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La chambre d’Emily Dickinson se trouvait au 1er étage, plus précisément à l’angle

sud-ouest de la maison. Elle comportait donc plusieurs fenêtres, ce qui en faisait un observatoire idéal tant pour contempler le paysage au loin que pour observer le va-et-vient de la rue. Nous pouvons imaginer la poète, tel que mentionné auparavant, assise à sa petite table d’écriture, contemplant les Berkshires de sa chambre. La distance avec le paysage est dans un premier temps purement physique. La vitre, par définition, sert de ligne de démarcation entre le dehors et le dedans ; elle marque l’oscillation entre « extériorisation de la conscience et intériorisation de l’univers38 ». C’est aussi une protection contre ce qui nous dépasse et pourrait nous consumer en entier, un dernier rempart en quelque sorte entre soi et le monde. La poète pressentait bien les dangers auquel sa soif d’absolu l’exposait. On pourrait lui « arracher l’œil » et son cœur risquerait de se fendre si elle pouvait posséder les montagnes, les forêts, les oiseaux, autant d’éléments qui conduisent inexorablement à l’immensité du ciel :

C’est tellement plus sûr – de deviner – avec seulement mon âme Sur la vitre

Où les autres créatures posent les yeux – Sans les protéger – du Soleil –39

À la fois bouclier et miroir, la fenêtre de sa chambre permet donc à la poète d’observer le ciel tout en communiant avec lui. Dans un autre poème, elle écrit :

Vue par un œil Souffrant –

La Joie – apparaît comme un tableau –

Qui gagne en beauté – puisqu’il est impossible À quiconque d’en profiter –

La montagne – vue d’une certaine distance Prend des teintes – Ambrées –

Qu’on se rapproche – l’Ambre s’esquive – un peu Et Ce qui reste – ce sont les Cieux40 –

38 Christine Savinel, Poèmes d’Emily Dickinson, au rythme du manque, op. cit., p. 51. 39 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 303-305.

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Nous voici intimement entraînée dans le sillage d’Emily Dickinson. Celle-ci est subjuguée par la couleur dorée dont est auréolée la montagne41. La répétition « ambrées/ambre » dans

deux vers successifs traduit cet état d’esprit. On sent bien son désir d’aller toucher à cet or, mais plus elle s’en approche, plus il lui échappe. Cependant, son désir inassouvi ne la laisse pas avec une absence. Bien au contraire, le rapprochement amorcé lui offre en guise de récompense la proximité avec les « cieux ». Il s’agit là d’un paradoxe puisque les lois de la perspective voudraient que, plus on s’approche de la montagne, moins on peut apercevoir le ciel. Or, c’est à l’immensité de l’au-delà qu’est convoquée la poète. Dans un de ses premiers poèmes, écrits en 1858, elle associe la montagne à l’or : « Je n’ai jamais parlé de l’or enfoui / Qui repose – sur la colline – ». Il s’agit là d’un « trésor », d’un « butin fabuleux », de « lingots les plus beaux ». Mais cette richesse est enfouie dans un espace dont seule la poète a la clé, ce qui représente pour elle un dilemme : « Faut-il garder le secret – / Faut-il le révéler42 – ». Cet espace n’est rien de moins que l’immensité de l’au-delà, avec son appel d’idéal, d’éternité et de transcendance, d’où jaillit l’écriture.

L’écart que perçoit Dickinson entre elle et le paysage vient donc de l’écriture elle- même : le mot « montagne » n’est pas la montagne elle-même, mais sa représentation. Aussi près du réel que puisse être l’image poétique, elle sera toujours une imitation de la vie. Incapable d’aller plus loin que la maison familiale, Emily Dickinson recourt à la poésie pour se « rapprocher » du ciel, de l’au-delà, les mots lui servant d’une certaine façon de courroie de transmission pour tenter de saisir la réalité. Car il s’agit bien d’une tentative. En nous tenant à une certaine distance, nous pourrions prendre la mesure d’un versant, mais il demeurera toujours impossible d’embrasser l’entièreté d’une montagne d’un seul coup d’œil. Cette impossibilité, ce manque pour reprendre le terme de Christine Savinel43, est au cœur

de la vision poétique d’Emily Dickinson.

