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CHAPITRE 1 : DISPERSION, EXPANSION, SÉRIATIONS

I. Le cinéma en situation d’éclatement : dispersion

« Révolution numérique »110. Si le 35mm semble bel et bien devenu résiduel, la

108 Robert Stam, Literature Through Film: Realism, Magic, and the Art of Adaptation, Oxford, Wiley-Blackwell, 2004,

p.5.

109 Marc Cerisuelo, HoХХваood р Х’écran, op.cТt.

numérisation (ou digitalisation111) du cinéma a entrainé son expansion indéniable, par la multiplication de ses supports de visionnage et des écrans. Cela conduit un certain nombre de chercheurs à s’interroger ces dernières années sur « ce qu’il reste du cinéma ». À travers cette question, qui donne son titre à l’essai de Jacques Aumont paru en 2012112, apparaît la nécessité de savoir ce qui définit à l’heure actuelle le cinéma, bouleversé par les phénomènes de disparition de la pellicule et de multiplication des écrans.

La disparition du celluloïd perturbe la spécificité, jusque-là souvent avancée, du cinéma comme art du montage. Or, il s’agit d’une position presque originelle pour la théorie du film, fondatrice par la prégnance des écrits et de la pratique d’Eisenstein pour qui le film ne se contente pas de montrer, mais dont l’ontologie et la force expressive consistent à sélectionner, découper, puis confronter113. Faire du montage la règle première du cinéma revenait à instituer le cinéma comme un langage, ce dès les travaux des formalistes russes. Le montage, cet « agencement des cadres »114, fonde la « cinéstylistique », c’est-à-dire la manière dont le film se construit comme discours, avec une l’alternance de « ciné-phrases » ou « ciné-périodes » (qui correspondraient aux plans et aux séquences), qui tend ontologiquement vers la narrativité et se pose comme art 2001 : les deux premiers films sont tournés entièrement en numérique, Once Upon a Time in Mexico de Robert Rodriguez et Vidocq de Pitof. Années 2000 Ś se Нéveloppe р granНe éМhelle l’usage Нes Мaméras ReН One et Alexa, ainsi que Red Epic (źбodus, TСО żrОat żatsbв, PromОtСОus, TСО HobbТt…) qui changent considérablement le type de prises de vues opérées avec une résolution inédite. 2009 : le réseau de salles AMC conclut un accord de $315 millions avec Sony pour remplacer progressivement tous ses projecteurs par des projecteurs numériques 4K. 2010 : environ 42% des écrans de cinéma aux Etats-Unis sont numériques (28% en Europe, seulement 18% en France, laquelle a pris du retard à cause du refus initial du réseau UGC de numériser ses salles, retard rattrapé plus tard). 2011 : la une des

Cahiers du cinéma n°672 de novembre 2011 : « Adieu 35 : la Révolution numérique est terminée » et celle de Positif

n°603 de mai 2011 : « Cinéma et numérique : une révolution ? » 2015 : on estime que la quasi-totalité des écrans de Мinéma Нans le monНe sont aujourН’hui numériques.

111 Dans leur essai paru en 2012, André Gaudrault et Philippe Marion font le choix sémantique de distinguer la

numérisation, qui désignerait plutôt une action ponctuelle (celle de numériser un film), de la digitalisation, qui embrasse un processus courant sur le long terme (la « digitalisation généralisée du cinéma). Nous reprenons cette mise au point lexicale, et nous nous référons ainsi plus tard à la « numérisation » du film de Has, La Clepsydre, alors que nous évoquerons la « digitalisation » Нes arts, sans toutefois nous priver Н’utiliser l’expression Нe l’« ère numérique », Мar il s‘agit Н’un terme abonНamment présent Нans les НisМours Мontemporains. Ce que font également les Нeux auteurs dans le sous-titre même de leur essai. Voir André Gaudrault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise

р Х’чrО du numérТquО, Paris, Armand Colin, 2013.

112 Jaqcues Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012.

113 S.M. Eisenstein, LО mouvОmОnt dО Х’art, texte de 1924 établi par François Albera et Naoum Kleiman, préface de

Barthélémy Amengal, Paris, Éditions du Cerf, coll. « septième art », 1986.

114 Boris Eichenbaum, « Problèmes de ciné-stylistique », in François Albera (dir), Les formalistes russes et le cinéma, Poétique du film, Paris, Nathan, 1996, p.50.

(pour Boris Eichenbaum, il s’agit bien d’une stylistique et non d’une grammaire). Les formalistes russes instaurent ainsi une dyade conceptuelle de la photogénie et du montage115, indissociables l’une de l’autre, car la deuxième sert à distinguer le cinéma de la photographie. Cette double nature est ainsi résumée dès l’introduction de l’essai de Siegfried Kracauer, Theory of Film : the Redemption of Physical Reality : le médium possède deux propriétés fondamentales — la fonction « révélatrice » du réel, comme la photographie — et la propriété technique, celle du montage, « la plus générale et la plus irremplaçable116 ».

