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Le cadre temporel : une longue durée

Partie 1. La qualité de l’eau vue par les experts

1.2. A la recherche d’une loi sur l’eau, 1905-1964

1.2.2. La pollution relativisée, 1919-1964

La classification des cours d’eau en fonction de présence de poisson à l’étranger

Il est souvent fait référence dans la question de la qualité des eaux des rivières à l’exemple de l’étranger. Certains y voient l’application réussie des connaissances, d’autres sont moins optimistes. Plusieurs articles dans les revues d’hygiène et dans TSM résument l’état des connaissances sur les rivières aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Angleterre. Edmont Rolants, un des auteurs de telles synthèses, commente en 1919 l’étude anglaise intitulée Quelques conditions influençant l’épuration des rivières polluées, où il est question

de la proportion d’oxygène dans l’eau de la rivière de la Cam avant et après le déversement des eaux d’égout de Cambridge. Les résultats de l’étude font voir trois facteurs affectant la quantité d’oxygène : pluies, ensoleillement et température de l’eau (RHPS, 1919, p. 707).

En 1924, Rolants analyse le rapport du Standing Committee on rivers pollution, nommé à la fin de 1921 par le ministre de l’Agriculture et des Pêcheries de la Grande Bretagne. Ce comité s’est préoccupé des rivières en Angleterre et dans le pays de Galle. Dans les cours d’eau étudiés la pollution n’a pas été produite par une eau résiduaire déterminée mais par l’accumulation de matières polluantes apportées par un grand nombre d’eaux résiduaires.

Le comité divise les rivières en trois classes selon la présence dans leurs eaux de poisson :

1. Les rivières suffisamment pures pour être très poissonneuses ;

2. Les rivières polluées, mais contenant encore un certain nombre de poissons ; 3. Les rivières très polluées, ne contenant que peu ou pas de poissons.

Aux Etats-Unis, la même classification selon la présence de poissons est appliquée dans certains Etats. En Pennsylvanie, qui a organisé le premier le contrôle de la pollution des rivières, les cours d’eau ont été classés selon trois groupes :

A. Rivières relativement propres et pures, dans leur état naturel, les eaux peuvent être utilisées après chloration pour les usages domestiques, elles sont propres à la vie du poisson et aux bains. Toute pollution artificielle, par les eaux d’égout ou les eaux résiduaires industrielles, y est interdite. Ces eaux doivent être rendues pratiquement sans matières en suspension, imputrescibles et désinfectées.

B. Rivières plus ou moins polluées. La réglementation et le contrôle de la pollution seront déterminés en considérant : l’emploi présent et futur probable et la condition de la rivière ; la possibilité de mesures pratiques pour la suppression de la pollution ; les intérêts généraux pour la protection de la santé publique, de la vie des animaux et de végétaux, et de l’utilisation pour les bains. Le degré d’épuration des eaux d’égout et des eaux industrielles sera déterminé pour chaque rivière ou portion de rivière.

C. Rivières si polluées que les eaux ne peuvent servir aux usages domestiques, qu’elles sont impropres à la vie des poissons et aux bains, et qu’il n’est pas nécessaire, économique et judicieux de s’efforcer de les rendre propre.

On constate que l’oxygène et la présence de poisson sont des critères de qualité internationaux, les deux critères sont liés car permettant de décrire l’état du milieu.

Le principe du « rien-à-la-rivière » abandonné

TSM contient des articles traitant des projets de distribution et d’évacuation des eaux

en ville qui permettent de se faire une idée de l’impact des villes et de leur système d’assainissement sur les cours d’eau qui les traversaient et aussi de la perception que les ingénieurs sanitaires avaient des cours d’eau urbains.

Nous avons déjà mentionné le projet d’assainissement de la ville de Lyon préparé avec la participation de Calmette dans les années 1910 et qui est resté lettre morte. En 1920, il est repris par Camille Chalumeau, ingénieur en chef de la ville. Une commission extra-municipale est nommée par le maire en 1918 dont les membres visitent diverses stations de traitement d’eaux d’égout : Birmingham, Glasgow, Leeds, Manchester, Hampton, Strasbourg, Mont-Mesly, Colombes, Levallois-Perret. Leur choix s’arrête sur le procédé des boues activées, un procédé développé en 1914 par les scientifiques anglais et qui a concurrencé des lits bactériens. L’efficacité des boues activées est prouvée par des analyses physico-chimiques et bactériologiques.

