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Dans les deux précédents chapitres, la présence d’éléments issus de la mystique juive ancienne a souvent été évoquée, que cela soit au sein de textes liturgiques (chapitre IV) ou de textes d’étude (chapitre V) dans certains manuscrits du corpus étudié. Il est important de rappeler que les manuscrits du Maḥzor Vitry ne sont pas des manuscrits de genre mystique à proprement parler, mais des recueils de type liturgico-légal qui renferment en majorité des textes d’étude de nature halakhique, comme nous l’avons démontré au chapitre précédent.

Toutefois, la présence de textes influencés par la mystique juive ancienne justifie qu’une place particulière soit consacrée à ce sujet. Ces textes peuvent se diviser en deux catégories, à savoir, ceux qui citent des textes de la mystique juive ancienne et ceux ayant adapté cette mystique juive ancienne d’origine à la perception existentielle et spirituelle des Piétistes ashkénazes. Ceux-ci étaient actifs principalement en région germano-ashkénaze, entre la fin du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, mais les enseignements, qui se propageront d’ailleurs aussi dans la région franco-ashkénaze, seront d’usage encore bien plus tard, comme l’atteste le manuscrit O3, daté du milieu du XIVe siècle, que nous évoquerons plus bas.

A présent, une brève mise en contexte historique de la place de la mystique juive et de sa littérature en Ashkenaz au Moyen Age sera présentée. Puis, cette situation dichotomique reflétée dans la tradition manuscrite des régions franco- et germano- ashkénaze sera développée par l’analyse d’une coutume issue d’une ancienne tradition mystique, répandue en Ashkenaz, à savoir celle de la mezuzah (objet rituel) de type amulette, ainsi que la mise en évidence de l’influence du courant des Piétistes ashkénazes sur certains textes au sein des manuscrits du Maḥzor Vitry.

1. Le contexte historique du Torat ha-Sod en Ashkenaz

En premier lieu, il sied d’éclaircir les termes de « mystique juive ancienne » ou de

« tradition juive ésotérique » (« Torat ha-Sod »), dont des éléments se trouvent dans les manuscrits du corpus des Maḥzor Vitry. Ce terme désigne ici le mysticisme issu de la littérature des Heikhalot1, dont les débuts peuvent être datés entre les Ie et IIIe siècles (en parallèle à la rédaction de la Mishna et puis au début de la rédaction de la Guemara), et qui

1 Heikhalot Rabati, Heikhalot Zutrati, Ma ͑aseh Merkavah, Merkavah Rabah et Sefer Heikhalot, voir supra chapitre V, p.167-168.

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s’est développé entre les Ve et VIIe siècles2, pour être finalisé entre les IXe et Xe siècles.

Malgré les tentatives de la recherche pour leur attribuer une origine palestinienne, il semblerait que celle-ci soit pseudépigraphique et que la période formative de cette littérature soit en réalité la Babylonie3. Celle-ci est incorporée dans les manuscrits sous forme d’extraits ou comme simples mentions et touche principalement au mysticisme de Merkavah (descriptions des ascensions extatiques du mystique au char/trône divin), mais aussi à la cosmologie et à l’angéologie (hiérarchies angéliques). Il existe des extraits de différents ouvrages provenant de la littérature des Heikhalot dans les manuscrits étudiés, comme des extraits du Ma ͑aseh Merkavah qui ont été intégrés dans la liturgie germano- et franco- ashkénaze présente dans les manuscrits de notre corpus4 ; dans le Sefer Qomah5 décrivant les mesures divines ou dans le Sefer Heikhalot6 (ou le Livre III d’Enoch), décrivant la révélation de l’ange Metatron à R. Išmaël.

