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CHAPITRE 2 : LE CINÉMA ET L’IMAGINAIRE

I. Le dispositif et l’écran réflecteur

I. 2. Dispositif, durée, contingence

Si, pour Béla Balàzs, l’essence de la pensée est dans le visible, Maurice Merleau-Ponty affirme dans sa conférence du 13 mars 1945 (donnée à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) que « le film ne se pense pas, il se perçoit »316. Ceci a pu conduire à placer Merleau-Ponty et son rapport au cinéma dans une approche phénoménologique. Pourtant, la conférence s’intitule « Le cinéma et la nouvelle psychologie » : Merleau- Ponty affirme la nécessité d’étudier le cinéma par la Gestalttheorie. Derrière cette formule s’abrite toute une anticipation de ce qu’a pu vouloir devenir la critique de cinéma ; un discours, un texte. Or, la pensée s’articule au film, non pas en ce que le cinéma ferait accéder à la vérité, mais parce que la signifiance est logée dans le processus même du film :

Le sens du film est incorporé à son rythme comme le sens d’un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même. L’idée est ici rendue à l’état naissant, elle émerge de la structure temporelle du film, comme dans un tableau de la coexistence de ses parties. C’est le bonheur de l’art de montrer comment quelque chose se met à signifier, non par allusion à des idées déjà formées et acquises, mais par l’arrangement temporel ou spatial des éléments. Un film signifie comme nous avons vu plus haut qu’une chose signifie : l’un et l’autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s’adressent à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux.317

Dans cette perspective, le film n’est pas une somme d’images ou le support d’idées extérieures, mais une structure particulière de laquelle le sens émerge. Pour Merleau- Ponty, le film est une perception qui diffère de la perception ordinaire, étant plus serrée, particulier : Iouri Tynianov, « Le cinéma-le mot-la musique » pp.187-191 ; Adrian Piotrkovski, « Vers une théorie des ciné-genres », pp.144-162 ; Boris Eichenbaum, « Problèmes de ciné-stylistique » (p.37-71) et « La littérature du point de vue du cinéma », pp.213-215. Nous signalons aussi deux articles particulièrement intéressants de Viktor Chklovski qui ne font pas partie des textes réunis par François Albera : « Le son comme signe sémantique », Kino i zizn 25, Octobre 1930, ainsi que « Littérature et cinématographe » in Résurrection du mot, Paris, Gérard Lebovici, 1985. Ces Нeux artiМles s’intéressent surtout au découpage du mouvement dans le cinéma et au montage, comparativement aux autres arts.

315 Pour Boris Eichenbaum, « la photogénie М’est l’essenМe transmentale Нu film », (« Problèmes de ciné-stylistique »,

in Voire François Albera, op.cit., p.39-40.) François Albera en donne la définition suivante en suivant Eichenbaum : « la photogénie représente la dimension visuelle du cinéma (exclusive du mot « audible »), elle possède un langage. Le principe de la photogénie détermina la nature fondamentale du cinéma : spécifique et conventionnelle. » Le terme est au départ de Louis Delluc. Voire François Albera, op.cit., p.241.

316 Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et non-sens, Paris, Les Éditions Nagel,

1948, p.85-106.

d’un grain plus tendu ; là où dans le réel, du « bougé », des interférences, des nuisances surviennent :

[…] jamais dans le réel la forme perçue n’est parfaite, il y a toujours du bougé, des bavures et comme un excès de matière. Le drame cinématographique a, pour ainsi dire, un grain plus serré que les drames de la vie réelle, il se passe dans un monde plus exact que le monde réel. 318

Dans la perception cinématographique, c’est tout « le trouble du contact du moi et du monde319 » de la perception ordinaire qui est effacé. Sans ce « bougé », sans les bavures, le cinéma offre un terrain privilégié aux principes gestaltistes, ici présents dans toute leur netteté. En fait, selon Clélia Zernik, cette thèse contient deux versants : si la

Gestalttheorie est inapte à penser la perception ordinaire, car inapte à penser le bougé

inaptitude démontrée par Merleau-Ponty dans le tremblement de l’être au monde— elle peut bénéficier du cinéma, qui offre une version plus nette, plus pure de la perception320. Les trois éléments qui distinguent la perception ordinaire et la perception cinématographique sont ainsi de trois ordres. Il s’agit d’abord de celui de l’absence de « bougé » que l’on vient désavouer.

