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Prologue

Le 7 juin 2019, j’ai eu le bonheur de participer à l’activité ‘a mighty room’ organisée par le Emily Dickinson Museum à Amherst, au Massachusetts. Le musée occupe le lieu de la maison paternelle, dénommée le Homestead, où a vécu Emily Dickinson une grande partie de sa vie. Pendant deux heures, seule dans la pièce qui était sa chambre à l’époque, j’ai écrit1 à l’endroit même qui lui a inspiré ce poème :

De douces heures ont péri ici, C’est une chambre timide –

Entre ses murs ont joué des espoirs Aujourd’hui en friche dans la tombe2.

Le poème étant non daté, Emily Dickinson a pu écrire ces vers au début de son activité poétique tout comme à son apogée. Cependant, ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est qu’ils me rejoignent aujourd’hui comme s’ils étaient murmurés à mon oreille.

En janvier 2019, donc plusieurs mois avant que je décide de me rendre à Amherst, j’avais écrit un court poème en hommage à Emily Dickinson. La veille de la séance d’écriture, le musée présentait une soirée micro ouvert. Je me proposais donc d’y participer et d’y lire la traduction anglaise de mon poème. Des retards sur la route m’empêchèrent d’arriver à temps pour le micro ouvert, et mon projet tomba à l’eau. Le lendemain, après une visite au cimetière pour saluer Emily, je me rendis au musée avec une heure d’avance. Je me joignis alors à une visite guidée du Homestead qui s’apprêtait à commencer. Une fois le groupe entré dans la chambre d’Emily, sans aucune préméditation de ma part, je demandai à la guide si je pouvais dire mon poème, en lui expliquant ma déconvenue de la veille. Et là, au pied du lit où elle a rendu son dernier souffle, je récitai ces vers :

1 Le poème écrit à cette occasion se trouve à la page 20 de la partie création de ce mémoire.

2 Emily Dickinson, Poésies complètes, édition bilingue, traduction et présentation par Françoise Delphy,

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Emily mon amie ma sœur

tout entière contenue dans ta robe blanche dans la nuit de ta chambre minuscule tu lances du haut de tes milliers de poèmes un souffle qui traverse l’éternité

jusqu’à moi

Emily mon amie ma sœur

en quel soleil as-tu puisé cette fleur extrême et nécessaire

que tu fais glisser du silence de ta fenêtre comme un astre nouveau

offert au monde3

Par quelle voie ces mots sont-ils arrivés sur ma page ? Comment m’ont-ils conduite au pied de son lit ? Prémonition ? Hasard ? Je ne crois. J’aime à penser que c’est la voix d’Emily Dickinson qui s’est fait entendre pour nous livrer ce message écrit en 1884, deux ans avant sa mort : « Montre-moi l’Éternité, je te montrerai la Mémoire4 ».

3 Emily my friend

my sister

complete contained in your white dress in the night of your tiny room

from the height of your thousands of poems you throw a breath across eternity

reaching me

Emily my friend my sister

from what sun did you take this extreme and necessary flower

that you slide along the silence of your window as a star offered

to the world

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Introduction

Le saisissement a été au cœur de notre démarche d’écriture. L’hypothèse qui nous a servi de point de départ est que la poésie permet, dans un même élan, de saisir le langage et d’être saisi par lui, de créer et d’être créé, d’élargir la conscience et d’être transformé par ce surcroît de conscience. Or, comme l’a écrit le critique Pierre Nepveu, « si Emily Dickinson est radicalement poète […], c’est que jamais elle ne cesse de se saisir elle-même avec le plus complet étonnement5 […]. » La poète offre elle-même une définition très éclairante de cet

état :

L’Émerveillement – n’est pas précisément de savoir et pas précisément non plus de ne pas savoir – C’est un état à la fois beau et désolé

