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CHAPITRE 1 : DISPERSION, EXPANSION, SÉRIATIONS

III. Maillages (inter)culturels : sériations

III. 2. Victoriana et ventriloquisme

Une conciliation possible entre l’approche médiatique, l’approche fictionnelle et l’approche idéologique peut être aperçue par les approches féministes des médias, proposant des modèles sous-terrains de genre (gender) pour envisager les variations

250 L’un Нes fonНateurs Нes étuНes Мulturelles, RaвmonН Аilliams, Мritique les Нéterminismes méНiatiquesŚ Мe sont

plutôt les mouvements sociaux qui façonnent les médias et les processus médiatiques. Raymond Williams, Television:

Technology and Cultural Form, Londres et New York, Routledge, 1974, p. 133. 251 Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, op.cit., p.150.

252 Edward Saïd, « Traveling Theory », in The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press,

1983, p.226.

253 « La notion de discours désignée par Michel Foucault dans Surveiller et punir m’a servi р МaraМtériser

intermédiales. Selon Bolter et Grusin, la « transparence » d’un médium254 sur l’objet

artistique ou culturel est le principal moteur de toutes les remédiatisations dans la tradition occidentale. La perspective est, comme le rappelle Erwin Panofsky, un moyen de « voir à travers »255. C’est cette idée qui est reprise par les deux théoriciens des médias, qui est appelée transparence : la surface du médium s’efface au profit d’un accès le plus direct à la chose représentée. Tous les changements de médium, de la peinture au cinéma jusqu’à l’interface numérique, sont portés par cette aspiration. C’est donc le regard qui est valorisé dans cette réflexion, sa transitivité sur un objet. Or, ceci rejoint tout un pan féministe de la réflexion sur les médias, en particulier le cinéma. Ce « regard » (gaze), dans son aspiration à la transparence est un regard sexualisé, un outil de domination sur un objet.

Dès lors, l’on peut se demander comment l’adaptation peut se faire à ce niveau, dans des jeux de genrisation/sexualisation. C’est ce que réalise Linda Hutcheon, en se livrant à des analyses de Carmen256. Le passage d’un médium à un autre, ou d’un système

sémiotique à un autre, pourrait ainsi être analysé en ces termes de genre, par exemple dans le geste d’appropriation néo-victorienne, lequel est nécessairement ambigü à l’égard de la position féminine. En suivant la typologie des modes d’engagement de Linda Huctcheon (« telling » « showing », « interacting »), l’on en vient au pan du néo- victorianisme « interactif » : jeux vidéo, fandoms, mais aussi Cosplay et modes vestimentaires ou design, qui soulèvent la question du rapport entre le néo-victorianisme et la question féministe. La mode vestimentaire néo-victorienne257 semble aller, de prime abord, dans le sens rétrograde d’une femme corsetée, discrète, enchaînée. Mais elle peut tout autant signer la revendication d’une résistance face à une culture qui impose aux femmes une certaine manière d’être dans l’hyper séduction, dans l’outrance de l’exposition du corps, nécessairement normé (blanc mais bronzé, jeune, mince et musclé).

254 « In this sense, a transparent interface would be one that erases itself, so that the user is no longer aware of

confronting a medium, but instead stands in an immediate relationship to the contents of that medium», Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation, op.cit., pp. 4-5.

255 Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, G. Ballangé (trad.), Paris, Éditions de Minuit, 1975. 256 Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, op.cit., pp. 154-167.