Cependant, le procédé entraînant des dépenses considérables, l’attention des experts a été portée une fois de plus sur le processus d’autoépuration des rivières : « les grandes masses d’eau en mouvement ont, à un degré assez élevé, le pouvoir de transformer en matières minérales les matières organiques qui y sont projetées et de détruire les germes ou microbes que les matières entraînent avec elles. […] Il y a des causes physiques (lumières, chaleur, brassage de l’eau en mouvement), des causes chimiques (à la faveur de l’oxygène dissous dans l’eau, bicarbonate de chaux, etc.) et des causes biologiques (infusoires, végétations diverses) » (Chalumeau, TSM, 1920, p. 12). La Seine est prise par Chalumeau pour exemple dans l’étude de l’autoépuration et de ses limites : « fortement polluée par le déversement prolongé des eaux usées de Paris et de la banlieue ; l’impuissance de ce fleuve à épurer toutes

les matières qu’on y déversait à cette époque était manifeste, et l’on prétendait que l’infection de l’eau et des rivages s’étendait de jour en jour, qu’elle avait dépassé Mantes et menaçait d’atteindre Vernon » (Chalumeau, 1920, p. 12). D’après les données de Chalumeau, la Seine débite 48 m3/s à l’étiage, 110 m3

/s en basses eaux ordinaires (débit pendant la plus grande partie de l’année) et 1 300 m3

/s en grande crue ordinaire. Or, le débit des eaux d’égout étant 7 m3/s, la dilution égale de 110/7, soit environ 16, c’est-à-dire qu’à l’époque on pratiquait le tout-à-la-Seine, 1 m3 d’eau d’égout était dilué dans 16 m3 d’eau de Seine. Sans le recours à l’épandage agricole, la dilution aurait encore diminué, car le débit des eaux d’égout est passé de 7 à 14 m3/s (Chalumeau, 1920, p. 12).

Les mêmes calculs ont été appliqués par Chalumeau au Rhône dont les débits en aval du confluent avec la Saône ont été jaugés de 1906 à 1916. Le fleuve s’avère posséder une puissante capacité d’épuration, son débit en basses eaux ordinaires correspond à une dilution de 1 pour 500, ce qui est 60 fois plus fort de la Seine. De plus, c’est un fleuve à courant rapide, son fond est composé de graviers toujours en mouvement : « La mobilité du fond, la violence du courant concourent à empêcher tout dépôt de boues dans le lit du fleuve. Les matières que les eaux d’égout tiennent en suspension sont brassées par les remous, divisées dans la masse d’eau ; il se produit sous l’influence de la lumière, de l’air et des bactéries, une auto-épuration du fleuve si énergique que, à 1 kilomètre en aval de la ville, l’eau du Rhône n’est pas sensiblement plus impure que dans la traversée de Lyon avant le débouché des égouts » (Chalumeau, 1920, p. 13). Chalumeau montre l’effet de l’autoépuration sur les analyses bactériologiques et de l’oxygène dissous datant de 1891, effectuées par le docteur Roux, directeur du Bureau d’hygiène, et Bellier père, directeur du laboratoire (Tableau 26). On se demande si de 1891 à 1920, il n’a pas été fait d’autres analyses de l’eau du Rhône auxquelles aurait pu se référer Chalumeau ?

Tableau 26 : Analyses chimiques et bactériologiques de l’eau du Rhône à Lyon en 1891 (Chalumeau, 1920, p.13).

Lieu d’échantillonnage Bactéries (cm3) Oxygène (cm3/L)

Eau du Rhône au pont du Midi en amont du

débouché des égouts 1 000 5,66

Eau d’égout déversée 1 700 000 0,88

Eau du Rhône à 1 km en aval du pont du Midi 1 500 5,66

Sont citées les recommandations du Conseil supérieur d’hygiène et le huitième rapport de la Commission royale anglaise des égouts :

1. « Si la dilution est supérieure à 500 […], on peut se dispenser de toute épreuve pour l’effluent et accepter le déversement de l’eau d’égout brute, à condition d’établir des grilles pour arrêter les matières flottantes, et des bassins pour retenir les matières lourdes en suspension ;

2. « Si la dilution est comprise entre 500 et 300, l’effluent ne doit pas contenir plus de 150 mg de matières en suspension par litre. Ce résultat sera obtenu par une décantation ordinaire ;

3. « Si la dilution est comprise entre 300 et 150, l’effluent ne doit pas contenir plus de 60 mg/L » (Chalumeau, 1920, p. 13).