Qui ne l’a pas ressenti n’a pas vécu6

C’est par sa présence au monde que la poète peut capter, de la fenêtre de sa chambre dans le Homestead, tout ce qui se passe dans l’immensité de l’univers et dans l’infiniment petit. Elle se laisse éblouir autant par la majesté d’un pin que par la fragilité d’un brin d’herbe. Sa grande réceptivité devant les grands et les petits mystères de la vie font d’elle un témoin attentif et sensible ; elle embrasse tout, le paradis et l’agonie, la joie et la douleur, l’infime et l’infini. Selon Dominique Fortier, « [Emily Dickinson] écrit pour témoigner : ici a vécu une fleur, trois jours de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible7. » Mais il ne faut pas confondre sa capacité

d’émerveillement avec la naïveté de l’enfant. Constamment, elle cherche à comprendre le monde, tant céleste que terrestre, et n’hésite pas à le mettre au défi de lui apporter des réponses. Cependant, aucune velléité chez elle de changer l’ordre des choses. Pierre Nepveu écrit à son sujet : « Il s’agit d’être là, de saisir ce qui a lieu, dans l’acte de pensée le plus entier, le plus fervent8 […] ». Pour Emily Dickinson, la nature est un immense champ de symboles qui s’offre à l’imagination ; il lui suffit d’être présente à ce qui se déroule sous ses yeux.

5 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », dans Liberté, vol. 28, no 2 (1986), p. 51. 6 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1101.

7 Dominique Fortier, Les villes de papier, Québec, Alto, 2018, p. 116. 8 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », op. cit., p. 52.

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En ce sens, les thèmes de notre recueil se retrouvent dans la poésie dickinsonienne : l’intime côtoie l’universel, le quotidien interroge l’infini, l’ordinaire fait face au sacré. La partie réflexive de notre mémoire s’inscrit donc dans le prolongement de la voie tracée par le volet création alors que les vers d’Emily Dickinson ont servi de point de départ pour nous mettre en « état de poésie », prête à nous laisser saisir par ce qui advient.

Notre objectif est de suivre la poète dans sa création, avec une distance suffisante pour avoir un « deuxième regard », celui-là critique, sur l’univers qu’elle a créé, mais assez près pour entendre son souffle. Pour ce faire, nous proposons dans cet essai une critique thématique de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson à partir du thème9 de la verticalité. Ce

thème s’est imposé lors d’une visite précédente à Amherst, à l’été 2016, au cours de laquelle nous avons pu constater que la maison familiale, le Homestead, était construite sur un monticule surplombant la rue principale. De la chambre d’Emily Dickinson, située au premier étage, nous avons eu l’occasion de contempler la chaîne de montagnes, les Berkshires, paysage qui a nourri le regard de la poète. C’est donc à partir du motif de la montagne que nous sommes entrée dans son œuvre. Nous avons également abordé, quoique dans une moindre mesure, ceux de l’oiseau et de l’arbre. À travers ces motifs inscrits dans le langage même de la poésie dickinsonienne, nous avons cherché à retrouver les traces de la grande soif d’infini qui habitait la poète, de son désir d’absolu, de cette impulsion qui lui faisait lever les yeux vers le sommet d’un arbre ou d’une montagne, qui élevait son regard vers l’au-delà. Citons quelques-uns de ses vers :

Mes fortes Madones – continuez de Chérir – La Nonne Rebelle – sous la Colline – Dont l’adoration – est pour vous – Dans sa prière vespérale – Quand le Jour S’éteint au Firmament –

Elle lève le Front vers Vous10 –

9 La définition des notions de « motif » et de « thème » n’est pas clairement établie. Elle peut varier d’une

école de pensée à l’autre et, parfois, chez les critiques d’une même mouvance. Pour les fins de notre étude, nous avons retenu la terminologie de Mattias Aronsson, exposée dans sa thèse de doctorat en études romanes, « La thématique de l’eau dans l’œuvre de Marguerite Duras », soutenue en 2006 à Göteborgs Universitet (Suède), [en ligne], p. 19-21.

https://biblioteca.ucm.es/data/cont/media/www/pag-61249/La%20tem%C3%A1tica%20del%20agua.pdf [Consulté le 11 novembre 2019].

