• Aucun résultat trouvé

L’art documentaire face au nouveau régime des images

1• Une nouvelle ère de l’image : manifestations

et premières théorisations

L’historique dépeint précédemment couvrait les pratiques artistiques à dimension documentaire élaborées au sein d’un régime majoritairement analogique des images. Il s’agissait d’en livrer les spécificités afin de pouvoir situer les œuvres poursuivant actuellement cette entreprise de documen- tation du monde, d’en pointer ultérieurement les mutations et éventuelle- ment les survivances. Toutefois, il importe de caractériser l’ère visuelle dans laquelle s’élaborent ces réalisations. L’apparition de la numérisation a en effet soulevé de vives inquiétudes quant aux nombres des images, au chan- gement d’identité des producteurs, à la disponibilité permanente des outils de production et de diffusion des images ou à la capacité de la photographie à demeurer une trace indicielle du réel pour n’en citer que quelques-unes. À cet égard, l’étude de l’œuvre d’Hito Steyerl How Not to be Seen: A Fucking

Didactic Educational.MOV file est particulièrement utile car elle constitue un

moyen de clarifier cette intuition souvent confuse d’un nouveau régime des images.

Outre les progrès technologiques, d’autres facteurs qu’il convient d’iden- tifier viennent participer à l’élaboration de cette condition inédite. Certains événements qui témoignent d’un réagencement entre production visuelle et stratégies politiques semblent constituer un arrière-plan particulièrement

→ 94

Quant à la seconde partie du titre, elle annonce un tutoriel vidéo au ton fu- rieusement parodique.

C’est à travers ces réfé- rences que l’artiste et théori- cienne allemande Hito Steyerl entreprend en 2013 de réaliser cinq leçons filmées pour ensei- gner aux spectateurs à « ne pas être vus  » à l’ère de la proli- fération des images. L’œuvre est accessible sur YouTube130,

comme de nombreux guides d’apprentissage permettant à n’importe quel novice de s’au- toformer. Un narrateur y livre une accumulation de consignes

pour expliquer comment se soustraire à la surveillance généralisée. Il énonce que « faire défiler, glisser, effacer, rétrécir » permet « de rendre invisible quelque chose exposé à la vue de tous ». Paradoxalement, certains de ces mouvements constituent aussi la banale chorégraphie suscitant l’apparition des images à la surface des écrans tactiles. À côté de cette double lecture, l’humour noir et l’absurdité des instructions rompent progressivement avec le sérieux attendu d’une vidéo didactique, sans que le spectateur parvienne à discerner si ces inflexions viennent dédramatiser ou intensifier l’approche catastrophiste. La voix-off quasi-robotique propose, par exemple, au disciple de devenir plus petit qu’un pixel, proposition reformulée aussitôt par l’ap- parition de trois personnages dissimulés par le port de boîtes en tissu sur la tête, semblables à celles vendues par de grandes enseignes commerciales, camouflage résolument low-tech, dont l’esthétique est à mi-chemin entre les costumes du ballet triadique d’Oskar Schlemmer (1888-1943) et l’accoutre- ment d’Hugo Ball (1886-1927) récitant Karawane. Dans la quatrième leçon, sont listées « 13 manières de devenir invisible : vivre dans une communauté fermée, vivre dans une zone militaire, être dans un aéroport, une usine ou un musée […], être un super héros, être une femme de plus de 50 ans, surfer sur le dark web, […], être pauvre... ». Effacements physiques choisis et in-

130 L’œuvre est disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=LE3RlrVEyuo (consulté le 03 avril 2018). Hit o St ey erl, Ho w Not t o be Seen: A F ucking Didac tic E duc ational.MO V File, 2013, vidéo (c ouleur , son), 14’ , vue de l’ exposition

The Message: New Media W

orks pr ésen tée du 18 no vembr e 2017 au 23 sept embr

e 2018 au Hirshhorn Museum and Sculptur

e Gar

den (

W

ashing

visibilisations sociales imposées sont sarcastiquement convoqués pêle-mêle. La vidéo s’achève par l’incrustation détonante du clip du groupe de soul The Three Degrees, When Will I See You Again ?, hit des années 1970, aussi populaire que mièvre, répétant invariablement sur une mélodie entêtante l’inquiétude d’un amant cherchant à revoir l’être aimé.