La littérature des Heikhalot est effectivement présente dans les manuscrits étudiés ici et en particulier dans le Sefer Qomah et le Sefer Heikhalot, que nous avons par ailleurs dans le manuscrit O3 de notre corpus du Maḥzor Vitry7. Ces deux œuvres sont par ailleurs, fréquemment copiées pendant le moyen âge. Elles attestent d’une connaissance et d’une utilisation de textes mystiques dans le milieu intellectuel et religieux rabbinique germano- et franco- ashkénaze, divulguée non seulement par des voies de transmission majoritairement orales, mais aussi écrites. Cette connaissance est sans doute arrivée jusqu’en Ashkenaz non seulement grâce à la famille Qalonymos8 lors de leur venue d’Italie au Xe siècle mais aussi grâce à des membres de la famille Abun, émigrés à Mayence depuis Le Mans à l’ouest de la

2 Voir Dan, J., « The Ancient Heikhalot Mystical Texts in the Middle Ages: Tradition, Source, Inspiration», in Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, vol. 75, n° 3, Automne 1993, p. 86 et 93.

3 Voir Schäfer, P., «The Ideal of Piety of the Ashkenazi Hasidim and its Roots in Jewish Tradition», in Jewish History, vol. 4, n° 2, (automne) 1990, p. 14. En outre, une datation entre le IIIe et VIIIe siècle de l’ère commune est proposée par Swartz, M., D., Mystical Prayer in Ancient Judaism: An Analysis of Ma ͑aseh Merkavah, Tübingen, J.B.C. Mohr, 1992, p. 5 et Lesses, R., « Speaking with Angels: Jewish and Greco-Egyptian Revelatory Adjurations », in Harvard Theological Review, vol. 89, 1996, p. 42. Pour la question de la situation géographique de la période formative de la littérature des Heikhalot ; voir Schäfer, P., « Research on Hekhalot Literature. Where do we stand now ? » in Sed-Rajna G. (éd.), Rashi 1040-1990. Hommage à Ephraïm E.

Urbach, Congrès Européen des Etudes Juives, Paris, Les Editions du Cerf, 1993, p. 232.

4 Voir supra chapitre IV, note 87.

5 Sous forme d’extrait dans le manuscrit O3, folio 102r, (figure 14d) ; voir supra chapitre V, p.166-167.

6 Sous forme d’extrait dans le manuscrit O3, folio102r, (figure 14d) ; voir supra chapitre V, p. 167-168.

7 Voir Dan, J., op.cit., note 2, p. 89-90. C’est justement le cas pour le manuscrit O3.

8 Grossman, A., « The Migration of the Kalonymos Family from Italy to Germany» (hébreu), in Zion, XL, 1975, p. 154-185 et Kuyt, A., « Traces of Mutual Influence of the Haside Ashkenaz and the Hekhalot Literatures», in From Narbonne to Regensburg, Studies in Medieval Hebrew Texts, N., A., Van Uechelen and I., E., Zwiep (éd.), Amsterdam, Juda Palache Institute, 1993, p. 67. Pour l’arrivée de la littérature des Heikhalot en région germano-ashkénaze voir aussi Schäfer, P., Übersetzung des Hekhalot-Literatur, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1987, vol. II, paragraphes 81-334.

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France9 dans le courant du Xe siècle10. Ces mêmes textes mystiques étaient intégrés à une chaîne de transmission de la littérature des Heikhalot ayant transité auparavant à la fois par la tradition égyptienne-palestinienne11, nord-africaine12 et babylonienne. Par ailleurs, une légende diffusée dans le cercle des Piétistes ashkénazes (Ḥasidei Ashkenaz)13 évoque une chaîne de transmission directe depuis Baghdad par un Gaon du IXe siècle nommé Aaron ben Samuel de Bagdad (surnommé ʾAbu ʾAharon). Il aurait voyagé en Italie et transmis ses connaissances ésotériques à des membres de la famille Qalonymos. De ce fait, cette diffusion représenterait le lien entre la Babylonie et l’Europe14. En effet, l’Italie était un centre

