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7. Analyse des récits

7.2. Analyse du récit de Elena

7.2.2. Je suis entrée en Suisse en 71

Ce poème m'a fait penser à l'histoire de Elena :

Tu l'as tellement maudit ce jour

Où je suis parti, vers le nord ô ma femme C'est à cause du chômage que j'ai quitté ma terre La Suisse nous accueille les bras fermés

Elle nous met du pain dur dans la bouche Trois ans durant, je l'ai avalé ce pain Trois années incarcéré dans les baraques L'exploitation est bien calculée

Chaque minute, elle nous submerge de travail C'est une horloge de grande précision

La Suisse fait son chemin avec notre souffle.

(Chanson Pino Massi)

Elena parle :

Je suis entrée en Suisse en 71, ça fait déjà 42 ans (39). Son mari l'avait précédée : parce qu'avant pour rentrer en Suisse, c'était pas facile comme aujourd'hui. Avant, il faut venir, y faut trouver du travail, après c'est le permis A puis le permis B puis le C (42-44). Puis j'ai rejoint mon mari me dit Elena. [Elena est restée dans un premier temps seule avec ses trois enfants au Portugal pendant 7 ans. En Suisse son mari vivait seul, le regroupement familial n'était pas prévu à cette époque. Les migrants étaient considérés, comme je l'ai expliqué dans la partie théorique comme des forces de travail dont la Suisse avait besoin. Au bout de ces 7 ans, Elena a rejoint son mari en laissant ses enfants au Portugal. Cette séparation brutale a été très pénible pour Elena, rester 11 mois sans les revoir a été une épreuve considérable].

Je peux imaginer que la séparation d'avec son mari devait être aussi pénible. Elena ne m'en parle pas, son mari devait subvenir aux besoins de la famille et ce n'est pas dans son tempérament de se plaindre. Elena est raisonnable mais elle exprime la souffrance de cette séparation en ces mots : c'était pas facile. Mes fils sont restés dans un collège, ça pas été facile du tout parce que c'était la première fois que j'étais sans eux. Mais, c'est comme ça, Madame. C'était pas facile du tout, il faut vivre avec. Il faut bouger pour arriver quelque chose d'autre. C'est pas facile, mais c'est comme ça (79-81). Nous pouvons nous rendre compte par ce passage combien cette séparation a été une épreuve. Par trois fois, Elena nous dit que c'était pas facile, elle accepte cette situation avec une sorte de fatalisme qui est propre à certains migrants, aux « petites gens », c'est comme ça, il faut vivre avec. Dans ces quelques mots, il y a probablement toute la souffrance de l'adaptation au pays d'accueil : apprendre la langue du pays, s'habituer au climat, changer ses habitudes, laisser

ses enfants seuls au Portugal pendant 11 mois alors qu'ils étaient si petits. Le plus jeune avait 2 ans, le moyen 5 ans et l'aîné 7 ans.

À la fin de l'entretien, je lui ai demandé si la vie n'avait pas été trop difficile pour elle en Suisse. Voici sa réponse, ça été difficile, parce que j'étais seule avec mon mari ici, c'est la première fois que j'ai laissé les enfants au Portugal. Là, ça été pas facile, 11 mois après suis allée les chercher, ça s'est bien passé. Je suis bien comme je suis (199-201). Cette expérience a été pour elle vraiment dramatique, pour qu'elle en parle si souvent et qu'après plus de 40 ans son souvenir soit si vif. En disant, ça s'est bien passé, je suis bien comme je suis (201), Elena nous montre qu'elle a su dépasser cette crise.

Il faut bouger pour arriver quelque chose d'autre (81-82) me dit Elena. Les Portugais ont l'habitude de s'exiler pour trouver du travail, ils le font depuis de nombreuses années, ils ont l'air d'accepter facilement cet exil mais en réalité, il en est tout autrement. Il y a une volonté de dépasser l'épreuve quand Elena me dit qu'il faut bouger (81). Elle est tout à fait consciente du chemin qu'elle doit parcourir pour espérer un changement de situation.

J'ai essayé de comprendre la tristesse dans le regard de Elena et le fatalisme de ses propos : c'est comme ça Madame, c' était pas facile du tout (81), c'est comme ça la vie (89). Et, j'ai pensé aux problèmes de la migration à partir des années 60.

