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b• La variabilité de l’image numérique

Prenant acte des propriétés spécifiques de la photographie et de la na- ture déjà fluide de la lumière, l’avant-garde artistique s’est jouée dès les an- nées 1920 des changements de supports et d’échelles que permettait l’outil,

363 Rabih Mroué, The Pixelated Revolution, 2012. 364 McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 77.

365 Nicholas Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture [1999], Londres ; New York, Routledge, 2009, p. 3.

manipulations qu’aucun autre mode de représentation n’avait encore au- torisées. Les expositions de propagande qui apparaissaient à la fin des an- nées 1920, en premier lieu Pressa, scénographiée par El Lissitzky et présentée à Cologne en 1928, démontraient particulièrement comment l’image pouvait être réitérée sur des supports matériels divers. Aujourd’hui, la constitution encodée des images exige une matérialisation pour accéder à la visibilité. L’image est ainsi nomade, et s’établit plus ou moins provisoirement à di- vers endroits. Sa matérialité ne cesse alors de varier puisque son apparition sur l’écran d’un ordinateur, d’une tablette, d’un téléphone, ou sur un tirage papier implique un changement de format, de couleurs, de luminosité. De plus, loin d’avoir anéanti le papier, l’ère numérique a facilité l’impression en n’exigeant plus pour être rentable un nombre minimum de tirages, comme l’offset l’imposait. Quant à l’édition, elle est devenue accessible à tous avec les outils bureautiques et les sites d’impression à la demande.

Selon Lev Manovich, « [u]n objet néomédiatique, plutôt que d’être à l’origine d’exemplaires identiques, donne naissance à plusieurs versions différentes366.  » Sans constituer des objets néomédiatiques, les œuvres de

certains artistes adoptent cette logique de reformulation et de reversions successives, conformément aux œuvres qualifiées de post-internet. Ainsi, nombre de projets artistiques contemporains issus d’images numériques n’ont plus forcément de forme fixe, mais peuvent exister et être dé- placés, réactualisés, reformalisés selon des mo- dalités différentes, que l’on pense aux œuvres de Clement Valla précédemment évoquées, ou à des projets sur lesquels nous revenons un peu plus loin comme World Brain de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, à la fois film, plateforme en ligne et installation, Temps Mort de Mohammed Bourouissa367 qui est une vidéo, des tirages pho-

tographiques et un livre, ou encore d’autres œuvres de ce corpus qui pour beaucoup existent exposées et sous la forme d’un livre d’artiste368.

La série Fifty-One US Military Outposts ré- alisée en 2010, développant les modalités de visibilité de sites censés rester secrets, est à ce

366 Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias [2001], traduit par Richard Crevier, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 112. Mishka Henner , Fif ty-One US Milit ary Outposts, 45th Oper ations Gr oup , An tigua, 2010 Mishka Henner , Fif ty-One US Milit Expeditionary Guar d Batt alion, Guan

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Groenland, la septième flotte de la ma- rine américaine installée au Japon, une base de la National Security Agency au Royaume-Uni. Ces images sont consti- tuées de multiples captures d’écran que l’artiste agence entre elles pour obtenir une image en haute résolution.

Sur son site, Mishka Henner in- dique les différentes formes d’existence de ce travail : un livre de cent-six pages imprimé à la demande, un étui entoilé contenant cinquante et un tirages signés et numérotés et une carte dépliante im- primée sur du papier journal, des tirages au format 38,1 × 30,5 cm et un portfolio de 40,5 × 32,5 × 4,5 cm371. Comme chez

d’autres artistes, les images existent sous

des tirages et des dimensions variés qui autorisent à moduler le prix de vente et à proposer des versions plus ou moins luxueuses de l’œuvre. La variabili- té relève alors d’une stratégie mercantile. Un deuxième argument financier motive la démultiplication des formes de l’œuvre : la nature numérique, qui permet l’envoi gratuit et instantané des images, a généralisé la pratique du tirage d’exposition, devenu souvent moins onéreux que le coût de transport des œuvres et de l’assurance clou à clou qui l’accompagne. Mishka Henner admet volontiers que les variations de son travail renvoient en premier lieu aux conditions financières d’exposition. En 2011, au Contemporary Urban Centre à Liverpool, la série Fifty-One US Military Outposts a été présentée