Cependant, si écrire est certes perdre un peu de la beauté du réel, le silence qui s’ensuit ouvre paradoxalement la porte à l’extase :

41 Sur les 147 termes faisant référence à la montagne, 116 évoquent de près ou de loin le ciel. 42 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 49.

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Je n’ai pas envie de peindre – un tableau – Je préfère être celle

Dont l’impossibilité scintillante S’installe – délicieuse44

Ainsi, plus l’objet est impossible à saisir, plus il « gagne en beauté ». Il devient le « tableau » rêvé. Et à l’automne, c’est bien un tableau que lui offre la montagne :

Au loin du Jaune ourlait le Ciel Taillé dans un Jaune plus Jaune

Jusqu’à ce que le Safran vers le vermillon glisse Sans couture visible45 –

Dans ce court poème de quatre vers ayant au total pas plus de 26 mots, la couleur est nommée cinq fois. La répétition du mot « jaune » est non seulement audacieuse, mais aussi particulièrement efficace pour traduire l’effet jubilatoire que provoque la vue de la montagne automnale. Lire ce poème, c’est retrouver la sensation de peindre soi-même un tableau : il apparaît sous nos yeux en une succession de taches de couleur lancées joyeusement sur la toile. Mais le caractère ludique du poème laisse place au dernier vers à une certaine gravité, comme si la réalité du ciel, avec tout son poids, venait s’y déposer. Le spectacle de la montagne drapée de ses couleurs comporte une part de mystère qui échappe à la poète. Son œil ne voit aucune trace d’une quelconque « couture », et son âme cherche en pure perte la main du créateur. Pourtant, cette « impossibilité » de comprendre est « scintillante » et provoque chez elle quelque chose de délicieux, qui « s’installe » à demeure, signe d’un engagement profond et d’un gage de pérennité. Cet engagement, elle le maintiendra jusqu’à sa mort. Un an avant son décès en 1886, Emily Dickinson écrit : « Prenez-moi tout, mais laissez-moi l’Extase46 ». Ce vers est ni plus ni moins que le cri de la poète réclamant sa montagne, son oxygène.

Serait-ce à dire que la privation, corollaire de « l’impossibilité », est à la source même du bonheur ? S’il en est ainsi, la vie de recluse qu’a choisie Emily Dickinson prendrait tout son sens et se situerait aux antipodes de l’existence malheureuse que lui ont trop souvent attribuée les critiques de son œuvre. Françoise Delphy souligne à juste titre :

44 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 317. 45 Ibid., p. 1321.

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Il est tout à fait remarquable que le mot « mélancolie », mot si fréquent aux époques romantiques et victoriennes, soit totalement absent du vocabulaire de Dickinson. En revanche on retrouve les extrêmes « agonie » et « extase » presque à chaque page. Comment expliquer cette absence du mot « mélancolie » ? Peut-être est-ce parce que la mélancolie est un sentiment mou, un sentiment d’impuissance, de décadence, révélateur d’une absence de dynamisme très fin de siècle, inconcevable pour Dickinson47.

Dans l’impossibilité de saisir entièrement le « tableau », les vers de Dickinson nous disent que c’est l’insaisissable qui donne sa valeur à la poussée créatrice et, par le fait même, qui nourrit le désir inextinguible sous-jacent à sa poésie.

À la dimension spirituelle se greffe la relation affective qu’entretient la poète avec le ciel, lequel s’incarne dans la montagne. Cette relation en est une où se retrouvent le lointain et le proche, la transcendance et l’intimité, l’autorité et l’affection.

Le Mont était assis sur la Plaine Dans son énorme Chaise. Observant tout,

Enquêtant, partout –

Les Saisons jouaient autour de ses genoux Comme des Enfants autour d’un Aïeul – Il est le Grand-père des Jours

L’Ancêtre, de l’Aube48

Emily Dickinson chérit ces montagnes si près du ciel. En fait, à son correspondant, Thomas Wentworth Higginson, qui lui demande quels sont ses compagnons, elle répond que ce sont, outre son chien Carlo et le couchant, les collines49. Cet amour relève presque du sentiment

filial de l’enfant vis-à-vis son père où la crainte côtoie la tendresse. D’un côté, elle perçoit le pouvoir de l’au-delà, supérieur, omniprésent, inquisiteur, auquel nul ne peut échapper, mais qui nous inspire pourtant le plus grand respect : « mes fortes madones50 », « mon vestige de

Gibraltar51 », « vous ne me mentez pas52 ». D’un autre côté, ce pouvoir est bienveillant : on peut jouer « autour de ses genoux », il y a quelque chose de familier et d’un peu bon enfant

47 Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 220. 48 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 861.

