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Premières activités en Suisse, j'ai pleuré comme un enfant

7. Analyse des récits

7.3. Analyse du récit de Ricardo

7.3.3. Premières activités en Suisse, j'ai pleuré comme un enfant

Quand vous êtes venu en Suisse, vous avez travaillé dans quel domaine ? Dans les hôpitaux (65), me répond Ricardo. Il spécifie que son diplôme de biologiste n'était pas reconnu. La Suisse ne faisant pas partie du marché commun évaluait les diplômes étrangers selon un système de trois cercles. Le Portugal ne figurait pas dans aucun de ces cercles, donc le diplôme de Ricardo n'a pas été reconnu. Ricardo a travaillé en tant qu'infirmier dans plusieurs hôpitaux, soit au cantonal à Lausanne, à Yverdon, et à Fribourg.

Ce fragment du récit de vie de Ricardo je l'ai volontairement nommé première épreuve. Il est marquant dans sa narration même si je suis tout à fait consciente qu'il y a eu d'autres moments très pénibles dans son existence, entre autres, la mort de ses deux frères, la situation politique au Portugal, l'immigration. En voici le contenu : c'est à dire sans mentir, parce qu'un jour, je me suis trouvé à Morges avec un bonhomme italien aussi, qui était paralysé au lit et qui était là des mois et je me suis trouvé devant ce bonhomme qui ne pouvait pas ouvrir la bouche et dire quoi que ce soit, j'ai pleuré comme un enfant (74-77).

Ricardo a travaillé dans les hôpitaux jusqu'à cette rencontre avec ce malade paralysé. Il y a eu ce premier choc qui s'est soldé par une révolte et une profonde tristesse exprimées par des pleurs abondants. J'ai pleuré comme un enfant (72), un jour, j''ai tout balancé (74), déclare-t-il.

En paraphrasant Ricoeur (2004) : le chemin est long pour l'homme agissant et souffrant jusqu'à la reconnaissance de ce qu'il est en vérité, un homme capable de certains accomplissements (p. 110).

Soulet, (2010), lui parle de l'agir faible de la bifurcation. En observant le parcours de Ricardo nous pouvons nous rendre compte que c'est dans la vulnérabilité que le

changement a pu s'opérer. L'état antérieur de la situation, suivi par ce moment où il rencontra cet homme paralysé le plaça dans une situation de détresse. Ricardo se ressaisit et décide : alors à ce moment-là, je me suis dit, j'abandonne, parce que je peux pas, c'était trop dur (77-78). Avant sa décision, Ricardo a passé par un moment de flottement, d'incertitude que Soulet nomme « latence » qui s'est soldé par un abandon de son travail en milieu hospitalier, Ricardo nous le communique ainsi : c'était trop dur, symptomatique de certaines réflexions, comment je peux dire, d'esprit, d'avoir une cohésion avec soi (78-79).

Dans la troisième phase, Ricardo agit en prenant la décision de changer de travail et de faire des ptis boulots, le taxi, j'ai fait un peu de commerce, différentes choses (73-74).

L'exemple de Ricardo avec ses bifurcations nous invite à croire que l'espace des possibles est ouvert et que rejouer sa vie est accessible pour celui qui s'en donne les moyens.

Pour Bidart (2010), l'individu n'est pas totalement démuni, il possède des ressources cognitives, des dispositions, des ingrédients de l'action qui sont représentés, comme je l'ai déjà dit dans la partie théorique de mon mémoire, en cinq catégories : les finalités, les affects, les théories, les routines et les valeurs.

Ricardo a activé plusieurs facteurs pour arriver à sa conversion. Cette évolution nous montre qu'avec les bifurcations, des modifications de fond touchent le rapport au travail, il s'agit des finalités. C'est suite à un désenchantement que Ricardo a décidé de changer d'orientation même si les petits boulots qu'il avait choisis de faire ne présentaient pas la même sécurité financière. Les affects ont joué également un rôle important, l'intensité émotionnelle avec laquelle Ricardo a réagi en face de ce malade chronique l'a fait basculer dans un autre monde professionnel : un jour, j'ai tout balancé (73).