257 Ainsi que ses mouvances dérivées, comme celle des Lolitas japonaises, fusion de néo-victorianisme et de culture

Outre l’appartenance à un groupe, cultiver un teint pâle et des courbes franches, enrober son corps de jupons et de corsets peuvent aussi se penser comme un certain mode de défi face à un impératif de consommation reposant sur une vision hyper-sexualisée de la femme. Quant à une homogénéisation raciale et culturelle que cette manière d’être pourrait signifier, il n’est pas certain que celle-ci soit à chercher du côté de ces groupes, lesquels s’affichent volontiers comme multiethniques, queer ou hors-normes, mais peut- être davantage dans les projections féminines que renvoient les Heritage films258 et plus généralement le cinéma hollywoodien, la publicité et les médias de communication de masse. D’autre part, l’habillement steampunk et néo-victorien rejoint une constellation d’autres phénomènes qui, en plébiscitant le DIY, le sur-mesure, la seconde main et le

vintage, entendent résister au système de la mode du prêt-à-porter industrialisé et

mondialisé, vecteur d’inégalités sociales et de pollution écologique.

Enfin, les phénomènes de réappropriation des auteures victoriennes, qui constituent un grand vecteur de féminisation de cette culture, semblent plutôt témoigner d’une logique qui transcende les médiums : de Virginia Woolf, érigée en symbole queer sur les foulards et les bijoux au film The Hours, en passant par les romans de Valerie Martin et de Jane Harris, un assez large pan du néo-victorianisme joue sur la folie latente de la femme. Ce roman de 2006 apparaît comme l’une des nombreuses variations néo- victoriennes féministes, qui repose sur un jeu d’écarts entre une apparence très policée et une intimité féminine psychotique, tension qui résume un grand pan de l’attrait exercé par la Victoriana. Cet écart féminin est extensible à toute une lecture politique du néo- victorianisme, comme tension entre surcodage social et folie intérieure. Un grand nombre de romans néo-victoriens possèdent pour thème principal la maladie mentale, la folie criminelle, la menace de l’asile (comme le roman de John Harwood, The Asylum259). Cette grille de lecture rassemble dès lors quasiment toutes les composantes de la

258 Avec une nuance, cependant : si on a vu que les Heritage Films sont trчs Мonservateurs Н’un point Нe vue soМio-

économique ainsi que par rapport au passé colonial, ils sont souvent plus progressistes sur la question des femmes. Les femmes dans A Room with a View, Out of Africa, The Piano sont des personnages souvent complexes et aspirant à une Мertaine forme Н’inНépenНanМe. On Нevrait aussi МonsiНérer les films « women’s heritage film », souvent plus récents et Нont les supposés Нe Нépart sont Н’orНre « postféministes ». Ces films sont sujets р НisМussion Нans l’artiМle Н’Antje Ascheid, « Safe Rebellions: Romantic Emancipation in the "Woman's Heritage Film", en ligne :

https://www.nottingham.ac.uk/scope/documents/2006/february-2006/ascheid.pdf.

Victoriana, dont fictions de l’intime bourgeois et corpus fantastique ne seraient que les

deux pôles, entre lesquels s’ouvre une béance remplie de variations, l’un détournant l’autre (parodies fantastiques et zombiesques de Jane Austen260), ou les deux se matérialisant dans ces fictions de la folie et du discours rationaliste qui l’accompagne. Cette tension est particulièrement vive en ce qu’elle est typiquement féminine, par le recours aux motifs du roman gothique :

The motif of female entrapment clearly draws on conventions from the Victorian Gothic novel, which typically depicts the trials of a heroine who suffers anguish and abjection at the hands of a tyrannical patriarch (Allen: 1995), a theme many "woman's heritage films" take up in a revisionist reworking of the Gothic. The films frequently position their heroines as initially controlled and confined by the men around them, as does the classical Gothic novel, only to later explode this framework in their unconventional and ambiguous resolution, which makes it useful to further place the films within the traditions of popular women's literature (Krenz, 1992: 3).261

Etant passés d’une vision des « adaptations victoriennes » à un gigantesque tissu culturel qui embrasse toutes sortes de fictions et de modes de fictionnalité, nous sommes contraints de reconnaître une valeur aux termes de storyworld et d’appropriation, qui paraissent à même de décrire avec souplesse la multitude d’apports et d’additions qui constituent le geste de création fictionnelle contemporain. Certains vont jusqu’à faire de la Victoriana une appropriation collective plus générale de l’histoire : avec son étonnante décontraction, se permettant d’amalgamer les segments temporels jusqu’à embrasser tout le XIXème siècle, voire à se constituer en XIXème siècle alternatif, et à embrasser un nombre gigantesque de personnages, figures, espaces hétérogènes, la Victoriana serait une autre forme de l’histoire, dépassant largement le cadre britannique :