49 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, traduction et présentation par Claire Malroux, Paris,

José Corti (Domaine romantique), 2012, p. 286.

50 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 697.

51 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, op. cit., p. 296. 52 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 695.

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dans ce mont aux allures de grand-papa. Incidemment, cette image représente peut-être pour Emily le contrepoids à l’austérité paternelle et au manque de chaleur dans la relation avec son père, Edward Dickinson, qu’elle adorait par ailleurs.

La montagne est également le lieu d’où surgit les premières lueurs de l’aube. Emily Dickinson dormait peu et écrivait souvent la nuit. Nous pouvons facilement l’imaginer devant la fenêtre de sa chambre à se demander :

Y aura-t-il vraiment un « matin » ?

Existe-t-il cette chose qu’on appelle le « Jour » ? Pourrais-je le voir du haut des montagnes Si j’étais aussi grande qu’elles ?

A-t-il des pieds comme les Nénuphars ? A-t-il des plumes comme un oiseau ? Le rapporte-t-on de pays fabuleux Dont je n’ai jamais entendu parler ? À l’aide Savant ! À l’aide Marin ! À l’aide Homme Sage venu des Cieux ! S’il te plaît dis à un petit Pèlerin

Où se trouve l’endroit nommé « matin » 53

!

Est-il possible d’affirmer que ces interrogations trahissent une angoisse ? Alors que rien encore ne laisse deviner un autre matin, ne serait-ce pas plutôt le signe d’une impatience joyeuse, quasi enfantine, devant ce qui peut advenir à tout moment ? Les deux premières strophes du poème sont composées d’une suite de questions énoncées avec naïveté ; elles nous rappellent les pourquoi sans fin d’un enfant curieux. Quant à la dernière strophe, elle est ponctuée d’exclamations qui traduisent la hâte d’obtenir une réponse. Cette position d’humilité devant ce qui est plus grand qu’elle est accentuée par la répétition de « à l’aide » et par la demande introduite par « s’il te plaît » ; il en est de même par les dénominations « Savant » et « Homme sage venu des Cieux » attribuées à l’interlocuteur. Le contraste est encore plus grand par l’identification de l’auteur « à un petit pèlerin ». Sachant qu’Emily Dickinson s’est souvent reconnue dans la gent ailée, le terme « pèlerin » fait évidemment référence à un oiseau. Par ailleurs, l’idée de pèlerinage se retrouve dans un autre poème : « Je grimpe la Colline de la Vie avec mon petit Baluchon54 ». C’est une expérience difficile : la

53 Ibid., p. 139. 54 Ibid., p. 887.

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pente est « abrupte », il y a du « découragement », chaque « pas » demande un effort. En d’autres mots, le chemin qui mène au ciel est une épreuve. Deux ans avant sa mort, dans un poème daté de 1884, elle écrira :

Quitter un monde connu Pour un qui émerveille encore Est comme l’adversité pour l’enfant Qui a vue sur une colline,

Derrière la colline il y a la sorcellerie Et tout l’inconnu,

Mais le secret compensera-t-il D’avoir à grimper tout seul55

?

L’idéal, l’absolu, l’infini sont autant de carburants pour alimenter une âme en incandescence56. Mais le secret du trésor dont la poète est la dépositaire (réf. à la p. 88) comporte un lourd tribut à payer : celui d’être seule dans la dure ascension vers le ciel.