Fréderic Dienert, chargé par le Conseil supérieur d’hygiène de rédiger un rapport sur le projet de l’assainissement de Lyon, est une des rares figures à estimer qu’en France les conditions « soient peut-être plus rigoristes que celles édictées par la Commission royale anglaise sur le même sujet, mais nos fleuves et rivières de France sont bien moins contaminés que les cours d’eau d’Angleterre », et il ajoute que si Lyon est amenée à épurer ses eaux d’égout par simple décantation, elle devra ne les rejeter dans le Rhône qu’en aval de la ville, suffisamment loin de l’agglomération lyonnaise ou d’une ville importante comme Givors, ces eaux décantées ne devront pas renfermer plus de 60 mg de matières en suspension et seront débarrassées des matières flottantes et lourdes, elles ne devront renfermer aucune eau industrielle nuisible à la vie des hommes, des animaux ou des poissons. A deux kilomètres en aval du point de déversement, l’eau du Rhône ne devra pas avoir une composition chimique, au point de vue des matières organiques, de l’oxygène dissous, et bactériologique, très différentes de celles qu’elle a au point amont du déversement (Chalumeau, 1920, p. 14)37

. Le principe « rien à la rivière » est complètement abandonnée durant la première moitié du XXe siècle.

37 Pour plus de détails sur l’assainissement de la ville de Lyon voir la thèse de Franck Scherrer, L’égout,

patrimoine urbain : l’évolution dans la longue durée du réseau d’assainissement de Lyon, soutenue en 1992 à l’Université Paris-Est Créteil Val de Marne sous la direction de Gabriel Dupuy.

La pollution industrielle minimisée

Deux textes nous renseignent de l’impact sur les cours d’eau des industries en France entre deux-guerres ; ils sont brièvement résumés dans TSM et pleinement reproduits dans les revues d’hygiène :

- « La pollution des rivières par les eaux résiduaires des hauts fourneaux » (1924) par Grélot, professeur à la faculté de pharmacie de Nancy ;

- « La pollution des rivières par les eaux résiduaires des cokeries » (1927) par Durand, docteur en pharmacie, directeur du laboratoire municipal de Saint-Dizier. L’objectif de l’étude de Grélot de 1924 est de démontrer que la pollution des rivières du fait des hauts fourneaux est « plus apparente que réelle », n’est pas la cause de la mortalité piscicole : « En dehors de certains cas particuliers (proximité de la sortie de l’égout dans la rivière, volume considérable d’eaux résiduaires, etc.), il faut bien admettre que le déversement de produits, même très nocifs, ne cause pas grand préjudice aux poissons, et l’exemple de Nancy n’est pas seul ; les égouts reçoivent des quantités considérables de produits dangereux, provenant des nombreux laboratoires de chimie des établissements d’instruction, pour ne parler que de ceux-là. Or, la sortie de l’égout dans la Meurthe est un lieu très fréquenté par les pêcheurs à la ligne. Les produits nocifs sont donc ou neutralisés ou réduits par les matières organiques, ou simplement très dilués, au point de perdre toute nocivité » (Grélot, 1924, p. 522). Ainsi, si les industriels peuvent être poursuivis pour contravention à un arrêté préfectoral, ils ne peuvent pas l’être suite à la loi de 1829 sur la pêche, la seule loi réellement applicable dans la matière de la protection des rivières (cf. Tableau 3).

Les arrêtés préfectoraux, adoptés suite aux décrets des 25 février 1868 et 10 août 1875 (remplacés par le décret du 5 septembre 1897) varient d’un département à l’autre et sont difficilement respectés. L’arrêté préfectoral en Meurthe-et-Moselle du 13 novembre 1923, concernant les déversements des résidus industriels (Réglementation pour l’année 1924) en est un exemple :

« Article premier. – Il est interdit d’évacuer dans les canaux et cours d’eau navigables ou non du département des matières susceptibles de nuire au poisson et provenant, soit directement, soit indirectement, des fabriques et autres établissements industriels quelconques.

