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CHAPITRE 2 : LE CINÉMA ET L’IMAGINAIRE

I. Le dispositif et l’écran réflecteur

I. 1. Le règne du visible et de la modernité

Etablir la puissance imaginaire du cinéma, terme polysémique et aux origines multiples, dans ses débuts ne va pas de soi, étant donné que ses premiers usages, depuis Le Goûter

de Bébé et la Sortie d’usine à Lyon des Frères Lumière ne sont pas nécessairement

artistiques. Jacques Aumont propose plutôt de s’orienter vers sa réception :

[I]l y aurait bel et bien une histoire de la considération possible du cinéma comme art : elle irait de l’émerveillement des premiers temps devant un joujou inouï sans portée artistique aucune, jusqu’à la situation actuelle, où au contraire tout produit cinématographique même le plus commercial est a priori susceptible d’être glosé comme œuvre d’art, avec auteur et projet esthétique.288

Les pages qui suivent proposent une exploration de ce « devenir imaginaire » du cinéma, en l’abordant du point de vue des caractéristiques récurrentes que l’on lui prête dans un certain nombre d’écrits qui vont des écrivains de fiction aux philosophes. Tous ces discours ont été, d’une manière ou d’une autre, affectés, inspirés par le cinéma et leurs auteurs se sont dès lors faits « écrivants », ou écrivains de cinéma.

287 Voire Antoine de Baecque, L’СТstoТrО-caméra, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », série illustrée,

2008.

288 Jacques Aumont, « L’histoire Нu Мinéma n’existe pas », Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 21, n° 2-3, 2011, pp.153-168.

I. 1. 1. Un réservoir d’images, un art d’époque

L’un des écrivains contemporains assumant le plus son dû au cinéma dans sa propre écriture littéraire, Tanguy Viel, exprime dans les termes suivants ce qui constitue une genèse imaginaire :

J’ai beaucoup de mal à faire les choses au premier degré. Souvent quand j’ai une idée pour commencer un roman ou même une scène, je me retrouve aussitôt peuplé d’images et de souvenirs de récits antérieurs, qui peuvent venir du cinéma ou de la littérature.289

Si cet effet de « réservoir » que peuvent déployer, à part égale, le cinéma et la littérature se réalise, en particulier par un dialogue volontiers thématisé dans les romans avec le cinéma290, on peut aisément convevoir que, dans toute fiction contemporaine, les films interviennent peut-être davantage que les livres, étant donné le caractère massif et généralisé des images mouvantes. Peut-être plus que d’autres arts de la fiction et du récit, le cinéma est à même d’offrir des images insituables, communément partagées et devenues images collectives, là où le verbe littéraire, même devenu mythique (« To Be or

not To Be », « O Temps ! Suspends ton vol »), demeure indissociable de son auteur ou, du

moins, de sa place dans une tradition littéraire. Comme tout processus mémoriel, le musée — intime ou collectif — du cinéma peut être formé d’images sans nom, de séquences sans auteur ou sans titre, il offre « des objets, images, séquences dé classifiables qui […] sont de la mémoire virtuelle »291.

Un paradoxe de cette fluidité de circulation des images filmiques est que leur pouvoir mémorable réside en même temps dans leur aspect achevé, ceci en grande partie à cause de leur dimension d’empreinte, d’enregistrement d’une réalité déjà advenue. Dans cette tension entre une plasticité circulatoire et le caractère immuable de l’« archive » cinématographique, on pourrait dès lors lire l’évidence polémique dont les descripteurs de ce réservoir d’images arrêtées ont pu jouer. Car cette dimension de

289 « Nous venons du rien et nous allons vers les choses », entretien Tanguy Viel/Blanche Cerquiglini, Europe n° 976-

977, août 2010.

290 Voir ses romans Cinéma, Paris, Éditions de Minuit, 1999, Hitchcock par exemple, Éditions Naive, 2010 ou La Disparition de Jim Sullivan, Paris, Éditions de Minuit, 2013.

