressé que lentement, mais de 1963 à 1984, la criminalité a crû rapidement sur l’ensemble de cette période (à l’exception des années 75-76), pour dépasser les 3 500 000 crimes et délits annuels au début des années 1980. La croissance a été particulièrement importante entre 1976 et 1984. Les crimes et délits connaissent ensuite une évolution cyclique, où se succèdent avec une périodicité d’une dizaine d’années, des séquences d’augmentation et de diminution, finissant sur une augmentation de 1998 à 2002, année où le nombre de crimes et délits dépasse les 4 millions de crimes et délits annuels enregistrés.

1.4.3.2. D’un point de vue qualitatif

Il faut décomposer cette évolution selon les grands types d’infraction. Les statistiques de la délinquance et de la criminalité prennent en considération généralement 4 grandes catégories d’infractions :

• Les vols (61 % des infractions constatées en 2002) :

vols à main armée ; vols avec violence sans arme à feu ; vols avec entrée par ruse ; vols liés à l’automobile et aux deux roues à moteur ; vols simples au préjudice de particulier ; recels.

• Les infractions économiques et financières (9 % des infractions constatées en 2002) :

Escroquerie, faux et contrefaçons ; délinquance économique et financière ; infractions à la législation sur les chèques (hors chèques volés).

• Les crimes et délits contre les personnes (7 % des infractions constatées en 2002) :

Homicides ; tentatives d’homicides ; coups et blessures volontaires ; autres atteintes volontaires contre les personnes ; atteintes aux mœurs ; infractions contre la famille et l’enfant.

• Les autres infractions (23 % des infractions constatées en 2002) :

Infractions à la législation sur les stupéfiants ; délits à la police des étrangers ; destruction et dégradation de biens ; délits divers.

La répartition des faits selon les grands types d’infractions a connu d’importants changements entre 1950 et 2002 (Figure I-4).

La part de la catégorie "autres infractions" était majoritaire de 1950 à 1958 (près de la moitié des infractions constatées), mais l’augmentation des vols, qui représentent depuis 1963 plus de 60% des faits constatés (à l’exception de 1972 et 1973), a changé le profil délinquant de la France qui semble se concentrer sur une délinquance à but acquisitif, en même temps que progresse la société de consommation. Même si elle n’est plus majoritaire, la catégorie "autres infractions" reflète la progression importante de la délinquance en matière de stupéfiants depuis les années 1970. Entre 1962 et 1982, le nombre de faits recensés dans cette catégorie a été multiplié par 4. Le trafic de stupéfiants induit souvent des phénomènes de petite délinquance et parfois de criminalité.

La part des infractions économiques et financières, similaire en début et en fin de période (aux alentours de 8% du total), connaît une augmentation forte et constante jusqu’en 1972 où elle atteint plus du quart des infractions. La part des infractions se stabilise ensuite (vers 18%) jusqu’en 1984, puis décroît quasiment sans interruption jusqu’en 2002. Cette évolution fait des infractions économiques et financières la deuxième catégorie d’infractions enregistrant le plus grand nombre de faits entre 1963 et 1991.

L’augmentation des vols détermine en grande partie l’évolution générale de la délinquance, la courbe d’évolution des vols étant parallèle à la courbe d’évolution de l’ensemble des crimes et délits constatés. Le taux de criminalité concernant les vols a été multiplié par 10 en 50 ans, passant de 4,2‰ à 42, 5 ‰ entre 1950 et 2002. Parmi les hausses les plus spectaculaires, on citera les vols liés à l’automobile, objet-symbole devenu omniprésent, qui représentent aujourd’hui plus de 45% de la totalité des vols. Les vols d’automobiles sont passés de 2 507 en 1950 à 283 617 en 2002, et 702 043 vols à la roulotte et d’accessoires automobiles ont été recensés en 200228. En ajoutant à ces données près de 270 000 destructions et dégradations de véhicules privés (comptabilisées dans la catégorie "autres infractions"), les infractions liées à la voiture constituent un quart de l’ensemble des crimes et délits constatés en France.

Figure I-4 : Évolution du volume et de la part de chaque grand type d'infraction dans le total des infractions entre 1950 et 2001

Si au milieu des années 1990, la progression du nombre de vols s’est ralentie, le nombre de crimes et délits contre les personnes a connu une augmentation continue, suscitant l’inquiétude. En effet, ces infractions sont les plus graves car elles peuvent attenter à la vie. Elles sont rarement motivées par le profit et elles sont considérées par les spécialistes comme structurelles. Passant de 58 356 en 1950 à 303 755 en 2002, ces crimes et délits enregistrent une augmentation significative à partir de 1988 (+ 7,3% d’augmentation par an en moyenne sur la période 1988-2001 contre 1,7% pour la période 1950-1987). « Les enquêtes de victimation confirment la tendance à une vive croissance depuis le milieu de la décennie quatre-vingt. » [Robert P. et Pottier M.-L., 2002, pp. 15-16]. Le taux de criminalité pour les crimes et délits contre les personnes est ainsi passé de 1,40 ‰ à 4,73 ‰. Leur augmentation est cependant moins forte sur l’ensemble de la période que pour l’ensemble des faits, si bien qu’ils ne présentent cependant aujourd’hui que 6,9% de la totalité des délits, part moins importante qu’en 1950 (10,2%).