C’est ensuite la fermeture de l’écran et un horizon dès lors soit illusoire, soit absent, qui s’opposent à l’horizon du réel et à l’infini de la perception. Ce problème de clôture et d’horizon ressurgit comme débat entre André Bazin et Jean Mitry, puis repris par Pascal Bonitzer321 et Jean-Louis Comolli ; il s’agit de tout le problème de la profondeur de champ et d’une valeur réaliste de celui-ci. Pour André Bazin, qui envisage l’écran de cinéma comme une fenêtre ouverte sur le monde322, une profondeur de champ indique un surplus de réel. Le « réel » est en quelque sorte révélé par la profondeur de champ (dans les plans longs chez Welles par exemple) dans toute son ambiguïté :

318 Ibid., p.104.

319 Clélia Гernik, « ‘Un film ne se pense pas, il se perçoit’ : Merleau-Ponty et la perception cinématographique », Rue Descartes 3, n° 53, 2006, pp. 102-109.

320 Jean-Louis Comolli exprime aussi cette idée : « Là où le monde laisse voir ses coupures, interruptions, brèches,

cassures, saccades, soubresauts, syncopes, le cinéma intervient comme ce qui renoue, ce qui réassure les rouages. »

Cinéma contre spectacle, op.cit., p. 23.

321 Pascal Bonitzer, Le champ aveugle, essais sur le réalisme au cinéma, Éditions des Cahiers du cinéma, Petite

bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999.

322 André Bazin, « L’évolution Нu langage Мinématographique », in Qu’Оst-ce que le cinéma ?, vol.1, Paris, éditions du

« l’image, parce qu’elle prend appui sur un plus grand réalisme, dispose ainsi de beaucoup plus de moyens pour infléchir, modifier du dedans la réalité ».323

Cette thèse est critiquée par Jean Mitry, pour qui le réel est toujours médiatisé, par la caméra mais aussi par l’écran qui limite l’analogie de la perception cinématographique avec celle, continue et mobile, de la perception ordinaire324. L’écran n’est pas une fenêtre, mais au contraire une coupure, les choses dans le cadre sont privées de relation directe avec le monde. Jean-Louis Comolli reprend ces diverses positions et énonce en termes d’illusion le caractère à la fois ouvert et fermé de l’écran :

L’écran n’est pas une fenêtre, et si le cinéma montre, il cache en même temps. Il ouvre et ferme. Il inscrit une dissemblance dans la ressemblance et c’est pourquoi celle-ci relève du leurre. L’écran est ambigu. Dehors-dedans. Devant-derrière. Clair-obscur. Surface-profondeur. Le cinéma partage avec la peinture que tout s’y passe sur une surface, dans les deux dimensions de l’écran. La troisième dimension, l’impression de profondeur, la profondeur de champ elle-même constituent la première et principale articulation du leurre cinématographique : la surface vue comme profondeur.325

Enfin, la perception cinématographique suppose le désengagement physique du sujet : immobile devant l’écran, le corps du spectateur n’interfère pas avec les images qui sont regardées. Il s’agit là d’une des principales caractéristiques de ce qu’on appelle avec Christian Metz et Jean-Louis Baudry le dispositif cinématographique : l’absence de motricité entraine une régression propice au rêve, à l’hypnose ou au cinéma (« régression topique » pour Jean-Louis Baudry326), un retour vers une forme originaire de l’inconscient pour Raymond Bellour327. Le dispositif, théorie essentielle du cinéma dans les années 1960, se construit sur une analogie avec le dispositif psychique freudien. Il s’agit d’une topique, c’est une « relation métaphorique entre des lieux ou une relation entre des lieux métaphoriques »328, dont la connaissance représente pour le philosophe un

323 Ibid., p.148.

324 Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, vol.II, « Les formes », Paris, Éditions universitaires, 1965, p.12. 325 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, op.cit., pp.22-23.