« répertoire », possède, notamment en termes d’adaptation lorsqu’il s’agit de porter un roman au cinéma, un aspect arrêté et fixateur, comme le souligne Gilles Thérien :

[…] le cinéma est un vaste répertoire de ces interprétances stéréotypées, interprétances qui ne valent que pour des objets singuliers, mais qui permettent des énoncés soumis à des lois de véridiction plutôt qu'à un régime de vraisemblance. […] Le cinéma, sauf exception, laisse moins de choix au spectateur que la littérature. Il bloque, pendant son déroulement, le phénomène de l'imagerie mentale et impose au spectateur des déroulements logiques qu'il ne peut suggérer que par la cohérence des images.292

Dès lors, cet aspect fixateur peut devenir mortifère, ce que chacun peut expérimenter lors de séances filmiques déceptives ou de lectures parasitées par les traits de tel ou tel acteur ou décor. L’assertion de Marguerite Duras « [l]e cinéma arrête le texte293 » ou les résistances très fortes de Julien Gracq à l’encontre des modes d’envahissement de l’image optique sur les mots — carrément de l’ordre du viol294 — poursuivent la réticence fameuse déjà formulée par Flaubert au sujet de l’illustration295. C’est bien à chaque fois de la puissance de l’image qu’il est question dans cette critique, l’adaptation étant pourfendue parce que, justement, trop efficace, dans un argument non sans fondements en ce qui concerne les tractations qui se jouent entre les images mentales à la lecture d’un texte et celles d’un film. Le parcours de Marguerite Duras témoigne de cette position, que d’autres écrivains ont aussi pu emprunter : non pas écrire des romans qui vont être adaptés au cinéma, mais écrire pour le cinéma. Pour d’autres écrivains comme Tanguy Viel, il s’agit plutôt d’écrire avec le cinéma. Ces deux voies positives engageraient l’écriture dans une relation créatrice aux images mobiles, tandis que l’adaptation représenterait l’envers destructeur de l’écriture.

292 Gilles Thérien, « Les limbes du scénario », Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 9, n° 2-3, 1999, p.119.

293 « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance Ś l’imaginaire […] Bon ou mauvais, sublime ou

exéМrable, le film représente Мet arrшt Нéfinitif […]. » Marguerite Duras, « Textes de présentation —Deuxième projet »,

Le Camion, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p.75.

294 « La transМription Мinématographique Н’un roman impose brutalement au leМteur, et mшme р l’auteur, les

incarnations pourtant trчs largement arbitraires qu’elle a Мhoisies pour МhaМun Нes personnages ś Мe n’est qu’aveМ le temps que le texte éliminera les visages trop précis que le film lui surimpose, et qui ne sont pas de sa substance. Comme elles sont fragiles, les défenses que la fiction écrite oppose à ces images substituées qui la violent — et Мombien leur résistanМe, pour s’organiser, a besoin Н’aborН, trчs largement, de céder du terrain ! » Julien Gracq, « Littérature et cinéma », in En lisant en écrivant, Paris, Librairie José Corti, 1980, p.236.

295 « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parМe que la plus belle НesМription littéraire est Нévorée par le plus piètre

Нessin. Du moment qu’un tвpe est fixé par le Мraвon, il perН Мe МaraМtчre Нe généralité, Мette МonМorНanМe aveМ mille objets qui font dire au lecteur Ś ‘J’ai vu Мela’ ou ‘Cela Нoit шtre’. » Gustave Flaubert, Lettre à Ernest Duplan du 12 juin 1862, Correspondance III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, pp.221-222.

Cependant, ce dualisme est peu satisfaisant. Il s’agit de relever plus en amont quelques aspects généraux autour de cette relation paradoxale du cinéma à l’imaginaire ou à l’imagination créatrice. Comme notre chapitre précédent l’a évoqué au sujet de la dimension interculturelle problématique du cinéma, cet art n’en appelle pas moins, de manière assez incontestable, à une sorte de volonté d’universalisation. Le cinéma est sans doute l’un des plus grands réservoirs d’images et d’idées communément partageables par des individus et des communautés séparés géographiquement. Pour Eisenstein, le cinéma peut réaliser le Gesamtkunstwerk (l’Oeuvre d’art totale), idée apparue avec le Romantisme allemand et qui continue de hanter la modernité. Le cinéma apparaît comme un véritable avènement par les masses autant que dans une tentative d’élévation, célébré comme union des masses avec un « héritage spirituel prodigieux296 » décrit dans les écrits des années 1920 comme aussi fondamental et synthétique dans ses aspirations que le théâtre de la Grèce antique et les cathédrales au Moyen Âge297.