369 « Sites located and gathered from information available in the public domain, official US military and veterans’ websites and forums, domestic and foreign news articles, and official and leaked government documents and reports ». https://mishkahenner.com/Fifty-one-US-Military-Outposts (consulté le 25 septembre 2018) [traduction personnelle]

370 En 2013, l’artiste Josh Begley (1984-) a proposé un projet analogue dans lequel il a cartographié et recensé sur le site http://empire.is (consulté le 31 octobre 2018) les bases militaires américaines dans le monde à l’aide de Google et de Bing Maps. Ce projet est inspiré du livre de Trevor Paglen,

Blank Spots on the Map (2010) qui livre une enquête sur les Black Sites, les lieux secrets comme les

installations contrôlées par la CIA ou utilisées par le gouvernement américain dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

371 https://mishkahenner.com/Fifty-one-US-Military-Outposts (consulté le 25 septembre 2018)

ary Outposts , × 4,5cm Mishka Henner , Fif ty-One US Milit ary Outposts, 2010, aut o-édition, 106p .

sous la forme du livre éclaté. L’artiste nous a rapporté que « [c]omme le lieu d’exposition n’avait pas de budget pour la production [il a] commandé une copie du livre, en [a] coupé la reliure et épinglé les pages sur un mur372 ».

Ainsi le contexte financier a-t-il conduit à une présentation tout à fait radi- cale et économique du projet.

Il n’en demeure pas moins que l’ar- tiste profite aussi de la disparité des circonstances de diffusion pour modi- fier les modes d’impression et la pré- sentation des tirages ainsi obtenus, in- fluençant alors l’expérience proposée de l’œuvre. En 2014, à la galerie Carroll & Fletcher à Londres, dans l’exposition mo- nographique intitulée Black Diamond373,

chaque photographie est collée hori- zontalement sur la face supérieure d’un socle. Les cubes sont disposés en grille, invitant les spectateurs à circuler dans les espaces ainsi délimités. Au lieu d’examiner un tirage accroché ver- ticalement, les visiteurs surplombent l’image, position qui, en basculant le regard vers le bas, redouble la vue aérienne présentée. Si cet angle de vue en plongée a largement été éprouvé par les photographes de la Nouvelle Vision, il y était expérimental, car il induisait un regard inédit sur le monde ; il constitue aujourd’hui une vision normative selon Hito Steyerl qui écrit :

Notre sens de l’orientation spatiale et temporelle a radicalement changé ces dernières années, en raison des nouvelles technologies de surveillance, de suivi et de ciblage. L’un des symptômes de cette transformation est l’importance croissante des vues aériennes : vues d’ensemble, vues Google Map, vues satellites. Nous nous sommes de plus en plus habitués à ce que l’on appelait une vision de Dieu374.

On peut ajouter à l’accès libre aux images satellites offert par Google

Map depuis 2005, la généralisation des drones à usages civils (au cinéma,

mais aussi dans le domaine de l’aménagement du territoire, de l’agriculture, de la recherche archéologique ou environnementale...) qui a contribué ces dernières années, si ce n’est à créer l’imagerie produite depuis le ciel – exis- tant depuis Nadar et ses photographies en ballon et répandue par les combats aériens de la Seconde Guerre mondiale –, à la déployer et à la systématiser. L’artiste et théoricienne allemande poursuit en expliquant que la perspec- tive linéaire, à partir de la Renaissance, a induit une perception particulière

