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Conclusion de la première partie

Partie 2. De l’eau potable pour Versailles (1854-1894)

2.2. Le rôle des analyses dans le choix des eaux alimentaires

2.2.2. Mais Versailles est épargnée par le fléau des épidémies (1880-1894)

A partir de 1884, les localités de plus de 5 000 habitants doivent faire évaluer leurs projets d’adduction en eau par le Comité consultatif d’hygiène de France, et, à compter de

1892, la production d’une expertise bactériologique dans le dossier devient obligatoire (voir première partie, chapitre 1.1.2).

Les premières analyses bactériologiques ont été effectuées sur les eaux de Versailles dans le cadre du travail de la commission préfectorale de 1892. On lit dans le rapport du 3 mars 1893 de l’ingénieur en chef du service Guillet : « Nous ne connaissons que depuis quelques heures les résultats des analyses opérées par la 1ère sous-commission au laboratoire du Comité consultatif d’hygiène publique de France. Sur 17 échantillons d’eau dont 4 avaient été précédemment recueillis par M. le docteur Thoinot et dont 13 l’ont été par la sous-commission d’hygiène sur tous les points intéressants du Service (eaux d’étangs, de source et de Seine puisées dans les conditions les plus variées), 16 sont déclarés dangereux ou tout au moins impropres à une bonne alimentation ; un seul est considéré comme satisfaisant c’est l’eau que fournissent les puits forés dans la craie près de la machine de Marly ». Les eaux analysées sont chargées de matières organiques et positives à la présence des colibacilles102.

La découverte des microbes a fait l’objet de la Partie 1, chapitre 1.1.2 du présent travail. Comme le souligne Frioux (2013, pp. 32-33), « le problème, avant même d’être technique et environnemental, est d’ordre démographique. Selon un élu de Chambéry, médecin de profession, l’équation est simple : « Si le taux de mortalité chamberienne est faible, nos eaux sont certainement salubres. Si le taux de la mortalité est élevé, nos eaux sont probablement insalubres » »103. La même approche démographique ressort des rapports du Conseil d’hygiène départemental sur Versailles. Dans la séance du 25 mars 1891 du Conseil, le docteur Broussin, médecin adjoint des épidémies, présente le Rapport sur les maladies

épidémiques qui ont régné dans le département en 1890. Dans la partie sur Versailles et la

fièvre typhoïde, l’auteur signale la morbidité et la mortalité basses propres à la ville et à ses cités voisines, un argument en faveur de la qualité des eaux distribuées :

« Comme toujours, la fièvre typhoïde a été rarement observée à Versailles, pour l’année 1890, 18 décès par fièvre typhoïde ont été constatés : 13 dans la population civile et 5 dans la garnison, soit, la population, garnison comprise étant de 50 000 environ, 1 décès pour 3 000 habitants environ. Ce qui est une proportion très faible.

102 AD 78 2Q non-coté 10-11, Procès-verbaux de la Commission pour l’étude des questions relatives à

l’alimentation du service des eaux de Versailles, pp. 77-79.

103 Frioux (2013) cite le Rapport de la commission municipale d’hygiène publique, par M. Jules Carret,

« Cette faible mortalité par la fièvre typhoïde est un argument très fort à opposer à ceux qui proclament très haut que la ville de Versailles est alimentée avec des eaux dangereuses pour la santé publique. Est-ce à dire que l’eau à Versailles soit irréprochable, loin de moi une pareille pensée, mais si son goût laisse à désirer, cela est dû, en grande partie, à sa composition chimique ; mais ce que l’on peut affirmer, c’est qu’elle n’est point nuisible pour la santé publique ; car la caractéristique d’une eau mauvaise, c’est-à-dire dangereuse, est la fréquence de la fièvre typhoïde. Or, il est démontré que cette affection est rare, aussi bien dans la population civile que dans la garnison.

« Et il en a toujours été ainsi. J’ai relevé sur les registres de l’Hôpital civil la morbidité et la mortalité de la fièvre typhoïde de 1859 à 1889. Pendant ces trente années, on a observé dans cet établissement :

Tableau 39 : Morbidité et mortalité à Versailles de 1859 à 1889.

Morbidité Mortalité

1re décade de 1859 à 1868 255 53

2e décade de 1869 à 1878 332 68

3e décade de 1879 à 1889 220 53

807 174

« Encore faut-il faire remarquer que dans la seconde décade se trouvent les années 1870-1871, années pendant lesquelles les désastres de la guerre ont amené une recrudescence anormale de cette affection.

« Cette situation n’est pas spéciale à la ville de Versailles, d’autres communes sont alimentées par des eaux provenant de la même origine que celles qui alimentent cette ville. Les communes de Marly, Louveciennes, la Celle-Saint-Cloud, Garches, Marnes, Ville-d’Avray, Saint-Cloud sont comme Versailles alimentées par la machine de Marly, et ces communes ne présentent nullement une disposition particulière à la fièvre typhoïde.

Ce sont là des faits qu’il est bon d’établir nettement au moment où l’on critique si vivement l’alimentation des eaux de la ville de Versailles »104

.