9 Il est intéressant de préciser que des portions de la littérature des Heikhalot et de cosmogonie juive ancienne étaient connues en France du Nord en tout cas avant l’an 1000 (XIe siècle). Ceci est attesté par un témoignage d’Agobard de Lyon (ca.779-840) dans son De judaicis superstitionibus (ca.826-827), où ce dernier critique les juifs dans leurs descriptions anthropomorphiques de la divinité selon le Šiur Qomah et sur le rôle des lettres de l’alphabet dans la Création du monde et leurs permutations selon le Sefer Yeṣirah. Il est alors évident que les juifs en Europe à cette époque avaient connaissance de cette littérature; voir Bonfil, R., «The Cultural and Religious Traditions of French Jewry in the Ninth Century as Reflected in the Writings of Agobard of Lyons », in Studies in Jewish Mysticism, Philosophy and Ethical Literature Presented to Isaiah Tishby on his 75th Birthday, J. Dan et J. Hacker (éd.), Magnes Press, Jérusalem, 1986, p. 327-348. Voir aussi Kanarfogel, E., Peering through the Lattices, Mystical, Magical and Pietistic Dimensions in the Tosafist Period, Detroit, Wayne State University Press, 2000, p. 28 et Dan, J., « The Beginnings of Jewish Mysticism in Europe», in The World History of the Jewish People, The Medieval Period : The Dark Ages, C., Roth (éd.), vol. 2, 1966, p. 289 (et note 41).

10 Voir Kanarfogel, E., ibid., p. 41 et 131 et pour un contexte historique du judaïsme au Nord de la France au Xe siècle, voir supra, chapitre IV, p. 86-87. Il est important de préciser que certains membres de la famille Abun, tels R. Menahem et ses deux fils, R. Elie et R. Isaac sont restés au Mans et ont dirigé cette communauté dans le courant du XIe siècle. Par ailleurs, R. Elie ben Menahem ha-Zaqen du Mans (première moitié du XIe siècle) est l’auteur du Seder ha-Ma ͑arakhah évoqué au chapitre IV (voir supra p. 112-113) de ce travail ; voir Grossman A., The Early Sages of France, Their Lives, Leadership and Works (Ḥakhmei Ṣarefat ha-rišonim) (hébreu), Jérusalem, The Magnes Press, 1995, p. 38-39 et 95.

11 Nous avons des preuves tangibles de cette transmission par la présence de 23 fragments de cette littérature, trouvés dans la Gueniza du Caire, dont le plus ancien date d’avant le IXe siècle (voir fragment T.-S. K 21.95.S, Cambridge, Cambridge University Library). Ces fragments contiennent différentes recensions de cette littérature ; Voir Dan, J., op. cit., note 2, p. 93 et Schäfer, P., (éd.), Geniza-Fragmente zur Hekhalot-Literatur, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1985, p.10.

12 Voir en particulier les responsa de Šerirah Gaon et de Hai Gaon au milieu du Xe siècle à la communauté de Fez au Maroc ; voir Lewin, B., M., Oṣar ha-Geonim, vol. IV/2, (Ḥagigah), Jérusalem, 1931, p.10 et Hildesheimer, E., E., Mystik und Aggadah im Urteil der Gaonen R. Scherira und Haj, Berlin, 1931. La Littérature des Heikhalot était en outre mentionnée par Sa ͑adiah Gaon et par les Qaraïtes Jacob al-Qirqisani et Salomon ben Yeruḥim au Xe siècle également ; voir Alexander, P., S., « (Hebrew Apocalypse of) Enoch (Fifth to Sixth Century A.D.) » in The Old Testament Pseudepigrapha. Apocalyptic Literature and Testaments, J., H., Charlesworth (éd.), vol. I, Garden City, New York, Doubleday, 1983, p. 228, (note 12).

13 La transmission de cette connaissance était connue d’Eleazar ben Judah ben Qalonymos de Worms (c.1165-1230), le principal disciple de Judah ben Samuel ben Qalonymos he-Ḥasid; voir Dan, J., The Esoteric Theory of Ashkenazi Hasidism (Torat ha-Sod šel Ḥasidut Ashkenaz) (hébreu), Jérusalem, Mosad Bialik, 1968, p.15-17 et 83. En outre, la source principale de cette légende se trouve dans la Chronique d’Aḥima ͑az ben Paltiel, poète liturgique italien du XIe siècle, qui est l’auteur d’une chronique sur les communautés juives dans certaines villes d’Italie du Sud et du Nord et il évoque la venue du Gaon Samuel ben Aaron de Baghdad à Lucques, où il a transmis son savoir entre autres à Moïse ben Qalonymos de Lucques (IXe siècle). Pour une transcription et un commentaire de cette chronique, voir Klar, B., Megilat Aḥima ͑az, (Le rouleau d’Aḥima ͑az), (hébreu), Jérusalem, 1974.

