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Ça vaut la peine d'être là, il faut que je commence à penser à autre chose

7. Analyse des récits

7.1. Analyse du récit de Carlos

7.1.4. Ça vaut la peine d'être là, il faut que je commence à penser à autre chose

En 1998, il est venu en Suisse, à Orbe, puis à Yverdon, à Cossonay, à La Sarraz. Carlos avait 60 ans lorsqu'il débarque en Suisse. Son intégration n'a pas été des plus faciles.

Quand il a est arrivé en Suisse pour la première fois, il a gardé sa valise fermée, c'était en novembre 98. Il habitait à Orbe dans un petit studio. Il a commencé à neiger, la plaine blanche de neige lui rappelait celle de Santarém inondée par le Tage. Ses collègues lui ont conseillé de rester jusqu'au printemps, il y est resté puis il s'est dit : ça vaut la peine d'être là (132).

Carlos, en disant qu'il avait gardé sa valise fermée, n'était vraiment pas sûr de rester en Suisse, ses amis l'ayant encouragé de rester jusqu'au printemps le dissuadèrent de partir.

Cette migration voulue, désirée, mais toutefois pénible, peut être considérée comme sixième épreuve, dans la mesure où cette intégration a été difficile pour lui. Elle fut rapidement dépassée, le temps d'un changement de saison. Là en Suisse, il choisit aussi l'enseignement du portugais aux enfants des immigrés portugais pour le compte du Ministère de l'Éducation portugaise. Il y a travaillé jusqu'à 70 ans, date à laquelle il a pris sa retraite.

Carlos est dans la phase préparatoire de sa retraite, il entame sa septième épreuve, il se situe entre une identification en crise et une nouvelle identification en gestation. Au début de sa retraite, Carlos continue de travailler bénévolement pour Entrelaçar, l'association qui vient en aide aux migrants lusitaniens, jusqu'à son départ pour le Portugal : mais comme je pars, j'ai décidé d'arrêter ; il y a un temps pour tout, il est l'heure de partir, il faut qu'on laisse les choses pour nettoyer l'esprit, le cerveau, il faut que je commence à penser à autre chose (91-93).

Son récit se trouble à ce moment précis, il sait qu'il doit rentrer définitivement au Portugal.

Ses allocations ne lui permettent plus de rester en Suisse, il doit partir pour faire face à ses difficultés financières. Mais Carlos reste encore quatre ans en Suisse. Dans son récit, il mélange la période qui vient juste après la retraite, ces quatre années et ce qu'il fait actuellement au Portugal. À ce moment-là, il m'a fallu dérouler l'écheveau pour avoir une continuité de son récit. Cette narration moins cohérente nous permet de comprendre l'épreuve intense que Carlos a dû traverser et qui l'a sans sans doute déstabilisé.

Son engagement à Entrelaçar l'a amené à s'occuper de migrants qui cherchaient du travail, un toit, un lit pour passer la nuit. Ce sont des problèmes qui m'ont fatigué tellement, que j'ai écrit au gouvernement portugais. La journée, j'accompagnais les migrants et la nuit j'écrivais, c'était la rage contre la situation, parce que c'était à ce moment-là que le Premier ministre a dit, a conseillé les gens à émigrer. Un gouvernement qui conseille ses concitoyens à émigrer, c'est pas un gouvernement (195-199).

Là encore, on retrouve son côté militant et rebelle. Toute sa vie, il a été du côté des plus démunis que ce soit dans un mouvement « Jeunesse catholique ouvrière » dans ses années de prêtrise, avec ses élèves en pensant à la guerre au Mozambique, en travaillant dans un syndicat de métallurgie en écrivant au gouvernement portugais.

Quatre ans après sa retraite, Carlos part définitivement au Portugal, où il est alors membre d'une association « José Afonso » qui commémore la révolution des oeillets. Ce José Afonso a été le compositeur et le chanteur de « Grandola Vila Morena » qui ralliait les révolutionnaires du 25 avril 1974. Il prépare les activités qui couronnent cette

commémoration.