Depuis 1880, pour évaluer le degré de la pollution d’une eau le nombre de bacilles dans 1 cm3 d’eau est quantifié. En ce qui concerne la quantification des colibacilles dans les eaux à Versailles, nous avons repéré deux ouvrages qui citent les analyses bactériologiques :

1. Barbet (1907) présentant les recherches de Sanarelli et de Metchnikoff ;

2. Mémoire de J.-B. Fluteau et G. Carlier, 1898, couronné par l’Académie de médecine ;

Barbet, en réfléchissant à l’absence des épidémies à Versailles, se pose la question de la manière suivante : « Aujourd’hui la population du département de la Seine dépasse 3 millions d’habitants et reçoit pour son alimentation plus de 500 000 mètres cubes d’eau par jour qui retournent à l’égout une fois souillés. Aussi, au-dessous de Paris, la Seine perd sa transparence et prend un aspect plombé ; elle se couvre de matières noirâtres, d’une sorte d’huile grasse et il semble que le fleuve charrie plus péniblement un liquide épais, chargé de détritus dont l’odeur ne peut se sentir. C’est dans ce milieu que se trouve la machine de Marly » (Barbet, 1907, p. 7). De plus, il fait attention au débit de la Seine : il est à Marly de 255 m3/s et descend souvent en été à 25 m3/s en y comprenant l’apport de 5 m3

/s provenant des égouts de Paris, ainsi, « l’eau pompée à Marly et vendue à l’abonné de Versailles par l’Etat était donc, à la fin du XIXe

siècle, composée, pour une fraction importante, d’eau d’égout » (Barbet, 1907, p. 7). Dans cette eau, le docteur Sanarelli, de l’Institut Pasteur, a découvert le bacille du choléra, et le bacille de la fièvre typhoïde dans les eaux des étangs :

« Ce mélange d’eau de Seine et d’eau d’étang est donc un liquide dangereux au premier chef. Or, on a constaté, lors des épidémies de choléra qui ont sévi dans le département de la Seine, que Versailles fut presque épargné par le fléau. Ces faits sont tellement en contradiction avec les opinions scientifiques, généralement admises sur les qualités que doit avoir une eau bonne à boire » (Barbet, 1907, p. 7).

Le docteur Sanarelli, connu pour ses travaux sur le choléra et la fièvre jaune, a étudié les eaux de la Seine en aval de Paris en 1893, suite à l’épidémie de choléra.

Il a pris des échantillons aux deux fontaines publiques, l’une distribuant de l’eau de la Seine et l’autre celle des étangs, et de l’eau du grand canal dans le parc du château. Dans cette dernière, il n’a pas constaté la présence de vibrions, mais dans les deux premières il en a isolé deux variétés se développant sur la gélatine d’une manière caractéristique propre aux vibrions cholériques de provenance intestinale. Sanarelli explique l’immunité « presque absolue » de Versailles par la transformation des vibrions de « virulents » en « inoffensifs » au cours de leur séjour dans l’eau (Barbet, 1907, pp. 7-9).

Barbet, non convaincu par les propos de Sanarelli, cite dans son ouvrage l’avis du professeur Metchnikoff lui-même, qui a dirigé la recherche de Sanarelli. Metchnikoff explique l’immunité des lieux, comme Versailles, par l’absence, dans la flore du canal digestif des habitants des microbes favorisant la maladie. Le vibrion cholérique pénètre indemne, dans des localités mais, avalé par les habitants, dont la flore stomacale et intestinale lui est défavorable, ne produit pas de choléra (Barbet, 1907, p. 10).

L’étude bactériologique des eaux de Versailles a été menée entre décembre 1896 et mai 1897 par J.-B. Fluteau et G. Carlier, médecins à la garnison de Versailles, au laboratoire clinique et bactériologique de l’hôpital militaire. Ces analyses concluent que l’eau des puits de Croissy et de Marly est bonne (Figure 28) mais que celles des autres sources doivent être exclues (Fluteau et Carlier, 1899, p. 62).

Figure 28 : Analyses bactériologiques des eaux des puits de la craie de Marly-Croissy par Fluteau et Carlier, 1896-1897 (Fluteau et Carlier, 1899, p. 62).

Les analyses bactériologiques font aussi voir que les eaux de Seine ne se mélangent pas avec celles de Croissy et de Marly, et que ces dernières sont « des eaux pures liquéfiant tardivement la gélatine, ne comptant pas en moyenne plus de 720 bactéries vulgaires, dépourvues de germes pathogènes et notamment de Bacterium coli et de bacilles d’Eberth, recherchés par les procédés les plus sûrs de la technique la récente (séroréaction, etc.) » (Fluteau et Carlier, 1899, p. 62).

Les analyses poursuivies dans les canalisations de distribution et dans les réservoirs font voir la dégradation de la qualité de l’eau, très bonne à la sortie des puits de Marly-Croissy et se dégradant le long du parcours jusqu’aux réservoirs de distribution de Versailles faute d’entretien et du fait des infiltrations.

