• Aucun résultat trouvé

Conclusion de la première partie

Partie 2. De l’eau potable pour Versailles (1854-1894)

2.1. Versailles, symbolique et particulière

2.1.2. La Seine invitée à Versailles par la machine de Marly

La Seine a toujours joué un rôle important dans l’approvisionnement de Versailles. Le fleuve alimentait et alimente toujours la ville40. Les infrastructures créées sous Louis XIV au XVIIIe siècle ont déterminé la distribution actuelle pour Versailles et pour la majeure partie de la région avoisinante. Les articles de recherche ne manquent pas sur la construction de la machine de Marly sur les berges gauches de la Seine, en 1684, et le développement du réseau la connectant à la ville royale ; ils font généralement l’éloge des réussites techniques et architecturales (Evrard, 1933 ; Soullard, 2000 ; Siaud, 2012).

Toutefois, la ville ne s’est pas satisfaite uniquement de la Seine pour son approvisionnement en eau. La mise en place du réseau allait de l’usage des sources locales (étangs, ruisseaux) à l’externalisation progressive des prises d’eau (Figure 18) en s’étalant sur près de trente ans de 1663 à 1692 et couvrant une zone géographique très étendue. Elle a résulté dans les cinq champs captant au sud et au nord-ouest de la ville et dans la machine de Marly au nord (Figure 19). Le territoire réuni pour recueillir de l’eau des étangs au sud et nord-ouest a atteint 150 km2. Sur cette zone, 140 km de rigoles connectent quinze étangs et huit retenues qui stockent jusqu’à 8 millions de mètres cubes d’eau. On nommait les eaux des étangs les « eaux blanches », parce que l’argile formant le sol versaillais entrait en suspension dans l’eau et lui communiquait une teinte grise laiteuse (Barbet, 1907).

40 Après le remplacement absolu de l’eau de Seine par les eaux de nappe en 1894, comme nous allons le décrire

sue ces pages, actuellement, une certaine partie d’alimentation des communes bénéficie d’une réalimentation artificielle des nappes, à partir d’eau de la Seine. Cette eau de Seine est préalablement traitée et réinfiltrée très lentement dans d’anciennes sablières spécialement aménagées. Cette réalimentation permet de faire face à l’augmentation des débits pompés et d’améliorer la qualité de l’eau sur l’ensemble de la nappe (ETASO,

Figure 18 : Les travaux hydrauliques de Versailles et leur chronologie (Siaud (2012, p. 4) qui cite les Cahiers de Science et Vie, avril 2003).

Figure 19 : L’externalisation de l’approvisionnement en eau de Versailles (© Meybeck, Dmitrieva et Baro, 2017).

Néanmoins, le point ultime du développement du réseau d’eau potable versaillais est la machine de Marly, la deuxième machine hydraulique en importance après la pompe de la Samaritaine, construite à Paris en 1608. La première machine de Marly est mise en service en 1684, en grande pompe, en présence du roi Louis XIV41 qui considérait la Seine comme un « réservoir inépuisable d’eau de bonne qualité » (Mangerel, 1983, p. 240). L’Académie des Sciences, consultée pour se prononcer au sujet de sa qualité, mentionnait le long usage des habitants, pris pour « la règle la plus sûre pour juger de la bonté des eaux » (Mangerel, 1983, p. 240).

A ses débuts, la machine de Marly alimentait le château de Marly à Marly-le-Roi à moins de dix kilomètres au nord de Versailles (Figure 19). Ce n’est que sous Louis XV que des aqueducs souterrains ont connecté la Seine à Versailles : suite à la pollution de l’eau des puits privés et à l’épidémie qui s’en est suivie en 1736 et en complétant le débit des étangs (Siaud, 2012, p. 6), la machine de Marly sur la Seine commence à approvisionner Versailles en eau potable à partir de 1758. La ville, par la grandeur de sa population, est devenue le tributaire principal de la machine (Figure 15).

