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La notion de saisissement comporte une certaine proximité avec celles de l’étonnement, de l’émerveillement et de la fascination, ce qui conduit inévitablement à s’interroger sur la question du sublime. Nul doute que la définition élaborée par Emmanuel Kant concernant le beau et le sublime27, laquelle a servi de point de départ à plusieurs

penseurs par la suite, a nourri en amont notre recherche. Néanmoins, notre propos n’était pas d’analyser la poésie d’Emily Dickinson selon un point de vue philosophique ou purement théorique. Nous avons plutôt opté pour la critique thématique telle que pratiquée par Jean-Pierre Richard parce qu’elle forme un tout avec les volets création et recherche de notre mémoire, et qu’elle cimente en quelque sorte ses différentes composantes.

Même si Jean-Pierre Richard s’inscrit dans la mouvance de la Nouvelle critique28, son

nom est plutôt associé à l’École de Genève29. Cependant, celui-ci s’en est graduellement

distancé pour emprunter une voie singulière et originale, voie qui a laissé son empreinte sur la critique littéraire des 50 dernières années. Disons-le d’entrée de jeu, Jean-Pierre Richard n’est pas un théoricien de la littérature ; il ne se réclame d’aucune appartenance à un mouvement d’idées ni à une doctrine. Inutile de chercher un traité contenant les lignes globalisantes de sa démarche à partir desquelles les œuvres seraient susceptibles d’être analysées. Comme le mentionne Hélène Cazes30, c’est surtout dans les préfaces de ses livres et, parfois, au détour d’un commentaire que le lecteur trouvera quelques repères.

Cela dit, Richard n’en est pas pour autant hermétique aux grands courants qui ont traversé son époque. De son aveu même, il doit aux recherches de Gaston Bachelard sur l’imaginaire, et plus particulièrement celles explorant le champ de la rêverie, les outils d’analyse qu’il a pu mettre au service des textes étudiés, et ce, en refusant catégoriquement

27 Emmanuel Kant, « Critique de la faculté de juger esthétique », première partie de Critique de la faculté de

juger, trad. par A. Philonenki, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986, p. 49-177.

28 La Nouvelle critique désigne un courant littéraire qui a vu le jour en France à la suite de l’essai Sur Racine,

publié par Roland Barthes en 1963.

29 Les principaux critiques associés à l’École de Genève sont Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges

Poulet, Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard. Pour un aperçu de leur approche respective, voir Danièle Racelle-Latin, « La critique thématique », dans Revue des langues vivantes, vol. XIV, no 3, 1975,

p. 261-281.

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toute généralisation, car, selon lui, chaque œuvre est unique et exige une lecture qui lui est spécifique. Richard invitait d’ailleurs les critiques à la prudence dans l’utilisation des facteurs de récurrence :

Malgré leur incontestable utilité, ces études (statistiques) ne sauraient cependant conduire à des vérités définitives. D’abord parce que le thème déborde souvent en extension le mot. […] construire un lexique de référence, c’est supposer que d’un exemple à l’autre la signification des mots demeure fixe31

.

Cependant, si une étiquette devait absolument être donnée à Jean-Pierre Richard, ce serait sans doute celle de critique de la subjectivité. En ce sens, il rejoint la pensée du critique Georges Poulet qui a exploité le champ de la phénoménologie pour élaborer une critique fondée sur l’expérience du temps et de l’espace32. À l’instar de ce dernier, Richard prend le

parti pris d’une relation basée sur la sympathie entre deux consciences, à savoir celle de l’écrivain et celle du critique. Son mode opératoire est donc d’entrer en intimité avec l’auteur d’une façon qui ne relève ni de l’explication ni d’une interprétation unique et globalisante. Alors que le structuralisme était en plein essor, Jean-Pierre Richard s’est plutôt penché, dans une écoute attentive et discrète, sur les échos et les résonnances de l’expérience vécue au moment de la lecture. À la faveur d’un motif récurrent, il procède par petites touches, au gré des sonorités, prêtant attention aux réminiscences de l’inconscient, jusqu’à dévoiler tout le paysage de l’œuvre. Son approche en est une de rêverie sensuelle où les mots sont humés, palpés, goûtés, avec l’objectif de se laisser saisir par le texte et construire par lui.

Quatre mots reflètent à eux seuls l’essence de cette expérience : saisissement, cohérence, paysage et bonheur. Tout d’abord, le mot « saisir » revient constamment dans les commentaires de Jean-Pierre Richard. Pour lui, la lecture critique n’a d’autre but que de saisir l’instant où se construisent l’homme, l’écrivain et l’œuvre.