J'ai cherché dans les archives de la télévision suisse romande et trouvé deux documents

« Temps présent » (2009) et un documentaire : « Statut saisonnier » (2003) qui relataient du statut saisonnier. Elena et sa famille ont été soumis au statut de saisonnier. Ce statut unique en Europe et combien inhumain permettait aux migrants dits saisonniers de rester 9 mois en Suisse sans leur famille avec l'obligation de passer les 3 autres mois dans l'année dans leur pays d'origine. Les travailleurs ne pouvaient pas changer d'emploi, n'avaient pas droit aux assurances sociales tout en payant leurs impôts en Suisse. Ils n'avaient pas la permission d'avoir leur propre logement, les employeurs leur procuraient des logements précaires, voire des baraquements insalubres. Ils n'avaient pas l'autorisation de faire venir conjoint et enfants et ils étaient astreints à un travail très dur et mal rémunéré. Si l'épouse venait en Suisse, elle était obligée de travailler et les enfants étaient placés dans des orphelinats ou expulsés manu militari dans leurs pays. Pour éviter cette séparation

traumatisante, les enfants clandestins étaient parfois cachés à longueur de journée, pendant des mois et des années sans avoir accès à l'école. Toute une génération d'enfants, de parents a été traumatisée et porte actuellement des séquelles de cette période accablante . Elena ne m'a pas donné de détails concernant cette période, était-ce trop dur pour elle de se remémorer cette période, nous pouvons aisément le croire. C'est en me replaçant dans cette période des années 60 et en essayant de comprendre le cheminement administratif pour obtenir le droit de séjourner en Suisse que j'ai mieux compris la situation douloureuse qu'ont traversée Elena et sa famille et tous les autres migrants qu'ils soient principalement italiens, espagnols ou portugais. Elena exprime son malaise en ces mots : Parce qu'avant pour rentrer en Suisse, c'était pas facile comme aujourd'hui. Avant il faut venir, y trouver du travail, après c'est le permis A puis le B puis le C (42-44).

Ce sont les accords bilatéraux avec l'Union européenne qui ont mis fin à ce statut de saisonnier, en juin 2002. Néanmoins des modifications de traitement pouvaient être accordées à des migrants qui restaient seuls en Suisse pendant une période de 5 ans au minimum sans période de maladie ou de congé extraordinaire. Le permis C leur était accordé, les femmes devaient être en possession d'un travail pour rejoindre leur mari. Les initiatives suisses contre la surpopulation étrangère lancées dans les années 1970 par James Schwarzenbach, figure de proue de l'action nationale durant ces années, ne faisaient qu'aggraver le sentiment d'impuissance et de crainte des saisonniers.

Quand Elena est arrivée en Suisse, elle a trouvé un emploi dans un établissement médico-social comme femme de ménage. Elle y a travaillé 4, 5 ans. Elle a été contrainte d'arrêter pour une raison médicale sérieuse : mais, j'étais obligée d'arrêter, Madame, parce que avec trois enfants, mon père et mon mari, ça été quand même 6 personnes, j'ai été dehors 12 heures de la maison, j'ai été à 6 heures et j'ai rentré à 6 heures du soir. J'ai tombé sur une dépression nerveuse, avec ça, mon docteur a dit à mon mari, vous voulez votre femme ou non, j'ai été obligée d'arrêter (63-66).

Ce travail qui l'a menée à une dépression l'a obligée, sous l'ordre du médecin, à y mettre fin. Avec trois enfants en bas âge, le travail de femme de ménage à raison de 12 heures par jour était une tâche insurmontable, une épreuve considérable. Le travail était une condition

pour qu'elle puisse venir en Suisse puis faire venir ses enfants. Cette épreuve, elle ne l'a pas choisie, elle l’a subie jusqu'à ce qu'elle tombe malade. Par la suite, Elena a fait quelques ménages, parce que j'ai pas de qualifications de travail, c'est comme ça la vie (66-67). Là aussi elle a su dépasser sa crise, elle s'est ressaisie en arrêtant son travail dans l'établissement médico-social, le temps, je pense qu'elle reprenne ses forces. Par obligation probablement, elle a repris du travail à l'extérieur de la maison en faisant quelques ménages, elle n'avait pas de formation qui lui ait permis de choisir une autre voie. C'est comme ça la vie (67), toute la tristesse se lit sur son visage.