Dans les années 1750, le mécanisme de Marly élevait jusqu’à 5 000 m3/j d’eau. Le débit baisse considérablement dans les années suivantes, faute d’entretien et des événements politiques, pour n’atteindre que 240 m3/j en 1803 (Mangerel, 1983, p. 420). Sous le Second Empire (2 décembre 1852 - 4 septembre 1870), le choix est définitivement fait en faveur de l’eau de Seine dans l’approvisionnement de Versailles et de sa région. En 1852, une commission des eaux de Versailles et de Marly a été nommée pour étudier les moyens de compléter la distribution des eaux de Versailles et la rénovation de la machine de Marly, elle a rendu un mémoire le 1er mai 1852. Composée d’ingénieurs des Ponts et Chaussées (Desfontaines, Poirée, Mary) et des Mines (Juncker et Lechatellier), ses membres ne se sont pas posé de questions sur la qualité des eaux de la Seine mais se sont concentrés sur le côté technique du projet, le choix à faire entre les roues hydrauliques ou à vapeur, et ont finalement tranché en faveur des roues hydrauliques (Vallès, 1864, pp. 3-4). La nouvelle machine de Marly (Figure 20), réalisée entre 1854 et 1859, sous la direction de l’ingénieur de l’école des arts et métiers de Châlons, Xavier-Edouard Dufrayer, futur directeur du service des eaux de Versailles, est beaucoup plus puissante, pouvant élever théoriquement jusqu’à 20 000 m3/j d’eau (Mangerel, 1983, p. 421).

Figure 20 : La machine de Marly par Alfred Sisley, 1873, Ny Carlsberg Glyptothèque (musée de Copenhague), Danemark.

Un aqueduc souterrain situé à une profondeur de 4 à 13 m et de plus de 6 km de long reliait les réservoirs des Deux-Portes (volume total de 389 500 m3) où débouchaient les eaux de la Seine à Louveciennes (Figure 21 et Tableau 30) aux cinq réservoirs de la ville de Versailles (Figure 21 et Tableau 31) dont le principal était celui de Montbauron (115 783 m3), point central de distribution à Versailles, mélangeant les eaux de la Seine avec celles des étangs. Des filtres (cailloux et charbon) ont été installés dans le réservoir de Picardie.

Tableau 30. Les réservoirs des Deux-Portes pour le stockage de l’eau de Seine (Wickersheimer, 1898, p. 7)

Réservoir Surface (m2) Volume (m3) Affectation aux

villes Petit 10 000 34 000 Marly, Louveciennes et hauts plateaux Moyen 15 000 66 000 Saint-Cloud, Sèvres, Meudon Grand 66 700 289 500 Versailles Total 91 700 389 500

Tableau 31. Les réservoirs de distribution d’eau dans la ville de Versailles (Lacour et Gavin, 1896).

Réservoirs Origine de l’eau Volume (m3)

Picardie (1) La Seine 13 232

Montbauron (2) La Seine et les étangs supérieurs 115 783

Gobert (2) Les étangs inférieurs pour desservir la partie

basse de la ville 45 227

Total 174 242

Figure 21 : Le système d’approvisionnement de Versailles en eau de Seine à la fin du XIXe siècle : réservoirs des Deux-Portes (désignés comme R2P sur la carte), aqueduc souterrain,

réservoir de Picardie (R.Pi), deux réservoirs de Montbauron (R.M.) et deux réservoirs de Gobert (R.G.) pour l’eau des étangs (Dessin extrait de Lacour et Gavin, 1896 ; échelle

1 :100 000).

C’est le mélange des eaux de Seine et des étangs qui coulait des robinets des bâtiments et des fontaines. La proportion exacte de l’eau de chaque origine dans la distribution globale est difficile à déterminer, mais la préférence allait toujours aux eaux du fleuve : « on ne jurait que par l’eau de Seine à Versailles ; et sa qualité, comme en témoignent les analyses d’alors, reléguait au second plan les eaux blanches, voire même les eaux de sources, dont le prix de concession à cette époque fait foi [les eaux de Seine se vendaient plus cher que les eaux

blanches] » (Gavin, 1892, p. 971). En 1857, les Versaillais attendaient le retour de l’eau de Seine en se plaignant de la qualité des eaux blanches des étangs « plus que jamais jaunâtres », déposant « un limon jusqu’alors inconnu »42. En 1858, la disette d’eau était fréquente, l’ancienne machine de Marly « rendait l’âme » et en raison des sécheresses, on menait « deux fois par jour à la pièce d’eau des Suisses les quatre mille chevaux de la garnison. En 1859 enfin, une nouvelle machine fut mise en service […] et le dimanche 9 octobre on fit jouer les grandes eaux, spectacle qu’on n’avait pas vu depuis plus de deux ans » (Damien et Lagny, 1980, p. 99). Fin de l’année 1860 une commission a même été nommée pour étudier la question de la suppression des étangs « qui seraient desséchés et livrés à l’agriculture » (Vallès, 1864, p. 28), le projet finalement abandonné suite à l’augmentation constante des consommations, du nombre des communes souhaitant se connecter au réseau et au traité passé entre le service des eaux de Versailles et la ville de Paris, selon lequel le service s’est engagé à déverser dans la Bièvre, pendant cinq mois d’été, la quantité de 1 500 000 m3, soit 10 000 m3/j pendant cinq mois. L’objectif de ce traité est d’assainir la vallée de la Bièvre, l’eau des étangs permet d’y verser « tout à coup un volume d’eau assez abondant pour remplacer dans le lit de cette rivière le

En 1891, par exemple, la consommation totale atteint à Versailles est de 11 720 m3/j43 :

 7 259 m3/j de la machine de Marly, soit 62%,

 4 321 m3/j des étangs, soit 37%,

 140 m3/j des sources, soit 1%.