372 « Because the exhibition venue had no budget for production, I ordered a copy of the book, sliced the spine off it, and pinned the pages to a wall. » Échange par courriel avec l’artiste daté du 13

Mishka Henner , Fif ty-One US Milit ary Outposts, 2010, instal la tion, dimensions v ariables, vue de l’ exposition Black Diamond , pr ésen tée du 25 a

vril au 3 mai 2014 à la Galerie Carr

ol

l/Flet

cher (Londr

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nous sommes des objets ou des sujets alors que nous tombons en chute libre imperceptible376 ». Laissant à Hito Steyerl l’image emphatique de la chute,

il faut reconnaître que la vision aérienne donne l’illusion du contrôle en autorisant une vision globale et un point de vue dominant, alors que par le basculement du point de vue, l’effacement des profondeurs et la suppres- sion des échelles, elle demeure parcellaire et désorientante. Elle induit un rapport à l’espace divergeant de l’expérience que nous en faisons ordinaire- ment, les deux pieds posés au sol. In fine, l’image aérienne se généralise sur un mode profondément paradoxal en octroyant un sentiment d’ascendance et de maîtrise sur une représentation qui se dérobe. En isolant sur des socles autonomes chacune des images des sites militaires, Mishka Henner fait ex- périmenter au spectateur leur répartition éparpillée à la surface du globe. Le quadrillage suggère un parcours aléatoire, des déplacements fractionnés et de brusques changements de direction qui rompent avec le parcours linéaire proposé généralement par les accrochages muraux et engendre une expé- rience résolument fragmentée. La matérialisation de l’image dans cette ex- position, la relation des tirages à l’espace et l’expérience de visite que toutes deux déclenchent, reformulent la représentation proposée à la surface du tirage et plus particulièrement la vision normée que nous avons aujourd’hui des territoires.

Pour l’exposition collective

Modern History Show présentée à

la Grundy Art Gallery à Blackpool du 24 avril au 13 juin 2015, les mêmes images ont été tirées au for- mat du papier à lettre américain, légendées et posées verticalement sur cinq étroites étagères. Dans le cadre de cette exposition dédiée à l’histoire contemporaine vue par les artistes, le vocabulaire formel plus administratif et la mention de la localisation du site militaire

375 Ibid., p. 19. 376 Ibid., p. 26. Mishka Henner , Fif ty-One US Milit ary Outposts, 2010, impr essions posées sur étag èr es, 27 ,9 × 21,5 cm, vue de l’ exposition Modern Hist ory Sho w pr ésen tée du 24 a vril au 13 juin 2015 à la Grundy Ar t Gal lery (Blackpool)

(sous forme de coordonnées géographiques) transforment les images en au- tant de pièces à charge sur l’accessibilité de ces informations supposées res-

ter secrètes.

Cette œuvre existe ainsi selon des modalités diverses  : d’ordre carto- graphique pour la pre- mière et davantage sur le mode de l’archive pour la deuxième. Quant au site Internet de l’artiste, avec une carte Google Map présentée à proximité des images et sur laquelle sont localisées les infrastructures photographiées, il favorise l’interactivité en autorisant l’internaute à retrouver les lieux men- tionnés dans le projet. Mishka Henner pointe aussi, avec ce nouveau mode d’apparition des images, une méthodologie de recherche appropriable par n’importe quel spectateur. Nous avons pu atteindre visuellement et sans au- cune difficulté le funeste centre de détention des prisonniers politiques à Guantanamo, la base des forces aériennes positionnée au Qatar ou encore un groupe d’armées des États-Unis installé au Luxembourg.

