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Dans le paysage dickinsonien, l’oiseau, symbole par excellence de la liberté, est très présent66. Comme nous le verrons plus loin, l’oiseau, à l’instar de la montagne, touche au ciel. Le suivre dans son ascension élève le regard et l’âme :

L’Être est un Oiseau Semblable au Duvet

Qu’une Douce Brise fait flotter Sur l’Ensemble des Cieux67

Les deux premiers vers évoquent le proche, le sensuel, l’intime. Au premier abord, ce duvet semble à portée de main. En effet, il fait penser à un oisillon, à un caneton, à un petit qui ne

63 Ibid., p. 1297.

64 Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 205. 65 Cité dans ibid., p. 186.

66 Sur les 333 termes faisant référence à l’oiseau, 227 expriment avec plus ou moins de force l’idée de

verticalité.

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vole pas encore. On imagine la poète ayant envie de toucher le duvet du bout des doigts ou, mieux encore, de se laisser caresser par lui. Mais rien n’est plus insaisissables que des plumes poussées par le vent, comme l’écrit la poète dans les deux vers suivants. Et les voilà flottant, ces plumes, non pas vers ou sous les cieux, mais au-dessus d’eux, dans l’éternité du paradis, inatteignable. Emily Dickinson fait de l’oiseau, et notamment du merle d’Amérique qu’elle affectionnait particulièrement, « une des plus belles métaphores de sa poésie : symbole de création, de liberté, de renouveau du langage, il incarne le poète américain par excellence68 ».

En effet, la voix de l’oiseau et ses multiples résonnances, tel le chant « le plus triste », « le plus doux », « le plus flou69 »), correspondent au langage poétique chargé de

réminiscences. C’est dans ces termes que Dickinson expose sa vision poétique :

C’est Lui – le Poète – Qui Dévoile, les Images –

Et Nous qui – par Contraste – Héritons – D’une éternelle Pauvreté70

Semblable à l’oiseau qui fait découvrir un pan du ciel sans permettre pour autant d’y entrer, le poète est celui qui lève un peu du voile cachant le réel, mais ce n’est qu’un reflet qui est révélé. Emily Dickinson reste avec « une éternelle Pauvreté », sa soif d’absolu nourrie par le manque. En fait, écouter la voix du poème n’est pas sans risque :

L’oreille peut briser le cœur humain Au vif comme un javelot.

On voudrait que le cœur ne soit pas Si dangereusement près de l’oreille71

.

Tout comme le chant de l’oiseau, la voix poétique peut faire surgir la joie ou la tristesse, l’extase ou la douleur. Emily Dickinson écrit au « vif » de son être, à partir du moindre tressaillement intérieur provoqué ici par le trille d’un merle, là par la perte d’un être cher. Écrire avec le cœur « dangereusement près de l’oreille » exige de la poète une attention soutenue à soi-même et une conscience aiguisée du monde, et ce, au prix du plus total engagement.

68 Charlotte Melançon, La prison magique, op. cit., p. 112. 69 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1353. 70 Ibid., p. 423.

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Emily Dickinson possédait l’art de glisser, dans un poème, du concret à l’abstrait, de l’immense au minuscule. Ainsi en est-il du vol de l’oiseau et de celui de la mouche. Alors que le premier s’envole vers le ciel et le paradis, la mouche représente une réalité près de la terre et de ses contingences. Mentionnons que la poète s’est souvent comparée à un moucheron comme dans ce poème :

Un Moucheron qui aurait eu aussi peu – À manger que moi – serait mort de faim – […]

Je n’avais pas non plus – comme le Moucheron – Le privilège de m’envoler

Pour me chercher à Dîner72

C’est d’une faim d’infini dont il est question dans ce poème. La poète oscille entre l’infiniment petit de la miette à l’infiniment grand des cieux73. Alors que l’élan vertical de

l’oiseau évoque le bonheur auquel on aspire dans l’au-delà, la mouche avec ses zigzags effleurant horizontalement le sol devient, dans un des plus beaux et singuliers poèmes d’Emily Dickinson, le dernier rempart contre la mort :

J’entendis bourdonner une Mouche – à ma mort – Le Silence dans la Chambre

Était comme le Silence de l’Air – […]

Je léguai mes Souvenirs – Cédai Toute part de moi

Cessible – et c’est alors Qu’une mouche s’interposa –

Avec un Bourdonnement Bleu – incertain – trébuchant – Entre la lumière – et moi74 –

La mort se déroulait normalement : le silence, l’esprit qui capitule, le corps qui cède. Puis, un événement dérisoire, absurde, vient s’interposer. Le bourdonnement inopiné de la mouche fait obstacle un moment à l’inéluctable, sans toutefois ramener la personne à la vie. Le critique Pierre Nepveu écrit :

La grandeur d’Emily Dickinson est toute là : dans cette façon qu’elle a de saisir la limite de la conscience, en dehors de tout pathos, de tout mélodrame. Habiter le monde, reconnaître l’ordre des choses devient alors chez elle le contraire du

72 Ibid., p. 421

73 Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 449. 74 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 551-553.

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conformisme : dans cet espace enclos, la conscience sévit à l’excès, avec une sorte d’allégresse et parfois un humour teinté de préciosité75.

Comme l’oiseau se tient à la frontière entre la terre et le ciel, la mouche de ce poème est en quelque sorte une plongée en apnée jusqu’à la frontière qui sépare la vie de la mort. C’est tout le génie d’Emily Dickinson qui se révèle dans cette métaphore. Du bourdonnement d’une simple mouche, la poète réussit à saisir cette fraction de seconde où s’engouffre l’éternité.