326 « Le retrait Нe la motriМité, sa mise р l’éМart, favoriserait effectivement la régression » car « l’épreuve Нe réalité est

dépendante de la motricité », Нans l’analogie qu’il tisse entre travail Нu rшve, mвthe Нe la Мaverne et appareil cinématographique. Jean-Louis Baudry, « Le dispositif », in Communications, n°23, 1975, pp.56-72.

327A rapproМher Нe l’hвpnose, Нont le Мinéma s’est fait le relai selon RaвmonН Bellour Нans Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L, 2009.

rapport à la vérité ou à l’illusion. Le dispositif inclut les notions matérielles de la projection : l’immobilité du spectateur dans une salle obscure329, l’appareil de projection situé derrière lui, un écran diffusant son faisceau de lumière devant lui.

C’est l’analogie que fait Jean-Louis Baudry avec le mythe de la caverne de Platon qui inscrit l’immobilité du spectateur comme condition essentielle du dispositif : comme les prisonniers enchaînés, qui ne peuvent qu’apercevoir des ombres sur les murs, les spectateurs ne peuvent voir l’appareil technique qui fait défiler les simulacres sur l’écran.

Contrairement au théâtre, où le spectateur peut voir l’appareil technique qui sous- tend le spectacle (les acteurs, la mise en scène), associer ce qu’il voit avec les conditions matérielles qui donnent lieu au spectacle, le spectateur de cinéma doit se placer devant l’appareil de projection. L’inhibition motrice est garante d’un état de conscience proche d’une régression vers l’inconscient, le rêve ou une vie intra-utérine : « le cinéma dans son dispositif d'ensemble rappellerait, mimerait une forme de satisfaction archaïque vécue par le sujet, en reproduirait la scène »330. L’expérience du film repose sur cette relation à la réalité « enveloppante », un « narcissisme relatif »331, anté-stade du miroir : la machine cinématographique entraine un état régressif dans lequel on ne distingue pas les limites entre son propre corps et le monde extérieur.

Pour Jean-Louis Comolli, il s’agit presque d’un déni du corps du spectateur, par le faisceau lumineux baignant les « corps statufiés »332. Dans la perspective de Jean-Louis Baudry, le cinéma accomplirait ce mythe de la caverne comme signifiant d’un désir profond et archaïque, que le théâtre et les autres arts ont pu vouloir atteindre également, mais qui ont ensuite suivi leurs propres voies d’épanouissement et que le cinéma a mieux achevé.

Le cinéma donc, privé (de manière positive) d’ouverture infinie, de bougé, d’engagement du sujet observateur, se révèle un lieu intéressant pour le Gestaltisme, les

329 Dans son article « En sortant du cinéma », RolanН Barthes insiste beauМoup sur Мette obsМurité, responsable Н’un

état « para-onirique » « hypnotique ». Roland Barthes, « En sortant du cinéma », in Communications n°23, Paris, 1975.

330 Ibid., p.68. 331 Ibid., p.69.

deux domaines (le cinéma et la « psychologie moderne ») envisageant « le vertige, le plaisir, la douleur, l’amour, la haine [comme] des conduites »333. Se précise ainsi l’essence béhavioriste des films. Comme Merleau-Ponty le souligne avec ce terme de « conduite », aussi bien la psychologie moderne que le cinéma ont orienté la pensée occidentale vers un étonnement de la conscience jetée au monde plutôt qu’une tentative d’explication de l’esprit et du monde.

Dans un même ordre d’idée, la découverte par le jeune Sartre de la contingence des choses devant un film de cinéma illustre cette idée amorcée ici par Merleau-Ponty et Béla Balàzs :

Je sais que l’idée de contingence est venue de la comparaison qui s’est établie spontanément chez moi entre le paysage dans un film et le paysage dans la réalité. Le paysage d’un film, le metteur en scène s’est arrangé pour qu’il ait une certaine unité et un rapport précis avec les sentiments des personnages. Tandis que le paysage de la réalité n’a pas d’unité. Il a une unité de hasard et ça m’avait beaucoup frappé. Et ce qui m’avait beaucoup frappé aussi, c’est que les objets dans un film avaient un rôle précis à tenir, un rôle lié au personnage, alors que dans la réalité les objets existent au hasard.334

Proche de la philosophie moderne, telle que l’envisage Sartre, le cinéma est particulièrement apte à rendre compte de la perturbation des liens entre le moi et le réel.