En fait, l’inquiétude sécuritaire grandissante semble causée par l’augmentation des crimes et délits contre les personnes. En effet, si les homicides sont stables29, les coups et

blessures volontaires sont en augmentation, ainsi que les atteintes volontaires contre les personnes (notamment menaces ou chantages, atteintes à la dignité et à la personnalité). « Les enquêtes révèlent qu’une bonne partie des agressions sont en fait des vols violents ou des tentatives ; elles font aussi apparaître une petite violence rarement enregistrée, faite d’agressions verbales, moins fréquemment de coups, rarement d’effusions de sang. » [Robert P. et Pottier M.-L., 2002, p. 16].

« Ces enquêtes amènent à relativiser ce que l’on appelle la "violence". En effet, lorsqu’une personne déclare avoir été agressée, une fois sur deux l’agression a été purement verbale et une fois sur quatre elle n’a eu aucune conséquence physique grave (bousculade, gifles). Dans un cas sur quatre seulement, il y a blessure, et dans un cas sur vingt seulement cette blessure est assez importante pour justifier un arrêt de travail ou même une hospitalisation. » [Mucchielli L., 2001, p. 67].

S’il faut relativiser l’importance des agressions en volume, les caractéristiques des victimes de ce type de faits méritent d’être précisées. En effet, l’étude des profils des victimes, rendue possible grâce aux enquêtes de victimation, montre que les victimes d’agressions vivent dans un environnement difficile et ont un statut plus précaire (situation socio-économique) tandis que les victimes de prédations vivent plutôt dans un cadre "favorable" [Robert P. et al., 1999].

Ces atteintes traduisent un climat social tendu où la violence instrumentale prend une importance particulière face à une délinquance d’appropriation. En même temps, la délinquance acquisitive change de forme. Plus violente, elle s’est tournée récemment contre un nouvel objet de consommation : le téléphone portable.

Le parc des téléphones portables a atteint ce mois-ci le chiffre de 31 millions d'unités ; le nombre des cibles potentielles pour des vols à l'arraché s'est donc accru vertigineusement. Il s'ensuit un accroissement des déclarations et des plaintes pour coups et blessures volontaires, ou pour vol avec violence, et l'augmentation du nombre des faits recensés dans la catégorie statistique "violences contre les personnes".

A Paris, par exemple, un vol avec violence sur deux se révèle être un vol à l'arraché de téléphone portable.

Patrice Bergougnoux, « Garder le cap contre la délinquance »

Le Monde, 24 juin 2001.

De plus, il est important de noter que les volumes et les types de faits enregistrés sur le territoire français ne se répartissent pas dans l’espace de façon homogène.

1.4.3.3. D’un point de vue géographique

La répartition des faits en France montre une image contrastée d’un département à l’autre.

Voulant montrer que l’insécurité est une inégalité et qu’elle n’est pas vécue de la même manière par chaque citoyen, le Premier Ministre Lionel Jospin notait dans le discours de clôture du Colloque de Villepinte (1997) : « L’inégalité est d’abord territoriale : en 1994, moins de 30% des infractions ont été constatées dans des secteurs ruraux et semi-urbanisés ; à l’inverse, la région Ile-de-France concentrait à elle seule plus du quart des crimes et délits enregistrés ; plus globalement les 27 départements les plus urbanisés représentent plus de 80% des crimes et délits ». Si ce constat brut est juste, il mérite d’être approfondi, notamment en fonction des types d’infraction, et pondéré.

Si l’on considère, par département, tous les crimes et délits confondus, la délinquance est forte (en nombre de faits comme en taux de criminalité) dans les départements fortement urbanisés (Carte I-1). En effet, les zones qui se distinguent par un nombre élevé de délits et par des taux de criminalité élevés sont le bassin méditerranéen, la région lyonnaise, la région parisienne (à l’exception des départements ouest de la grande couronne), le Nord et dans une moindre mesure la région de Bordeaux.

À ce constat Gérard Camilleri [1997] ajoute que « la corrélation entre degré d’urbanisation et importance des infractions d’une part et croissance du phénomène d’autre part, est forte. Les contrastes s’accentuent donc : les grandes villes sont devenues des terrains de plus en plus sensibles, alors que le centre du pays demeure relativement calme ».

Nous avons dit que la criminalité en France est de plus en plus une criminalité de profit. On trouve donc les taux plus élevés dans les zones urbaines, les zones industrielles et les zones de passage ou de villégiature. La France rurale est de ce fait moins touchée par les courants actuels de la délinquance.

Carte I-1 : Nombre de crimes et délits et taux de délinquance et de criminalité constatés en France