L’œuvre de la réalisatrice et théoricienne allemande, qui enseigne les arts et les nouveaux médias à l’Université des Arts de Berlin, livre un examen cri- tique de la production, de l’utilisation et de la circulation des images à l’orée du XXIe siècle. Celle-ci s’intéresse, au début de sa vidéo, à la nature pixelisée

des images numériques. Dans ces dernières, chaque pixel peut indépendam- ment être modifié sans que la trace de cette modification soit éclatante (sauf quand l’intervention est maladroite). En superposant des films et des photo- graphies obtenus au moyen d’appareils d’enregistrements numériques à des décors en images de synthèse, créées pixel par pixel par un ordinateur, l’ar- tiste souligne le trouble perceptif induit par ces représentations constituées d’une matière identique et pourtant fournies par des appareils de production résolument différents. La confusion est intensifiée dans l’œuvre par l’usage de la motion capture qui enregistre les mouvements de personnages réels pour les reproduire dans des environnements vir- tuels. Dans le même temps, la vidéo dévoile ses propres moyens de production : les écrans verts qui permettent l’incrustation, le bu- reau d’un ordinateur et les acteurs revêtus de capteurs.

Ces caractéris- tiques renvoient à la première révolution digitale, relative à l’ap- parition de la photographie numérique qui se substitue en quelques années à l’analogique. En 1975, l’ingénieur américain Steven Sasson met au point le premier appareil photo électronique. Dans la chambre noire du nouvel instrument, l’enregistrement physico-chimique cède la place à un enregistre- ment électronique. Un capteur photosensible y transforme le rayonnement lumineux (les photons) en signaux électriques, puis un convertisseur trans- mue ces derniers en données numériques stockables dans un dispositif de

Hit o St ey erl, Ho w Not t o be Seen: A F ucking Didac tic E duc ational.MO V File, 2013, vidéo (c ouleur , son), 14’ , vue de l’ exposition personnel le pr ésen tée du 2 juil

let au 15 août 2014 à la Andr

ew Kr

eps Gal

lery (New Y

→ 96

réalisation d’un selfie avec un smartphone, la création de tutoriels sont au- tant de pratiques numériques que l’artiste s’approprie et met en scène.

Cette deuxième révolution numérique, découlant des avancées techno- logiques et de la généralisation d’Internet, se déclenche au début des an- nées 2000. Si les tirages sur papier, du fait de leur support léger et amovible, ont rapidement pu voyager, une fluidité inédite des images naît avec la possibilité de les partager en ligne, mais aussi de les créer et de les diffuser depuis le système ambulant que constituent les smartphones. Une fabrique et une distribution des images sans précédent émanent donc de ce couplage ap- pareil photo, téléphone et Internet. Elle est concomitante de l’avènement des réseaux sociaux (invention de Facebook en 2004, de Twitter en 2006), de la commercialisation des smartphones (mise sur le marché de l’iPhone en 2007) et de la création de plateforme de gestion et de partage d’images (Flickr en 2004, Instagram et Pinterest en 2010, Snapchat en 2011). Ces avancées techniques engendrent une nouvelle ère de l’image qui se distingue par une pratique de la photographie, non plus principalement fondée sur la prise de vue, mais aussi sur l’appropriation, sur le commentaire (liker, commenter), sur la mise en circulation (retweeter, partager).

Inédite, cette condition médiatique qui transforme le spectateur en usa- ger a cependant été imaginée et invoquée antérieurement. Vilém Flusser peut être considéré comme l’un des théoriciens de la communication qui a, précocement et avec une grande justesse, pressenti les changements qu’im- pliquait le tournant numérique. Dès 1991, dans une société pourtant dé- pourvue de smartphone et de connexion permanente à Internet, il décrivait déjà l’omniprésence des images et ses écueils :