Le cinéma possède un côté rassembleur qui unit les individus d’une même communauté, que celle-ci soit devenue mondialisée — dès lors, réunie autour de quelques blockbusters au succès de plus en plus massif — ou bien toujours nationale298, sans oublier les amateurs de genres bien précis, les fandoms ou les approches cinéphiliques spécifiques. A bien des égards, la fragmentation du cinéma en communautés ne cesse pas avec les changements évoqués dans notre précédent chapitre ; la digitalisation la portant potentiellement encore plus loin puisque l’échange entre des personnes regroupées autour d’un intérêt commun s’en trouve facilité.

296 Hugo Von Hofmannsthal, « Der Ersatz für die Traüme », in Das Tagebuch, Jahrgang 2, 1921, p.685-687, repris dans

Daniel Banda et José Moure (éd.), LО cТnéma Ś Х’art d’unО civilisation 1920-1960, Daniel Banda (trad.), Paris, Flammarion, coll. « Champs Arts », 2011, p.37.

297 Voir Léon Moussinac, Naissance du cinéma (1925), Paris, Povolozky et Cie, repris dans L’AРО ТnРrat du cТnéma,

Paris, Éditions du Sagittaire, 1946, pp.10-13. Alain Badiou, lui aussi, se livre à de telles comparaisons. Le cinéma est à Мompter parmi les quelques tentatives, Нans l’histoire oММiНentale, р Мréer une pratique universalisant et en mшme temps esthétique ; le cinéma arrive après le théâtre antique et la religion catholique. Voir Alain Badiou, Cinéma, textes réunis et présentés par Antoine de Baecque, Paris, Nova Éditions, 2010.

298 Ainsi que le chapitre précédent a pu le montrer, le caractère national des films reste une saisie importante du

Etant « la seule langue maternelle des hommes du XXème siècle » selon l’historienne Arlette Farge299, le cinéma naît avec l’histoire de la modernité. Histoire d’un regard, porté par les diverses mutations technologiques et socio-culturelles du siècle qui l’accompagnent et la permettent, cette hétérogénéité de narrations se pense ainsi comme l’un des paradigmes les plus visibles et fascinants d’un nouvel âge, celui de la Révolution industrielle, fondé sur l’image, la vitesse et la massification intensive des échanges. La naissance du cinéma est concomitante à celle du train, de l’industrialisation et de l’urbanisation, phénomènes qui, non seulement, le traversent et participent à son développement, mais qui entretiennent des affinités perceptives et cognitives avec lui, ayant ainsi façonné un nouvel être-au monde. Selon Jonathan Beller, le cinéma a mis la Révolution industrielle – sa machinerie sociale, sa temporalité capitaliste — dans l’œil du spectateur300. L’invention du cinématographe accomplit l’élan de l’homme du XIXème siècle vers les machines et son « projet de conquête scientiste du monde, de la nature ».301

Le cinématographe est décrit par Béla Balàzs, Hugo von Hofmanstahl, Antonin Artaud, ou encore Louis Delluc, Riciotto Canudo, D.W. Griffiths, par la vitesse, la fragmentation du temps ainsi que de l’urbanité : le « film-symphonie » marque les années 1920 aussi bien dans les écrits que dans la pratique des cinéastes, avec des films comme

Paris qui dort de René Clair (1924), Berlin : Symphonie d’une grande ville (1927) ou L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, et la répétition inlassable du caractère

social, urbain, moderne du cinéma comme lieu au même titre que le café ou l’église. Ces spécificités seraient même le signe d’un accomplissement de l’avidité occidentale, au XIXème siècle, vers ce désir multiplié de vitesse et d’image. Le cinéma, selon cette perspective, serait l’héritier des trains, mais aussi des panoramas et des dioramas de la Belle Epoque, hypothèse entretenue par Jacques Aumont dans L’œil

299 « Le cinéma est la langue maternelle du siècle », entretien avec Arlette Farge, in Antoine de Baecque(éd.), Feu sur le quartier général ! Le cinéma traversé : textes, entretiens, récits, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque

des Cahiers du cinéma », 2008, p. 138.