Pourquoi la Seine, dont la qualité a été mise en doute déjà dans les années 1840-50, comme on l’a vu dans la première partie de la présente étude, dans le travail des Henry (1858), a été gardée pour approvisionner Versailles (la restauration de la machine date de 1859), quand Paris décide de s’alimenter en eau de source (débats portant sur ce sujet datent des années 1860) ? Nous pouvons avancer quatre éléments d’explication :

1. L’eau de Seine est toujours considérée comme de qualité potable, même à Paris les doutes persistent sur la pertinence de l’utilisation des eaux des nappes. Les débats sur la préférence entre les eaux de surface ou les eaux des sources dans la

42 AM 78 N3 1708, lettre du maire de Versailles au directeur du service des eaux, M. Séguy, le 30 mars 1857.

distribution ont lieu dans le milieu scientifique (rapport de l’Académie de médecine, rapport de Boudet en 1861, voire la première partie, chapitre 1.1.2). 2. La capacité auto-épuratoire des rivières est un critère de qualité, mis en valeur par

exemple dans l’affaire du canal de l’Ourcq (Graber, 2009). La machine de Marly se trouve à environ 20 km des grands collecteurs d’égout à Clichy, distance probablement jugée suffisante pour l’épuration (voir la première partie, chapitre 1.1.1).

3. L’infrastructure existante est difficile à modifier, ce qui se traduit par une dépendance du sentier).

4. Enfin, Napoléon III s’est intéressé tout particulièrement à la machine de Marly et à l’alimentation en eau de la région parce que des conduites approvisionnaient Saint-Cloud, abritant son château préféré (Loriferne, 1963, p. 29) où il a été investi de la dignité impériale le 1er décembre 1852, et où il passe par la suite une partie de ses années de règne. Napoléon III offre personnellement 2 millions de francs pour la restauration de la machine de Marly.

Les données moyennes annuelles disponibles pour la machine de Marly à partir de 173844 notées chez Barbet (1907) permettent de voir l’accroissement de la part des eaux du fleuve dans la consommation globale, surtout de 1859 à 1878. En 1880 les eaux de la nappe de Marly-Croissy sont ajoutées à la distribution et remplacent intégralement les eaux de Seine en 1894 (Figure 22).

Figure 22 : La quantité d’eau de la Seine (m3/j) d’après Barbet (1907) et la croissance démographique de Versailles, Meudon, Marly et Saint-Cloud, 1800-1906 (© Meybeck,

Dmitrieva et Baro, 2017).

La montée générale des quantités d’eau distribuées suit l’augmentation de population desservie (Figure 22). Les fluctuations dans les quantités d’eau en provenance de la Seine observées sur la Figure 22 de 1800 à 1906 s’expliquent par les travaux, les événements climatiques, mais aussi par la dégradation de la qualité de la ressource. En 1859, la machine de Marly est complétement rénovée, la quantité d’eau pompée est de 3 540 m3/j et augmente progressivement. Une grande crue de la Seine qui a lieu en 1872 porte la capacité de pompage de la machine à 6 940 m3/j. Mais le 8 juin 1874, dans l’eau de la Seine, infectée par les égouts de Paris dont la construction débutent en 1867 (Bellanger, 2010, p. 323 et la Partie 1, chapitre 1.1.4 du présent travail), les poissons meurent en grand nombre, et en mai 1875, une nouvelle mortalité des poissons est notée. Ces faits conduisent à un changement de la perception de l’eau, à une rupture, aux premiers essais de la remplacer par l’eau de nappe, au moins en partie : en 1880 un puits est foré dans la cour de la machine, il débite 3 000 m3/j, suivi en 1885 par le deuxième. En 1894, l’eau de la Seine est exclue de la distribution et en 1895, les

deux nouveaux puits sont aménagés à Croissy sur la rive droite de la Seine. C’est cette rupture qui a surtout attirée notre attention et que nous mettrons en contexte dans les chapitres qui suivent (cf. aussi le Tableau 40).