Photogénie et montage sous-tendent presque toute réflexion sur le cinéma ressurgissant dans les années 1960 et 1970 : des discussions autour de l’« impression de réalité » chez Jean-Louis Baudry et Christian Metz117 à la sémiologie barthésienne sur les niveaux dénotatif et connotatif, qui poursuivent les distinctions entre langage verbal et langage cinématographique chez les formalistes russes, en passant par Pier Paolo Pasolini, faisant du cinéma le « langage écrit de la réalité »118. Avec des positions différentes, des nuances, des évolutions, ces discussions sur l’impression de réalité et sur le montage servent en tous les cas de base à toute discussion sur l’appareil cinématographique. Christian Metz, par exemple, affirme la nature du cinéma comme « langage » par-delà tout effet de montage119, sans balayer cette double faculté d’imprimer la pellicule et de reposer sur un défilement de 24 images par seconde comme fondatrice de l’expérience cinématographique, mais en la posant comme contingente.

115 Voir par exemple l’artiМle Н’AНrian Piotrkovski, « Vers une théorie des ciné-genres » trad. du russe par Valerie

Posener, in François Albera (dir), Les formalistes russes et le cinéma, Poétique du film, op.cit., pp.143-162.

116 Siegfried Kracauer, Theory of Film: The Redemption of Physical Reality, Princeton University Press, 1960, p.25.

Nous traduisons.

117 Jean-Louis Baudry, « Le dispositif », Communications n° 23, 1975, pp.56-72.

Christian Metz, « A propos Нe l’impression Нe réalité au Мinéma », in Essais sur la signification au cinéma I, Paris, Klincksieck, 1971, pp.13-24.

118 Pasolini reprenН aussi un Мertain nombre Н’iНées quant au Мinéma Мomme stвlistique (et non grammaire), par la

force du montage, qui découpe le réel et fait du cinéma le langage écrit de la réalité. Pier Paolo Pasolini, L'Expérience

hérétique : Langue et cinéma, trad. Anna Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976.

119 Et ceci car « passer Н’une image р Нeux images, М’est passer Нe l’image au langage », Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma I, op.cit., p.53.

Cependant, malgré la persistance de cette réflexion sur la « mort » du cinéma depuis plusieurs décennies, il n’en demeure pas moins que le numérique entraîne des changement réels et profonds sur la création et la réception des films. Du côté de la réception, les médias s’identifient désormais par une multitude de supports, redéfinissant leurs fonctions à mesure qu’ils changent de taille. Comme le souligne Francesco Casetti, la théorie des médias a eu tendance, avec Marshall McLuhan et Friedrich Kittler, à définir un médium, ainsi que l’expérience du spectateur que celui-ci implique, par son matériau de base120. Or, du côté de la création, on peut se demander si plus rien, hormis le nombre de pixels, ne distingue un téléphone portable très performant d’une caméra Alexa ou Red One, utilisée par de nombreux chefs opérateurs, ce qu'il advient de ce « cinéma éclaté »121 ? Comme Walter Benjamin concevait sous le nom de perte d’aura la nouvelle indifférenciation entre auteurs et lecteurs permise par le développement de la presse, on peut penser l’éclatement du cinéma, et potentiellement, ce qu’il advient de pratiques comme l’adaptation, sous cet angle de perte.

L’expansion et la dispersion concernent dès lors aussi bien les rapports entre texte et image mouvante, dont le cinéma n’a plus le monopole. Une multitude de pratiques intermédiales fait coexister textes et films par le biais de dispositif variés. La vidéo à la demande et l’industrialisation du marché de l’adaptation rendent en outre les mises en films de livres quasi simultanées de la sortie des premiers, les phénomènes de fan fiction brouillent la différence entre adaptation et novellisation, plaçant l’adaptation dans le faisceau plus large de ce que Richard Saint-Gelais appelle la « transfictionnalité »122. Les figures de la multiplicité apparaissent comme un prisme évident pour saisir l’abondance de préquelles, séquelles et remakes dans le cinéma de masse, largement un cinéma du dérivé, de la fiction seconde. L’adaptation semble ainsi se dissoudre dans cet ensemble général de reprises.

120 Francesco Casetti, The Lumière Galaxy, op.cit., p. 5.

121 André Gaudrault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un médТa Оn crТsО р Х’чrО du numérТquО, Paris, Armand

Colin, 2013, p.15.

122 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil, coll.

L’exemple concret du néo-victorianisme devrait nous permettre de prendre la mesure de la dimension sérielle de l’adaptation actuelle, de son inscription dans une double tendance à l’éclatement des médias et à l’expansion des fictions.

II. Néo-victorianisme et panfictionnisme : expansion