Dans une lettre à sa grande amie Susan Gilbert, elle écrivait : « les Montagnes, intimes la Nuit et arrogantes à Midi57 ». Les montagnes paraissent donc moins insaisissables dans la

noirceur, plus proches de l’âme, à égale distance entre le rêve et la page blanche. Dans l’intimité de la nuit, dans le silence feutré de la maison, il y a tout le champ de l’art poétique pour la poète qui, en 1860, soit au début de sa période d’intense activité créatrice, en a fait sa maison :

J’habite le Possible –

Maison plus belle que la Prose – Aux plus nombreuses Fenêtres – Et mieux pourvue – en Portes58 –

Elle ajoutera en 1865, c’est-à-dire à la fin de cette période d’intensité, qu’elle a « l’errance, pour foyer59 ». Habiter cette maison qu’est la poésie, « maison plus belle que la prose », c’est devenir assez grande pour voir surgir un nouveau jour « du haut des montagnes ». Pour Emily Dickinson, l’écriture poétique est essentiellement un acte de foi. Et pour la poète recluse, c’est également un espace sans murs ni frontières, d’où elle peut interroger l’univers en toute

55 Ibid., p. 1281.

56 Gil Pressnitzer, « Emily Dickinson. La recluse incandescente », op. cit., [en ligne]. 57 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, op. cit., p. 133.

58 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 441-443. 59 Ibid., p. 887.

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liberté, faisant fi des diktats de la tradition littéraire et des principes religieux du puritanisme ambiant.

À cet égard, le volcan occupe une fonction particulière dans la poésie dickinsonienne. Le volcan y est évoqué 16 fois sous les termes suivants : Vésuve, Etna, Pompéi, Ténérife, Chimborazo, Popocatépetl, volcan, lave, cratère, volcanique. Incidemment, il y a tout lieu de croire qu’Emily Dickinson ait appris l’origine volcanique des Berkshires60 dans ses cours de

géographie suivis au collège Mount Holyoke. À chaque fois que le volcan est évoqué, le poème laisse entrevoir un feu qui couve, une force près de la passion et de la sensualité. Le volcan est en quelque sorte l’envers de la montagne, le lieu du désir, de l’interdit et de la passion contenue :

Ma vie était – un Fusil chargé – Posé dans un Coin – jusqu’au Jour Où le Propriétaire passa – m’identifia – Et M’emporta –

[…]

Et chaque fois que je parle pour Lui

Les Montagnes immédiatement répondent – Et quand je souris, une lumière si cordiale Luit sur la Vallée –

Que c’est comme si le visage du Vésuve Laissait sourdre son plaisir61 –

L’hypothèse d’un « fusil chargé » comme étant la parole libérée par la création poétique se justifie si on considère qu’entre 1862 et 1865, Emily Dickinson a écrit pas moins de 849 poèmes, ce qui représente près de la moitié de toute son œuvre, et ce, sans tenir compte de la centaine de poèmes non datés62. Or, le poème a été écrit en 1863, soit en plein milieu de l’explosion créatrice. Il traduit un état d’effervescence qui rappelle l’éruption d’un volcan, réponse de la montagne à un trop-plein. Dans une véritable logorrhée, tout ce qui veut être dit fait contrepoids à l’enfermement du milieu ambiant. L’écriture poétique agirait donc comme une catharsis, une soupape de sécurité capable d’endiguer la nature passionnée de la poète.

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Mary Adele Allan, Around a Village Green, Northampton, Massachusetts, Krausher Press, 1939, p. 65. Cité dans Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 309.

61 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 715-717. 62 Ibid., p. 1375-1376.

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Contrairement à la montagne inaccessible que la poète observe de sa fenêtre, il y a tout près un autre versant, un autre volcan, d’où peut surgir une flamme violente :

Il est des Volcans plus près d’ici Je grimpe une marche de Lave

À n’importe quel moment si l’envie me prend Je peux contempler un Cratère

J’ai le Vésuve à la Maison63

L’idée de verticalité est présente avec les mots « grimpe une marche », mais plutôt que lever les yeux vers le ciel, c’est au fond d’un cratère que le regard se tourne. « Le vide s’appréhende verticalement64 », affirme Claire Malroux. On sent tout l’esprit de la « nonne rebelle » qui n’a pas peur de regarder les deux versants de l’au-delà : l’extase et l’agonie, le paradis et la tombe. Et ce « Vésuve à la maison » pourrait bien être le poème lui-même. À Thomas Wentworth Higginson, elle avouait que la poésie la laissait « nue et calcinée65 ». L’écriture

s’avère donc pour Emily Dickinson aussi insaisissable que la montagne derrière sa fenêtre et, du même souffle, aussi intime que le feu intérieur qui nourrit son univers poétique.