Le deuxième point d’intérêt, fondamental et récurent, en ce qui concerne l’expérience de pensée révélée par le cinéma, est celui du temps et de la conscience filmique. Là où les discours, on l’a vu, abondent sur l’accès au réel que donne le cinématographe, Bergson est le premier à aller vers une autre voie, celle du cinématographe comme mécanisme de la pensée. C’est dans L’évolution créatrice que le rapport métaphorique entre conscience et mécanisme cinématographique est le plus explicite. Bergson y compare l’esprit humain et le cinématographe dans le fait que la conscience, afin de percevoir le mouvement, le décompose en une infinité d’images immobiles et les reconstruit dans un deuxième temps grâce au « mouvement général » qui est dans l’appareil de notre « cinématographe intérieur » : le défilement de la bande fait

333 Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op.cit., p.104.

334 Cité dans Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1698. Sur les

rapports entre Jean-Paul Sartre et le cinéma, voire Dominique Château, Sartre et le cinéma, Séguier, 2005 ; et Pascale Fautrier, « Le cinéma de Sartre », Fabula-LhT n° 2, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », décembre 2006, en ligne : http://www.fabula.org/lht/2/fautrier.html

« reconquérir » le mouvement qui a pourtant été immobilisé en une suite de plans statiques.

Tel est l’artifice du cinématographe. Tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a decaractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique335.

Apparaît ici un élément du débat qui s’engage autour de la perception filmique : sa nature fragmentée, non pas seulement par l’hétérogénéité des bandes et des codes, comme Merleau-Ponty le soulignait, mais aussi par sa propriété de réunir des prises instantanées de la réalité. Sartre va, lui, en souligner une autre dimension. Ce sont surtout ses écrits de jeunesse qui révèlent quelques-uns des éléments les plus intéressants de sa pensée sur le cinéma, marquée par la position soutenue très fortement d’une « sensation de l’ensemble » et du film comme « conscience »336 . L’écran renvoie une certaine forme de pensée au moi, au jeu entre intérieur et extérieur. Ce qui nous intéresse le plus, c’est sa définition du cinéma, là encore, comme perception d’une durée qui, contrairement à la position de Bergson, paraît insécable :

Le film est une organisation d’états, une fuite, un écoulement indivisible, insaisissable comme notre Moi […] Le cinéma renouvelle la métaphore parce qu’il fait vivre les termes […]. [I]l montre que la nature rend bien à l’homme ce qu’il lui a donné, que, façonné par lui, elle le façonne à son tour.337

C’est ici que se noue une certaine opposition, entre, d’un côté, le cinéma tel que Bergson l’envisage, comme projection d’une conscience spatialisée, fragmentaire réduite à des clichés ou des photogrammes, et une pensée qui situe le film comme une unité non décomposable, même si l’on peut déceler sous ce flux une loi secrète. Or, par la suite, cette opposition n’aura de cesse de jouer dans différents discours pour s’exacerber dans la théorie filmique de l’après-guerre : une pensée du cinéma comme flux et unité

335Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, P.U.F. Quadrige, 2001, p. 305.

336 Jean-Paul Sartre, « Carnet Midy », Ecrits de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, pp.445-446.

337 Jean-Paul Sartre, « Apologie pour le cinéma. Défense et illustration d’un art international », in Ecrits de jeunesse, op.cit., pp. 396-397.

indécomposable, rentre en contradiction avec un courant qui tend à ériger le montage et ses fractures comme point d’expression maximal du filmique.

C’est dans la décennie 1960 que l’on peut, dès lors, voir émerger de manière encore plus saillante cette tension entre une pensée du flux, et une pensée de la fragmentation. Les deux s’organisent autour de la théorie d’André Bazin sur l’ontologie du réel, mais renvoient aussi à deux conceptions du cinéma que les bouleversements de la guerre, l’apparition de nouveaux courants cinématographiques comme le néo-réalisme ou le documentaire, la massification des importations de films américains, viennent renforcer. A ceci s’ajoute une connivence inédite entre théorie et pratique dans le cinéma338.