• Aucun résultat trouvé

L’arbre est également un élément représentatif, quoique de façon moins prégnante, du vertical présent dans la poésie d’Emily Dickinson76. Dans un poème de 25 vers – ce qui

est plutôt long pour ce maître de l’ellipse et de la concision – la poète fait l’éloge du pin qu’elle contemple de sa fenêtre :

De ma Fenêtre j’ai comme Paysage Juste une Mer – avec une Tige –

Si l’Oiseau et le Fermier – considèrent que c’est un « Pin » – C’est leur Affaire –

Ce pin, elle le décrit comme étant une « péninsule vertigineuse », à mi-chemin entre la terre et le ciel, qui « inspire notre foi – ». Quand le vent traverse l’arbre, c’est la voix du divin qu’elle entend. Et la poète de se demander dans la dernière strophe :

Ce Pin à ma fenêtre était-il un « Membre De la Royale » Infinité ?

Ces Intuitions – sont des introductions à Dieu – Qu’il faut par conséquent – révérer77

Pour reprendre le propos de Charlotte Melançon, « l’arbre définit d’abord une spiritualité de l’invisible78 ». L’oscillation entre le dehors et le dedans, entre l’extase et l’agonie, se retrouve

dans le motif de l’arbre, visible par son feuillage et invisible par ses racines. Le poète Philippe Jaccottet décrit l’arbre comme étant « quelque chose qui se nourrit du sol pour mieux s’élever

75 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », op. cit., p. 55. 76 Sur les 157 termes apparentés à l’arbre, 98 évoquent la verticalité.

77 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 783-785. 78 Charlotte Melançon, La prison magique, op. cit., p.158.

98

vers la légèreté des hauteurs en éclairant, en animant ce qui l’entoure79. » Ainsi, rompant

avec les mœurs religieuses de son temps, c’est par le monde sensible qu’Emily Dickinson se tourne vers l’au-delà :

« Le Ciel » – c’est ce que je ne peux attraper ! La Pomme sur l’Arbre –

Pour autant qu’elle – pende – inatteignable – Ça – c’est « le Ciel » – pour Moi80 !

La poésie dickinsonienne est le reflet constant à la fois d’un esprit libre-penseur bien ancré dans le concret de la vie et d’une attitude de vénération devant le sacré. Claire Malroux mentionne avec justesse : « Pour aussi profondément que l’on pénètre dans la chambre intime, parfois au cœur du vide, jamais on ne perd de vue la planète et ses irisations, comme vues de loin ou d’une cime81. » Emily Dickinson voit le monde qui l’entoure comme un

paysage de signes. C’est pourquoi son univers poétique, quoique réduit physiquement à la maison paternelle, et à la fin de sa vie à sa chambre, a une telle portée universelle. Plus son espace rapetissait, plus son œuvre poétique prenait de l’ampleur, et ce, non seulement en quantité mais également dans sa thématique dont la verticalité est un des aspects82. De sa petite chambre, c’est tout un continent que la poète contemplait :

Il n’est besoin pour donner grand air à l’existence – Que de se souvenir

Que le Gland par terre

Est l’œuf dans lequel les forêts Préparent leurs Cimes83 !

Il y a dans ce poème un glissement de sens qui part du minuscule pour rejoindre le vaste. On reconnaît ici l’art où excellait Dickinson de transformer l’infiniment petit en un espace aux frontières illimitées.

Ce glissement de sens opère également à l’inverse. Le motif de l’herbe, à propos de laquelle la poète a beaucoup écrit, est le pendant de l’arbre, tout comme le volcan l’est par

79 Philippe Jaccottet, L’Effraie, Paris, Gallimard, 1955, p. 76. 80 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 273-275.

81 Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 21.

82 À son décès, la sœur d’Emily Dickinson, Lavinia, a trouvé dans les tiroirs de la commode de son aînée des

centaines de poèmes, dont certains reliés dans des cahiers cousus à la main. La poète avait donné l’instruction de détruire à sa mort sa correspondance, mais aucune concernant ses poèmes. C’est grâce à ce silence que nous pouvons aujourd’hui lire sa poésie.

99

rapport à la montagne et la mouche, à l’oiseau84. Parfois, l’herbe apporte à la vie un côté

inoffensif, insouciant, voire rassurant. Alors qu’elle devait prendre soin de la maisonnée en raison de la maladie de sa mère, la poète écrivait à une amie qu’elle aurait voulu être « un brin d’herbe ou un bébé pâquerette85 ». Et plus tard, elle écrit dans un poème :

L’Herbe a si peu à faire, Une Sphère de simple Vert – N’ayant qu’à couver les Papillons, Et tenir compagnie aux Abeilles

Et se balancer tout le jour sur de jolies chansons […]

L’Herbe a si peu à faire, Je voudrais être – Foin86 –

Il est révélateur qu’elle ait adopté avec ses proches le surnom de Daisy, sachant que la pâquerette est une fleur des champs parmi les plus communes. C’est dans ces termes que la poète établit elle-même le contraste entre la montagne et l’herbe :

On dit que l’Himalaya s’est penché Vers l’humble Pâquerette87 –

Ainsi, à la majesté qu’incarne le pin et aux réflexions sur la vie spirituelle que sa contemplation suscite, le brin d’herbe oppose la légèreté et le jeu : « couver les papillons », « tenir compagnie aux abeilles » et « se balancer tout le jour ». Mais l’herbe pousse aussi sur les tombes et, à ce moment, il n’y a plus de place pour l’insouciance :

Nous ne jouons pas sur les Tombes– Parce qu’il n’y a pas de Place –

En outre – ce n’est pas plat – ça penche88

Sous l’ironie qui teinte ce poème, c’est un regard oblique que la poète plonge vers l’en deçà, dans cet espace où « sous le gazon » se terre une « insécurité » qui provoque l’effroi89. Ce

regard traduit une verticalité à l’inverse du mouvement vertical vers l’au-delà provoqué par la contemplation de l’arbre. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’objet de la quête

84 Emily Dickinson tenait un herbier qui comptait plus de 400 espèces. Charlotte Melançon, La prison

magique, op. cit., p. 133.

85 Cité dans Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 71. 86 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 353-355.

87 Ibid., p. 437. 88 Ibid., p. 559. 89 Ibid., p. 1329.

100

spirituelle demeure insaisissable. Seule l’écriture permet à la poète d’entrebâiller la fenêtre qui la sépare du sacré.