Nous savons maintenant que toute conscience est conscience de quelque chose, que l’homme a cessé d’être nature, île, prison, essence. Nous savons qu’il se définit par ses contacts, par sa façon de saisir le monde et de se saisir par rapport à lui, par le style de la relation qui l’unit aux objets, aux autres hommes, à lui-même33

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31 Jean-Pierre Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 25. 32 Georges Poulet, Études sur le temps humain, Paris, Plon, 1950, 409 p.

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Le saisissement permet donc à la critique de retrouver « le moment premier de la création littéraire34 ». C’est à partir de ce moment qu’intervient un élément clé de la critique

richardienne : la cohérence interne de l’œuvre. C’est là que se traduit avec le plus de force la grande rigueur qui guide la critique dans ses interprétations. Car, s’il y a un refus de toute théorie ou système qui se construirait en dehors de l’œuvre, il n’y a pas pour autant place à la superficialité et à l’improvisation. D’où la nécessité de prendre en compte l’ensemble de l’œuvre ainsi que la vie de l’écrivain pour mettre au jour la sensation fondatrice du texte. C’est ici que la notion de paysage vient ancrer le texte dans sa cohérence. Dans son parcours à travers les mots, la critique littéraire recherche des motifs – dans cet essai la montagne, l’oiseau et l’arbre –, lesquels vont permettre de dégager le thème, soit ici la verticalité. Mentionnons au passage que, selon Pierre Belisle, le point de départ de ce parcours est arbitraire et strictement fonctionnel ; ce qui importe est la rencontre entre deux consciences, entre deux sujets, d’où jaillira la sensation qui fut à l’origine du texte35. Et cette rencontre est toujours heureuse. Bonheur de la création pour l’écrivain, bonheur de la critique lorsqu’elle arrive à saisir le moment premier de la création :

La notion de bonheur, récurrente lorsque le thème s’organise en un paysage, recouvre le sentiment d’euphorie et de réussite de l’identité. […] elle traduit l’harmonie profonde de l’instant intemporel et originel où la conscience se reconnaît dans ses objets : le paysage en est à la fois la recherche par la création et le souvenir36.

Comment Jean-Pierre Richard procède-t-il pour retrouver ce moment premier de création ? Tout d’abord, il laisse la plus grande place à l’œuvre elle-même. Souvent, il ouvre et clôt son analyse avec une citation37. Mais celle-ci n’est pas là pour appuyer une argumentation ou servir d’exemple. Au contraire, elle nourrit et fait naître le commentaire. Qui plus est, le critique entremêle ses mots à ceux de l’auteur créant ainsi une forme d’osmose. Autant que faire se peut, il se tient en retrait ; par exemple, il utilise régulièrement des incidentes (« me semble-t-il », « si je puis dire », etc.). À aucun moment il ne prétend détenir la vérité sur l’œuvre ; il cherche plutôt à mettre au jour une des interprétations possibles.

34 Idem.

35 Pierre Bélisle, « Sur la critique de Jean-Pierre Richard », dans Liberté, vol. 12, no 1, p. 131-139. 36 Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 91.

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La critique thématique selon Jean-Pierre Richard nous est donc apparue particulièrement prometteuse pour étudier l’œuvre poétique d’Emily Dickinson. En effet, sa poésie et sa vie personnelle étaient intrinsèquement liées et ont fini par ne faire qu’un. On peut même avancer qu’elle vivait une relation quasi « organique » avec la poésie. Mais plus important encore, Richard considère l’œuvre comme une aventure spirituelle, ce qui correspond parfaitement à la quête qui a animé la poète toute sa vie et à laquelle notre essai va tenter de faire écho.

Pour les besoins méthodologiques de notre analyse, nous avons retenu deux aspects de la critique thématique, à savoir le saisissement et le paysage, que nous avons mis en lien afin de faire ressortir comment le saisissement se manifeste à travers le paysage dickinsonien. Pour ce faire, nous avons adopté la méthodologie suivante : nous avons dans un premier temps recensé, parmi les 1 789 poèmes de notre corpus, ceux qui en portent la trace ; dans un deuxième temps, nous avons regroupé ces poèmes autour, respectivement, des motifs de la montagne, de l’oiseau et de l’arbre ; nous avons aussi réuni les poèmes dans lesquels les trois motifs apparaissent dans un même texte ; enfin, dans un troisième temps, nous avons dégagé de ce rapport mathématique les poèmes les plus pertinents à une critique thématique afin de mettre en relief le thème de la verticalité.

Finalement, Jean-Pierre Richard n’est pas seulement un critique, mais aussi un critique écrivain. En ce sens, lire ses études sur des poètes tels que Baudelaire, Rimbaud, Reverdy, Jaccottet, pour n’en nommer que quelques-uns, a enrichi notre démarche de création. Ainsi, notre recueil de poèmes, l’essai sur Emily Dickinson et la critique thématique richardienne sont autant de volets qui assurent l’homogénéité de notre mémoire.

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