Cherchant à décrire les modes d’existence de l’œuvre d’art, le théoricien de la littérature Gérard Genette distingue l’immanence de la transcendance. La première recouvre l’objet qui constitue l’œuvre et la seconde ce qui l’ex- cède, ce qui perturbe l’identification de l’œuvre à un objet. La transcendance peut, entre autres, procéder d’une pluralité d’immanences selon l’auteur, c’est-à-dire de modes différents d’existence de l’œuvre. La pluralité se dis- tingue de la multiplicité, car une œuvre peut :

immaner en plusieurs objets non identiques, ou plus exactement (puisqu’en toute rigueur il n’existe pas en ce monde deux objets ab- solument identiques) non tenus pour identiques et interchangeables, comme on tient généralement pour telles deux épreuves d’une sculp- ture de fonte. Cette clause je le rappelle motive la distinction entre objets multiples et objets pluriels. Une sculpture de fonte ou une gra- vure est (en général) une œuvre (à immanence) multiple ; les œuvres que nous allons considérer maintenant sont à immanence plurielle. […] Les œuvres selon moi incontestablement plurielles en ce sens sont celles dont la pluralité n’est pas un artefact technique, mais pro- cède pleinement d’une intention auctoriale comme lorsqu’un artiste, après avoir produit un tableau, un texte, une composition musicale, décide d’en produire une nouvelle version plus ou moins fortement différente, mais assez proche (et dérivée) de la première pour que la convention culturelle la considère plutôt comme une autre version

Mishka Henner , Fif ty-One US Milit ary Outposts, 2010, sit e in ternet de l’ ar tist e https://mishkahenner .c om/Fif ty-One- US-Military-Outposts (c onsult é le 11 août 2019)

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l’usage, mais inscrite originellement dans les images. La multiplicité des ma- térialisations possibles de l’image digitale procède de son code qui constitue un génome numéraire n’attendant qu’à s’exprimer à travers des formes sus- ceptibles de se modifier sous l’effet de leur milieu d’apparition. Dans l’œuvre de Mishka Henner, la capture d’écran de l’imagerie satellitaire autorise la multiplicité et la variabilité tout autant qu’elle induit une identité génétique entre les différentes déclinaisons d’un projet global. L’œuvre relève de l’im- manence par son identité pérenne et de la transcendance par ses occurrences plurielles dans des environnements changeants. En pluralisant les modes de visibilité des images qu’il a prélevées sur Google Map, l’artiste souligne d’autant plus la situation paradoxale de ces sites supposés rester cachés et pourtant visuellement accessibles.

La fluidité de l’image, en exigeant une matérialisation qui varie et qui peut être provisoire, rend les reformulations évidentes et aisées. Bien que des tirages luxueux, et espérés inaltérables, soient acquis et conservés par les musées ou des collectionneurs380, l’image numérique permet, en fonction

du contexte de présentation, en exposition ou sur les sites de l’artiste, de proposer des expériences diverses à l’origine de significations potentielles différentes. La variabilité médiatique fait fluctuer ainsi l’entreprise docu- mentaire en privilégiant certains sens selon l’environnement ou le moment dans lequel les images sont données à voir.

La variabilité des œuvres est tout à fait représentative de notre expé- rience quotidienne reconfigurée par l’omniprésence des outils numériques. De nombreuses formes « physiques » ont été transportées dans l’espace infor- matique : nous travaillons depuis un bureau en classant nos fichiers dans des dossiers, nous ouvrons des fenêtres et jetons des informations à la corbeille, nous joignons une pièce à un courriel au moyen d’un trombone, et épinglons des images dans Pinterest, autant d’exemples qui témoignent d’une incorpo- ration de l’analogique au sein du numérique. Nous pouvons faire le constat d’une logique inverse : des pratiques médiatiques numériques migrent dans

378 Ibid., p. 238.

379 Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, op. cit., p. 121.

380 Le Centre Georges Pompidou possède par exemple trois photographies de la série de Mishka Henner intitulée Dutch Landscapes (2011) de 80 × 90 cm, tirées sous la forme d’impression giclée (un tirage de très haute qualité utilisé principalement à fins artistiques).

l’espace « physique ». La logique de variabilité des objets néomédiatiques vient imprégner la vie des images en général et de l’art en particulier.