Au Portugal, j'ai encore des responsabilités, continue-t-il : je dois encore aider mon fils qui a décidé de faire médecine. Il a fait un doctorat en biologie marine, maritime, on dit ? Il est prof dans une université privée, alors il y a de moins en moins d'élèves. Dans le public, il y aurait peut-être un travail assuré, mais dans le privé, compliqué. Alors, il a décidé de faire médecine, il est déjà en 4e année. Il s'occupe encore de son fils, mon ptit-fils et pour ça, il faut que quelqu'un l'aide et c'est... je dois encore l'aider (113-119). Carlos se donne la mission d'aider son fils et son petit-fils.

Il évoque la dure réalité que vivent les Portugais depuis quelques années. C'est la grave crise économique qui pousse les travailleurs à s'exiler. Autrefois, la plupart d'entre eux n'étaient pas formés. Le Portugal comptait 70 % d'illettrés et depuis la révolution les gens se sont formés et sortent du pays qu'ils soient infirmiers, médecins, architectes, ingénieurs, techniciens m'apprend Carlos.

Retraité au Portugal, Carlos continue de soutenir ses anciens collègues portugais enseignant en Suisse que le gouvernement congédie chaque année. Ce même gouvernement exige un écolage de 120 euros par enfant ce que Carlos trouve inacceptable.

C'est lui qui écrit les lettres de contestation au gouvernement, ses anciens collègues ayant peur des représailles. C'est une façon pour Carlos de garder un lien avec sa dernière occupation salariée. Quand il parle de ses élèves, Carlos fait le lien avec ses élèves en Suisse et ses anciens élèves au Portugal. Voici, ce qu'il en dit à propos du soutien qu'il amène à ses anciens collègues et la période du colonialisme. : la contestation, comme j'ai toujours fait (159-160).

Pour Carlos, la réflexion au sujet de la société, de la place de l'Europe, de la Suisse, de son pays, de l'église sont des éléments à prendre à considération tant ils prennent de place dans son récit. Je travaille pour la solidarité contre la consommation, affirme-t-il (206). Il se sent investi dans la lutte des classes et dit qu'il est impossible de vivre comme ça, c'est ça qu'il faut combattre parfois (216). Carlos se révolte contre le salaire d'un prêtre à Lausanne qui gagne plus qu'un père de famille. Il se questionne sur ses anciens élèves qui ont tourné le dos à l'église et se dit qu'il est impossible de bâtir une église chrétienne (226-227). Il s'interroge sur le rôle de l'église sur ce qu'elle fait dans cette société. Pour lui, elle ne fait

rien pour que le changement opère, elle ne transforme rien, elle n'est là que pour l'ostentation, c'est une autre forme de consommation (230-231). Cette affirmation le renvoie sans doute à la période où il exerça la prêtrise quand il était plus jeune et qu'il n'était pas d'accord avec les positions de l'église. Ses idées concernant la colonisation du Mozambique l'obligèrent à prendre une position déterminante par rapport à l'église. Sa décision l'a exclu de son église. Plus jamais dans son parcours de vie il n’a exercé la profession de prêtre et nous pouvons imaginer quel a dû être son déchirement à ce moment-là, même s'il reste très secret à ce propos. Il a balayé ces 11 ans de séminaire, mais pour lui, être fidèle à ses idées comptait davantage.

Comme le présente Hélène Eraly (2013) dans la revue de sciences sociales et humaines

« Temporalités », nous pouvons avoir l'impression que Carlos : « Au-delà de l'épanouissement personnel que ces activités permettent, l'enjeu est de pouvoir se projeter dans le futur, de recréer un avenir d'autonomie en prétendant à de nouvelles formes de reconnaissance et en investissant de nouveaux rôles » (p.7).

À la question de savoir si c'était un choix pour lui de rentrer au Portugal ou non et si ce choix était difficile pour lui, Carlos me répond : oui, ça été difficile, j'aimerais bien vivre en Suisse, je dis ça souvent, le problème, c'est que ma rente portugaise pour vivre au Portugal, ça va, pas ici. Ici, je n'ai rien , je n'ai jamais rien eu , alors la rente portugaise pour vivre au Portugal, ça va. Mais j'ai des responsabilités au Portugal (110-113).