I suggest that the emergence of memory discourse in the late twentieth century, and the increasing interest in non-academic forms of history, enables us to think through the contribution neo-Victorian fiction makes to the way we remember the nineteenth-century past in ways that resist privileging history’s non-fictional discourse, on the one hand, and postmodernism’s problematisation of representation on the other.262

260 Seth Grahame-Smith, Pride and Prejudice and Zombies, Philadelphie, PA, Quirk Books, 2009 (adapté en 2014 par

Burr Steers au cinéma).

261 Antje Ascheid, « Safe Rebellions: Romantic Emancipation in the "Woman's Heritage Film », art.cit., p.4.

262 Kate Mitchell, History and Cultural Memory in Neo Victorian Fiction: Victorian Afterlives, Houdmills, Basingstoke,

Cette position, qui nous mène vers notre corpus témoigne d’un souci de la mondialisation néo-victorienne, et d’un souci particulièrement néo-victorien de la mondialisation, mouvement qui aurait quelque chose à dire sur la contraction des espaces. Cependant, comme le soulignent Antonija Primorac et Monika Pietrzak-Franger263, cette vision laisse entrevoir la possibilité d’une voix unifiée quant à la mémoire et à l’histoire. Or, ceci apparaîtrait comme trop anglocentré.

Plus intéressante est la position qui consiste à faire de la Victoriana un espace de rencontres et d’interactions, qui convoque des attitudes conflictuelles où se jouent certaines ambigüités. Cora Kaplan264 souligne, à la suite de Foucault dans son Histoire de

la sexualité265, la double dimension de plaisir devant certaines œuvres littéraires et d’outrage devant certaines conventions sociales et certains préjudices qui y sont perpétués.

A ce titre, l’adaptation continue de posséder un sémantisme pertinent, car elle signifie un accommodement de la vision, la conscience d’une différence, ainsi que la nécessité de faire évoluer les concepts tout en les répétant : l’imitation est en même temps altération. Adapter revient à « faire parler », au sens littéral dans l’essai d’Helen Davies, qui propose la notion de ventriloquisme (re-voicing, ou redonner voix), en ce qui concerne la réécriture féministe néo-victorienne266. Dans ses développements les plus radicaux, la thèse du ventriloquisme et des marionnettes n’est pas un fait littéraire, une mode ou un certain genre d’appropriation ; elle est une nécessité pour la femme créatrice. Longtemps privé de transcendance, le sujet féminin se voit infliger un modèle presque immuable, un archétype que la femme victorienne incarne de manière très visible. Se dérober au modèle, c’est presque immanquablement se situer du côté du monde masculin, dans lequel la femme n’a pas de prise, ou bien est inévitablement vouée à l’échec. Sans

263 Antonija Primorac et Monika Pietrzak-Franger, « Introduction: what is global neo-victorianism? », in Neo-Victorian Studies 8:1, 2015, p.4.

264 Cora Kaplan, Victoriana: Histories, Fictions, Criticism, Columbia University Press, 2007, p.26. Pour Michael

Mason, la fasМination pour les œuvres viМtoriennes vient Н’un mélange Н’attituНes par rapport au passé, qui implique une hostilité dirigée envers le puritanisme victorien. Voir Michael Mason, The Making of Victorian Sexuality, New. York: Oxford University Press, 1994.

265 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. III, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

héritage, la femme écrivain, cinéaste, ou adepte de cosplay néo-victorien emprunte bien souvent la voie du détournement, d’un regard vers le passé pour « refaire parler » celles qui ne le pouvaient pas, et ainsi, se doter d’un nouvel héritage.