300 Jonathan Beller, The Cinematic Mode of Production: Attention Economy and the Society of the Spectacle, Hanover,

N.H, Dartmouth College Press, 2006.

interminable. Le panorama circulaire, notamment, figure déjà le dispositif

cinématographique :

Techniquement, le panorama relève de la peinture. […] En même temps, par son dispositif, le panorama est déjà du spectacle et presque du cinéma —mouvement mis à part. On perd le sens de la distance de soi à l’image, et le dispositif y veille : il comporte toujours, entre spectateur et surface peinte, une zone en relief, « le faux terrain », un trompe-l’œil de plus. On regarde l’image longtemps, en tous cas dans et avec le temps, qu’elle soit narrative —les batailles de la guerre de 1870— ou descriptive— les vues de villes, de paysages. Si l’invention du cinéma est avant tout celle d’un spectacle, nul doute que le panorama soit un de ses ancêtres les plus directs. Dans les attractions foraines du début du XXè siècle, le cinématographe coexiste d’ailleurs avec de petits panoramas démontables : est-ce une coïncidence alors si, en 1900, Lumière voulut construire un cinématographe circulaire ?302

On touche ici à la question de la généalogie complexe du cinéma. On peut l’envisager comme l’enfant des différents modes de visualité apparaissant tout au long de l’histoire occidentale et développés de manière ultra accélérée à partir de la fin du XIXème siècle, par divers processus technologiques perfectionnés petit à petit, et s’étant peu à peu institutionnalisé. D’autres envisagent plutôt l’invention du cinématographe comme une véritable rupture épistémologique et de point de non-retour inattendu dans notre manière d’appréhender l’art et le monde.

Ces deux attitudes ne divisent pas nécessairement les chercheurs ou les cinéphiles, qui, en réalité, oscillent souvent entre l’un ou l’autre mouvement au sein même de la généalogie du cinéma. Ainsi, la première tendance constitue-t-elle plutôt une manière de replacer le cinéma dans une série d’arts et de pratiques évolutives au XIXème siècle, dont le cinéma n’aurait été que le dernier né (magie, spectacle, pyrotechnie, tout ce que l’on peut appeler « attractions »303). La deuxième peut tout à fait, à partir de cette pensée, considérer que le procédé de base de cet appareil – l’impression photochimique du réel sur pellicule – apparaissait déjà comme un point de rupture dans les arts, voire dans la manière qu’a le sujet de percevoir le réel. Pour Jean-Louis Comolli, « le cinéma se construit et se reconstruit sans cesse en s’opposant à la part spectaculaire qui l’a porté, qui l’a inauguré. »304

302 Jacques Aumont, L’œТХ ТntОrmТnabХО, CТnéma Оt pОТnturО, Paris, Librairies Séguier, 1989, pp.48-49.

303 Tom Gunning, « The Cinema of Attractions: Early Film, its Spectator and the Avant-Garde », in Thomas Elsaesser

(dir.), in Early Cinema: Space, Frame, Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, pp. 56-67.

I. 1.2. Un découpage du réel

Certains discours, chez les écrivains et théoriciens des premiers temps, désignent avec les mots de la fascination ou de la répulsion, de manière bien souvent hyperbolique, ce que l’on a pu désigner avec le langage de la théorie du film ou de la psychanalyse sous les noms d’opérateur, de dispositif. L’un des ancrages particulièrement présents dans les discours sur le cinéma est celui de la visibilité accrue, offerte par une mobilité exceptionnelle de la caméra assimilée à un œil, dont elle est le prolongement métaphorisé par Dziga Vertov:

Notre principe, l’utilisation de la caméra comme un ciné-œil, bien plus parfait que l’œil humain pour explorer le chaos des phénomènes visuels qui emplissent l’espace. Le ciné-œil vit, bouge dans le temps et dans l’espace, il perçoit, fixe les impressions d’une façon tout à fait aussi difficile que l’œil humain. La position du corps au moment de l’observation, les différents aspects d’un phénomène visuel que notre œil perçoit en une seconde, toutes ces contingences ne limitent plus le pouvoir de la caméra qui percevra de plus en plus d’éléments et d’une façon de plus en plus parfaite au fur et à mesure des progrès techniques […] Je suis le ciné-œil. L’œil mécanique. Machine, je vous montre le monde tel que moi seul peux le voir.305