14 Voir Scholem, G., G., Major Trends in Jewish Mysticism, New York, Schocken Books, 1961, p. 84, Dan, J., op. cit., note 2, p. 86, Kuyt, A., op. cit., note 8, p. 67. Voir aussi Bohak, G., Ancient Jewish Magic, a History, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 204-295 et Harari, Y., « The Scroll of Aḥimaaz and the Jewish Magical Culture : a Note on the Sotah Ordeal » (hébreu), in Tarbiz , 75, p.185-202.

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La pratique du « Torat ha-Sod » se caractérisait principalement, en plus de l’étude de la littérature des Heikhalot, par la piété religieuse, l’humilité et une tendance aux pratiques contentait de donner des explications exégétiques de type littéral, selon le concept du « sensus litteralis » (« pešat ») dans ses commentaires, avait baigné dans cette tradition vivante acquise lors de son séjour à Mayence. Il en témoigne par ailleurs plusieurs fois au sein de ses commentaires du Talmud22, sans pour autant être lui-même un « ba ͑al ha-Sod » (ou maître reconnu pratiquant le « Torat ha-Sod ») comme ses maîtres23.

15 Il est d’ailleurs intéressant de mentionner que certains poèmes liturgiques (piyyutim) italiens du Xe siècle, en particulier le genre appelé ʾOfanim (voir supra, chapitre IV, note 124) contiennent des extraits et interpolations issus de la littérature des Heikhalot ; voir Dan, J., op.cit., note 9, vol. 2, p. 287.

16 Même si sur un plan liturgique, c’est la tradition palestinienne qui a primé en Italie.

17 Le seul Sage associé à l’étude de la littérature mystique et à sa transmission dans la ville de Worms avant la première croisade fut un poète liturgique (« paytan ») et officiant de synagogue (« Šaliaḥ Ṣibur ») nommé Meir ben Isaac (mort avant 1096) ; voir Kanarfogel, E., op. cit., note 9, p.186-187 (note 122). Du même auteur voir

« Traces of Esoteric Studies in the Tosafist Period », in Eleventh World Congress of Jewish Studies, Jewish Thought, Kabbalah and Hasidism, Jérusalem, The World Union of Jewish Studies, 1994, p.1-2.

18 Une mention dans le manuscrit B (ms Add. 27201, signe הכש (325) et l’édition imprimée de ce manuscrit par Hurwitz, S., Maḥzor Vitry le-Rabenu Simḥah, Nuremberg, Bulka, (2nd édition), 1923, vol. 1, p.364) où il est écrit: « …R. Simeon bar Isaac ha-Gadol était ‘instruit dans les miracles’…» (« דמולמ היהש לודגה קחצי 'רב ןועמש 'ר םיסינב»). Voir Kanarfogel E., « Rashi’s Awarness of Jewish Mystical Literature and Traditions », in Raschi und sein Erbe, Internationale Tagung des Hochschule für Jüdische Studien mit der Stadt Worms, Heidelberg, 2007, p. 27. Voir aussi Habermann, A., M., (éd.) Piyyutei R. Šimon b. Iṣḥaq, (Poésies liturgiques de R. Simon ben Isaac),(hébreu), Jérusalem, 1938 et Kanarfogel, E., op. cit., note 9, p. 37 (notes 9 et 10).

et Kanarfogel, E., op.cit., note 17, p. 1.

19 Voir Grossman, A., The Early Sages of Ashkenaz, Their Lives, Leadership and Works (900-1096), (Ḥakhmei Ashkenaz ha-rišonim), Jérusalem, The Magnes Press, 1988 (1ère édition 1981), p. 246-248 et Kanarfogel, E., op.

cit., note 9, p. 37.

20 Voir Grossman, A., ibid., p. 310 et Kanarfogel, E., op.cit., note 9, p. 38.

21 Ce dernier avait cependant étudié à Mayence sous Eliezer ben Isaac ha-Gadol (ca. 990-1060) qui avait repris la direction de l’académie talmudique de Mayence après la mort de Geršom ben Judah de Metz Rabenu Geršom Me ͑or ha-golah (ca. 960-1028).