Même situation pour les eaux des étangs. Les terrains parcourus par les rigoles sont soumis à l’agriculture, leurs surfaces sont recouvertes de fumier et d’immondices apportés de Versailles ou de Paris. Les rigoles sont en général mal entretenues, rarement et insuffisamment nettoyées, si l’on en juge par la vase et les plantes marécageuses qui se trouvent au fond. Pendant l’été, une partie des étangs est soumise au pâturage et « les troupeaux, bœufs ou moutons, viennent paître sur les bords et déposer leurs déjections sur des espaces qui, avec le retour des pluies, seront recouverts par les eaux. Le contenu se montre presque constamment trouble, terreux, jaunâtre, désagréable à l’œil et au goût » (Fluteau et Carlier, 1899, pp. 214-216).

Ils précisent les sources spécifiques de la pollution propre à certains étangs supérieurs :

 Etang de la Tour : écoulement excessivement ralenti, sert de lavoir aux habitants ;

 Etang du Perray : sert de lavoir aux habitants ;

 Etangs de Saint-Hubert : lavoir ;

 Etang du Mesnil-Saint-Denis : envahi par les roseaux, en contact avec les terres de labour, deux formes y envoient leurs eaux résiduaires, sert de lavoir ;

 Etang de Saint-Quentin : une distillerie d’alcool de betterave, des blanchisseries et une métairie sont installées dans le voisinage.

Les analyses bactériologiques pratiquées sur les eaux des étangs montrent leur extrême insalubrité, la liquéfaction rapide de la gélatine montre le nombre élevé de colonies de bactéries.

Les eaux employées par le service ont des origines variables, mais c’est le mélange qui est finalement distribué. Fluteau et Carlier constatent que ce mélange se rapproche davantage par le nombre des germes et par leur nature des eaux de surface, donc de celles des étangs que de eaux de la nappe de craie.

L’immunité de Versailles à l’égard des épidémies est expliquée par les auteurs par les améliorations que l’eau pourrait subir lors du passage dans les rigoles et canaux à ciel ouvert, puis dans les réservoirs où elles séjournent un certain temps, exposées à l’air et à la lumière. Il s’y produit alors une autoépuration microbienne, une épuration spontanée sous l’effet du mouvement du liquide, des actions moléculaires dans l’eau agitée avec du sable, de l’argile, etc., ou dans laquelle on produit des coagulums, et du rayonnement direct du soleil. Les études de Frankland, Kruger, Marshall-Ward, Loew, Buchner, Palermo, Praustnitz, jettent quelque lumière sur le mécanisme complexe de la destruction des germes de l’eau, mais ces recherches établissent en même temps que cette autoépuration est variable et instable (Fluteau et Carlier, 1899, p. 245).

Les médecins arrivent donc aux mêmes conclusions que les chimistes, Gérardin et Gavin, sur l’action améliorante du soleil, de l’air et du mouvement sur la qualité de l’eau. Toutefois, ils restent prudents et recommandent l’exclusion des eaux contaminées de la consommation : « l’eau des étangs n’est utilisable que pour le service du parc et de Trianon ; les réservoirs de Gobert ne devraient jamais servir à d’autres usages » ; « cette eau doit donc être tenue pour mauvaise et n’être absorbée qu’après avoir été stérilisée par un moyen quelconque ou soumise à un procédé de filtration » (Fluteau et Carlier, 1899, pp. 245-246).

Quelques réflexions complémentaires à la lumière des lectures effectuées se présentent sur la raison pour laquelle Versailles a pu éviter des épidémies. Frioux (2013) considère trois types d’actions locales entreprises par les pouvoirs publics pour prévenir les épidémies :

 lutte contre les approvisionnements particuliers (puits privés) ;

 création des périmètres de protection des captages (dans la capitale, suite à l’épidémie de 1899, un service de surveillance des eaux de la ville est créé) ;

 adoption de procédés d’épuration de l’eau potable (le débat opposant les partisans de l’eau des nappes profondes à ceux de l’eau superficielle, éventuellement filtrée ou épurée) (Frioux, 2013, p. 34).

Qu’en est-il de ces actions à Versailles ? Tout laisse penser que les puits privés disparaissent presque de la ville suite à l’épidémie de 1735 et sont remplacés par la distribution de l’eau appartenant au service étatique. Chez Fluteau et Carlier (1899, p. 52), on trouve que « toutes ou presque toutes les maisons possèdent fin XIXe siècle des robinets alimentés par le service des eaux, et l’exploitation de quelques puits existant dans des

quartiers bas de la ville, a été complètement abandonnée pour les usages domestiques. Dans les casernes, il n’existe pas de puits fournissant encore de l’eau pour la consommation des troupes. Le Domaine des Eaux ne possède pas en ville un seul puits en exploitation. L’alimentation par les puits des particuliers est donc une question sur laquelle nous n’aurons pas à revenir, puisque l’usage de l’eau qu’ils pourraient fournir, en quantité d’ailleurs des plus restreintes, est aujourd’hui abandonnée » (Fluteau et Carlier, 1899, p. 52).

Ainsi, l’absence d’épidémies graves et de la pollution bactériologique des eaux distribuées restent une énigme à Versailles. Certaines explications sont avancées et plusieurs analyses sont exécutées mais une réponse communément acceptée n’est pas trouvée.