Cet œil mécanique possède son propre rapport au monde, reconnu par sa capacité à briser les autres rapports qui prédominaient jusqu’alors. La symbiose entre cinéma et modernité se pense par cette emphase mise sur la « machine » générant de la compréhension du monde, de la visibilité exacerbée ou, comme le dit Béla Balàzs, de la « lisibilité »306 des choses et des hommes. La caméra — l’œil ou la machine selon la diversité de ses appellations — est en tous les cas créditée de ce pouvoir augmenté de voir, de mieux pénétrer les choses et ainsi de créer des modes de visibilité inédits, passant d’abord par cet accès au réel amené par une perception qui « découpe » :

Le plus petit détail, l’objet insignifiant prennent un sens et une vie qui leur appartiennent en propre. Et ce, en dehors de la valeur de signification des images elles-mêmes, en dehors de la pensée qu’elles traduisent, du symbole qu’elles constituent. Par le fait qu’il [l’œil] isole les objets

305 Dziga Vertov, « Kinoks-Révolution », Résolution du Conseil des trois, 10 avril 1923, repris dans Kinoki-Pereverot, Lef n° 3, juin-juillet 1923, Frédéric Verger (trad.), pp.135-136.

306 Béla Balàzs, Der Sichtbare Mensch, oder die Kultur des Films [L’Homme visible, ou la culture des films], Vienne-

Leipzig, Deutsch-Osterreich Verlag, 1924, repris dans Daniel Banda et José Moure (éd.), Le cinéma: l’art d’une

il leur donne une vie à part qui tend de plus en plus à devenir indépendante et à se détacher du sens ordinaire de ces objets.307

Cette capacité à dévoiler des réalités insoupçonnées par le découpage est l’une des idées majeures des années 1920. La possibilité du grossissement d’un objet ou d’une partie du corps est célébrée par les surréalistes. Pour Philippe Soupault, les variations d’échelle sont ainsi ce qui peut révéler les drames qu’il peut y avoir dans « une serrure, dans une main, dans une goutte d’eau »308.

On sait que c’est avec le développement d’une réflexion sur le montage, dont D.W. Griffith a développé les procédés narratifs, que le cinéma acquiert sa syntaxe propre à raconter des histoires. Cependant, c’est aussi dans la gestion de l’espace de la mise en scène que le cinéma s’affranchit progressivement309.

L’absence de mots, pour Béla Balàzs, ne signifie en rien absence de pensée, bien au contraire : paradoxalement, elle permet la visibilité de la pensée, car le cinéma abolit l’intermédiaire verbal entre la pensée et l’expression. Cette « pensée rendue visible » est, chez le théoricien hongrois, appelée « physiognomie », concept qui tend à s’approcher d’une idée finalement omniprésente dans la modernité littéraire, celle d’une pensée dépourvue des règles de la grammaire. On en trouve ainsi certaines formulations voisines chez Robert Musil, pour qui une logique mentale est à l’œuvre au cinéma, un certain mode de visibilité donné par l’accès direct aux choses et à leurs mouvements310. Ce lien profond entre cinéma et pensée est en premier lieu articulé par Henri Bergson dans

307 Antonin Artaud, « Sorcellerie et cinéma », 1927, catalogue du Festival du film maudit, repris dans ŒuvrОs complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1978, pp.65-66.

308 Philippe Soupault, « Le cinéma USA », in Le Théâtre et Comoedia Illustré, n°26, 15 janvier 1924, repris dans Ecrits de cinéma, 1918-1931, Paris, Plon, 1979, pp.41-47.

309 Henri Diamant-Berger raconte que dans les premiers tournages auxquels il assiste, la mise en scène imite souvent la

scénographie théâtrale : les acteurs ont ainsi tendance, lors d’un dialogue intime, à se placer au bord du plateau, comme s’il s’agissait d’une scène. Chaque comédien est au départ responsable de ses costumes et accessoires, il suffit d’une