Pour arriver à ce changement radical, nous pouvons dire que Ricardo était rompu à la routine. En se référant à son passé, nous avons pu constater qu'il avait, sans problème apparent, déjà changé de métier, de biologiste il était devenu infirmier. Les valeurs ont été un moteur évident dans cette bifurcation : la valeur de se remettre en question, celle d'être en cohésion avec lui-même, la valeur du travail « bien fait » dans une relation humaine avec les malades, son militantisme. Ricardo avait des « théories » concernant la prise en charge des malades, il avait une autre représentation de la relation au malade que celle qu'il

avait vue à la télévision : hier, j'ai vu à la télévision une émission, sur les infirmiers qui n'ont plus le temps de parler aux malades, l'individu est devenu une machine (79-81). Dans le cas qui nous intéresse, nous remarquons que tous ces ingrédients ont été des moteurs pertinents de l'action.

À quel âge avez-vous pris votre retraite ? Vers 65 ans (117). Depuis que vous êtes à la retraite, je sais par votre femme et par Helder qu'il y a beaucoup de migrants portugais qui viennent vous voir, des gens de toute la Suisse. Non, disons de toute la Suisse romande, de Genève, du Valais, de Fribourg et du canton de Vaud, même du Jura-bernois. C'est important pour moi de les aider, je peux leur apporter des connaissances. Mon tempérament, je veux qu'ils comprennent, je perds plus de temps à faire la compréhension des gens (127-130).

Quand Ricardo parle de son tempérament, il veut dire par là qu'il tient absolument à ce que les gens comprennent le sens, le déroulement et le bon fonctionnement de leur démarche.

Je ne veux pas que les gens viennent pour un problème de fiscalisation sans que je leur explique et qu'ils comprennent comment ça fonctionne (82-83). Ricardo relève : j'interviens dans tous les domaines, pour ceux qui n'ont pas de travail, de logement, pour des problèmes judiciaires, des problèmes de chômage, d'exploitation, pour un tas de trucs j'interviens, si on me demande (173-175). Comment les gens vous connaissent et comment ils vous contactent ? C'est de bouche à oreille, tous les jours, j'ai des téléphones, y compris le samedi et le dimanche (176-177).

Le savoir est un élément très important pour Ricardo : je ne peux pas admettre l'ignorance, c'est quelque chose qui me fait très mal (84). Qu'une personne ne sache pas une chose n'est pas une faute en soi, mais au moins que cette personne s'intéresse au savoir c'est le credo de Ricardo. Ricardo possède un véritable esprit de pédagogue, il aime aider les gens, mais ne fait pas le travail à leur place. Il les guide dans leur démarche, il tient à ce qu'ils comprennent réellement leur tâche : je ne suis pas Caritas, je ne veux pas résoudre les problèmes pour eux (134).

Ricardo aime apprendre, la formation revêt pour lui un attrait considérable, je dirais même davantage, elle est essentielle dans sa vie. Pour connaître les nouvelles législations, il doit

se mettre régulièrement à jour d'autant plus que ces législations sont variables, d'un canton à l'autre. En contact avec les migrants, il fait office de « passeur de connaissances » en leur transmettant son savoir.

Ricardo me brosse un portrait des migrants portugais actuels : les Portugais ont de la peine à s'organiser, le courriel officiel, c'est la poubelle tout de suite. Ils ne comprennent pas, après, je dois réparer parce qu'ils ne comprennent pas. Il m'arrive d'intercéder pour les gens d'une part, je vois qu'ils sont de bonne foi et d'autre part, de l'ignorance. Ils ont signé un papier, parce qu'il fallait le signer (178-181).

Ricardo fait référence à l'éducation scolaire et pense que les migrants devraient pouvoir en profiter. Il dit que ces migrants, ses interlocuteurs ne s'intéressent pas trop à l'école et n'accompagnent pas leurs enfants dans les tâches scolaires. Bien sûr, il y a le problème de la langue, les fatigues des ouvriers qui le soir rentrent du travail et n'ont plus l'énergie pour faire les devoirs avec les enfants. Les Portugais ne connaissant pas les structures de l'école et font confiance aveugle aux enseignants relève Fibbi et al (2010).

Ricardo est convaincu de l'importance de l'éducation. Il en a, lui-même avec sa femme fait l'expérience : je pense à notre fils qui a 44 ans maintenant. À l'époque on a appris tout le programme des mathématiques modernes, qu'on ne connaissait pas. Nous avons consacré 4 samedis pour nous mettre à jour. Nous avons voulu qu'il ait des connaissances, il est devenu docteur en physique, il vit mieux que nous. Nous l'avons accompagné ce que l'on ne trouve pas chez la plupart des migrants portugais qui pour eux l'éducation n'est pas trop importante (136-141).