« Il ne pourra être déversé dans ces canaux et cours d’eau que des eaux qui ne contiennent aucune substance toxique, et qui soient neutralisées, refroidies, clarifiées, rendues limpides, inodores et non susceptibles de fermentation ultérieure.

« Les eaux de réfrigération et de condensation et toutes les autres eaux nuisibles par leur température, ne pourront être déversées dans les cours d’eau qu’après avoir été refroidies au moins jusqu’à 30°.

« Art. 2. – Est notablement interdit, comme particulièrement nocif, le déversement de l’acide sulfurique, chlorhydrique, acétique, oxalique et chromique, des carbonates de soude et de potasse, des sulfites de chaux et des sulfites d’ammoniaque.

« Art. 3. – Est également interdit le rejet dans les cours d’eau et canaux des déchets de coton et de laine, des pâtes à papier, de la sciure de bois, des produits provenant du sciage des pierres et marbres, des résidus de chlorure et sulfure de chaux, des vinasses, du sang, des résidus laitiers ou autres matières similaires, et, en général, de toutes matières ou déjections d’origine animale.

« Art. 4. – L’emploi des puisards ou puits absorbants pour l’évacuation des produits résiduaires ne sera permis qu’en vertu d’une autorisation donnée individuellement à chaque usinier » (Grélot, 1924, p. 521).

Selon Grélot, l’application à la lettre de l’arrêté est contraire au développement industriel : « il n’y aurait pas d’industries possibles, puisque les eaux résiduaires doivent être clarifiées et rendues limpides. Après une période de pluies, quand l’eau de la rivière est nettement trouble, exigera-t-on de l’industriel qu’il restitue une eau limpide, alors qu’elle ne l’était pas lorsqu’il l’a reçue ? » (Grélot, 1924, p. 521). Un autre obstacle est le contrôle de la qualité des effluents rendu difficile par la différence des conditions dans lesquelles se trouvent les industriels : « celui dont l’usine se trouve hors ville sera sous la menace perpétuelle des contraventions, parce que, en tout temps, il est possible de voir ce qu’il évacue. L’industriel installé en pleine ville et qui bénéficie du tout-à-l’égout est beaucoup plus difficile à atteindre. A moins d’une descente à l’usine, sur l’ordre du juge d’instruction, et juste au bon moment, comment constater que tel jour, à telle heure, M. X. a évacué des produits nocifs dans un égout qui reçoit aussi les résidus de plusieurs industries similaires, sans compter tous les déchets des ménages ? » (Grélot, 1924, p. 522).

De plus, l’épuration absolue des eaux résiduaires est impossible et n’est pas exigée par la réglementation :

- en 1878-1879, la Commission supérieure pour l’aménagement et l’utilisation des eaux, créée à l’initiative de Charles de Freycinet, avait rédigé un projet de proposition « à l’égard des particuliers, industriels ou autres » interdisant de polluer les cours d’eau, « sans toutefois porter à l’industrie des entraves capables de nuire à son développement » par une réglementation « sagement étudiée, tenant compte des découvertes de la science, et garantie dans son application par des pénalités suffisantes » (Grélot, 1924, p. 522) ;

- les instructions de Calmette et l’étude d’A. Kling, Méthodes actuelles d’expertises

employées au Laboratoire municipal de Paris, permettant de considérer comme

suffisamment épurée l’eau résiduaire imputrescible, même sans nitrification complète et renfermant des proportions d’azote à l’état d’ammoniaque ou de nitrite (Grélot, 1924, p. 523).

Grélot note que le fonctionnement des fourneaux à gaz et de l’épuration des eaux résiduaires respecte les normes : « autrefois, les gaz de la combustion, dans les hauts fourneaux, s’échappaient librement dans l’atmosphère. Aujourd’hui, ils sont récupérés avec soin et utilisés », et après l’épuration, la majeure partie des boues se déposent dans les bassins de décantation dont « les parties les plus ténues seules sont entraînées dans la rivière » (Grélot, 1924, p. 524). Pour preuve, il effectue des analyses de l’eau à la sortie des bassins de décantation et dans l’Orne, en amont et en aval des rejets. Les résultats des expériences montrent que la composition chimique de l’eau n’est pas significativement modifiée : les matières issues de l’usine sont « pratiquement insolubles ».

Tableau 27 : Analyse de l’eau de l’Orne par Grélot en 1924 (Grélot, 1924, p. 590).

Lieu de prise d’échantillons Date