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Voilà qui nous semble révéler – de façon fort émouvante d’ailleurs par la sincérité du propos – l’élan créateur qui traverse l’ensemble de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson. Qui plus est, sa vie personnelle témoigne de sa grande capacité à se laisser saisir entièrement, et ce, jusqu’à l’incandescence11. La poète se décrivait elle-même comme « une âme chauffée à

blanc12 ». En effet, la poète fut littéralement submergée par un état d’intense excitation poétique qui a atteint son paroxysme entre 1861 et 1863.

De l’âge de 30 ans jusqu’à son décès en 1886, Emily Dickinson a vécu en quasi recluse dans le Homestead. Ce retranchement par rapport à la vie sociale a conduit maints chercheurs à étudier la question de l’espace dans son œuvre sous l’angle de l’enfermement, de l’isolement, de l’esseulement. Notre point de vue a été diamétralement opposé puisque que nous avons suivi la piste de l’ouverture, du dépassement et de l’infinité tracée par la symbolique de la montagne. Celle-ci représente le sacré, l’élévation vers le spirituel contrairement à l’herbe, par exemple, qui recouvre le sol. Nous pourrions décrire la verticalité comme le mouvement qui nous amène à lever les yeux vers le ciel – par exemple, regarder le sommet d’une montagne, le vol d’un oiseau ou la cime d’un arbre – par opposition à l’horizontalité qui porte notre regard à s’abaisser vers la terre. La montagne offre également l’image d’une continuelle transformation puisque qu’elle n’est jamais tout à fait la même selon l’heure du jour ou de la saison. C’est un lieu non balisé, en expansion, contrairement à la rue avec ses codes stricts et sa structure sociale. La montagne est un lieu où Emily Dickinson pouvait se projeter hors de la société puritaine qui l’étouffait, un lieu d’écriture imaginaire où épancher sa soif d’infini. Lire Emily Dickinson, c’est certes entrer en contact avec une âme torturée par l’angoisse de la mort, mais également avec une âme qui aspire à l’élévation tant spirituelle qu’intellectuelle. La même réflexion se prête à l’oiseau et à l’arbre. Pour chacun des motifs analysés – la montagne, l’oiseau et l’arbre –, nous tenterons de conclure notre analyse en repérant un élément qui offre un contraste susceptible d’éclairer le propos : la montagne versus le volcan, l’oiseau versus la mouche, l’arbre versus l’herbe.

11 Gil Pressnitzer, « Emily Dickinson. La recluse incandescente », dans Esprits Nomades, [en ligne].

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/dickinson/disckinson.html [Texte consulté le 11 novembre 2019].

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L’écriture était pour Emily Dickinson sa façon d’interroger l’univers. Nous nous proposons donc d’étudier le thème de la verticalité en recherchant dans son œuvre les traces tangibles qui témoignent de cet appel vers le haut. Ce faisant, nous croyons être en mesure de mettre en relief la question du saisissement qui caractérise la poète. Autrement dit, lorsqu’elle contemple un élément naturel, les rôles sont inversés : la poète devient objet sous le regard de cet élément – qu’il soit montagne, oiseau ou arbre –, lequel devient sujet qui la réifie à son tour13. Cela, le poète Christian Bobin l’illustre de bien jolie façon en parlant

d’Emily Dickinson : « Les enfants savent tout du ciel jusqu’au jour où ils commencent à apprendre des choses. Les poètes sont des enfants ininterrompus, des regardeurs de ciel, impossibles à élever14. » L’originalité et la pérennité de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson sont les conséquences d’une vie consacrée à résister au conformisme de l’époque et à préserver farouchement sa capacité d’émerveillement.