Ricardo s'est rendu compte en fréquentant l'université du troisième âge des motivations des migrants. Pendant une dizaine d'années, il a côtoyé des migrants d'origines différentes, et il s'est aperçu que la plupart de ces gens ne s'intéressaient qu'à l'argent : ils n'avaient pas d'idéal dans la vie, ils avaient une raison économique, par conséquent ils ont modulé une vie de richesse en étant commerçants de ci ou ça (91-93).

Ricardo se révolte contre ces migrants qui restent 10-15 ans en Suisse, amassent de l'argent et s'en retournent au Portugal puis reviennent quand la nécessité se fait sentir : ils ont tout

fiché en l'air, ça veut dire par là que les gens ont une ambition propre. La valeur que j'avais n'est pas la même, la valeur c'est la représentativité, j'ai, je possède (96-98).

Ricardo fait également allusion aux jeunes qui possèdent trois voitures, à ceux qui retirent leur deuxième pilier et rentrent au Portugal pour vivre aisément et profiter des assurances sociales : ça me fait mal, les jeunes profitent de ces choses-là (114). Ricardo est habité par une justice sociale, son récit en est vivement imprégné : tout ce qui a un caractère social m'intéresse (114-115). Cette vie sociale prend la forme d'un militantisme, il s'y donne avec un enthousiasme considérable.

La formation est un élément moteur dans la vie de Ricardo et j'ai cherché l'élément déclencheur de ce goût très prononcé pour les savoirs. La réponse résulte d'une phrase : j'ai eu une maîtresse, je ne me rappelle plus son visage, mais j'ai envie d'écrire à son sujet, elle m'a rendu curieux (141-142). C'est probablement, la rencontre avec cette maîtresse qui lui a ouvert les portes de l'univers des savoirs. Elle a contribué, sans doute, à renforcer son désir d'apprendre, de comprendre et de transmettre. Cette enseignante a joué sans conteste un rôle pour que lui-même entreprenne de longues études au Portugal pour devenir biologiste et par la suite enclenche ses diverses activités.

Cette maîtresse, sur laquelle il a envie d'écrire un texte a été un support indéniable qui l'a accompagné tout au long de sa vie et principalement à l'âge de la retraite. Cette curiosité, éveillée dès son enfance, lui a été d'un grand renfort tout au long de sa vie. Notamment, lorsqu'il a décidé de venir en Suisse. Sans cette curiosité il serait resté probablement dans son pays. Au moment, où il s'est rendu compte que son diplôme n'était pas reconnu, il a bifurqué sans problème vers les soins hospitaliers. Ce n'était pas son domaine, mais il a bien fallu être curieux pour se diriger dans une voie nouvelle. Lorsqu'il n'a plus pu continuer, le travail devenant trop dur, il s'est orienté vers d'autres voies, celles du commerce, de la conduite de taxi et d'autres petits travaux. À chaque fois, sa curiosité le poussait vers d'autres chemins.

Avez-vous encore des projets pour votre retraite ? Comme je suis plus âgée que ma femme, j'attendais qu'elle soit à la retraite pour faire d'autres choses ensemble. On avait pensé d'avoir quelque chose au Portugal pour y vivre une partie de l'année et puis on a cherché,

regardé, puis on a rien trouvé qui nous plaisait pour finir, on s'est rendu compte que à notre âge, aller vivre là-bas, au point de vue santé, ça aurait été un peu difficile, parce que les soins ne sont pas ceux qu'on a en Suisse, il n'y a pas de coordonnées valables, disons.

On a abandonné ce projet (148-154). Ricardo nous dit que la vie s'est faite autrement (154). Il écrit des maximes, il a même obtenu un prix avec un texte qui parlait d'une fleur qui est caressée par le vent.

Hors entretien, il m'a exprimé son agacement quand ses « protégés » font des erreurs il se fâche avec eux et me dit en riant, ça ne doit pas être très grave, ils reviennent quand même. En plus de ce qu'il entreprend, Ricardo m'a indiqué qu'il était encore affilié à d'autres associations de migrants.