Ce qu’il y a de tellement effrayant dans le déferlement actuel des images résulte de trois facteurs : elles sont produites en un lieu inac- cessible à ceux qui les reçoivent ; elles uniformisent la vision de tous et les rendent aveugles les uns aux autres ; elles donnent l’impres- sion d’être plus réelles que toutes les informations que nous recevons des autres médias (y compris nos propres sens). Le premier signifie que, face aux images, nous sommes privés de toute responsabili- té et de toute réponse. Le deuxième, que nous sommes en train de nous abrutir, de nous massifier et de perdre tout contact humain. Le troisième, que nous sommes redevables aux images de la part de beaucoup la plus grande de nos expériences vécues, de nos connais- sances, de nos jugements et de nos décisions, et qu’en conséquence nous sommes en état de dépendance existentielle par rapport aux images. Si l’on examine les choses de plus près, on constate que ces

trois facteurs d’effroi ne sont pas situés dans les images elles-mêmes, mais dans la façon dont elles sont transmises pour atteindre ceux qui les reçoivent. Ce qui est effrayant c’est la « structure communi- cationnelle »131.

Le théoricien soulignait non pas tant l’impact des images sur notre per- ception du monde, qu’il déplorait leur propagation unidirectionnelle et in- contrôlable par les masses, et appelait, en remède, à une interactivité qui annonçait pleinement l’accessibilité et la publicité des images permises par Internet.

Si l’on pouvait commuter les images sur un réseau de câblages ré- versibles, l’effroi serait aboli. Chacun des récepteurs serait respon- sable, parce qu’en même temps émetteur et donc partie prenante à la production des images. En chacun des points de connexion du réseau, les images seraient traitées, et chaque récepteur aurait donc un point de vue différent de celui des autres récepteurs connectés en réseau avec lui. Tous les participants seraient en liaison dialogique permanente, et la réalité véhiculée par les images serait soumise à une critique elle aussi permanente. Si les faisceaux émis étaient organisés en réseau avec réversibilité du câblage, on aurait une « so- ciété d’information télématique »132.

En rêvant la possibilité d’un feedback, Vilèm Flusser rappelle Bertolt Brecht qui, dès les années 1930, souhaitait augmenter la fonction distribu- tive de la radio, d’une fonction émettrice partagée qui lui permettrait d’être « le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique, un énorme système de canalisation […] [la radio] pourrait l’être si elle savait non seulement émettre, mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur, mais le faire parler, ne pas l’isoler, mais le mettre en relation avec les autres133. » À cette condition, l’instrument d’aliénation des

masses deviendrait un formidable outil critique et émancipateur.

C’est cet esprit qui a animé les pionniers libertaires d’Internet inventant, en marge de son développement militaire134, un fonctionnement collectif ho-

rizontal. Aujourd’hui, avec la possibilité de produire, d’expérimenter et de diffuser par soi-même des photographies et des vidéos, émerge un véritable usage « démocratique » de l’image, c’est-à-dire une utilisation généralisée, accessible sur le principe au plus grand nombre sans distinction sociale ou économique majeure – en dehors tout de même des territoires mal équipés, des pays censurés, des individus inexpérimentés dont la quantité est loin

→ 98

torisé avec la possibilité de commenter les images, mais aussi de dialoguer avec elles.

La réciprocité médiatique évoquée par Flusser, bien que réalisée, n’a cependant pas anéanti la condition précédente. On peut déplorer une proli- fération visuelle excessive bien que non nouvelle, et surtout des images qui surnagent, présélectionnées par des autorités invisibles, des contenus outra- geants, des informations non vérifiées, voire invérifiables, des résultats de recherche paramétrés par des algorithmes opaques, une collecte des données personnelles à des fins marketing, etc. Autant de ressorts aliénants que vont précisément s’employer à identifier et à montrer les artistes de notre corpus. Surtout, Hito Steyerl souligne, dans sa vidéo, l’impact des technologies utilisées sans filtre éthique qui entrave voire résorbe la dimension démo- cratique du web. En prodiguant des conseils d’invisibilité, l’artiste désigne l’hypervisibilité implémentée dans la société actuelle. Arguant de son effica- cité préventive dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme, les États, les pouvoirs locaux et les entre-

prises privées ont systématisé l’emploi des caméras de surveil- lance. Celles-ci transmettent, en temps réel, les déplacements et les gestes des passants dans l’es- pace public, mais aussi dans des espaces intermédiaires comme les hôtels ou les supermarchés. L’artiste restitue ces lieux sous la forme d’environnements gra- phiques analogues à ceux réali- sés par les promoteurs immobi-

135 En juin 2018, une enquête du CSA annonçait qu’un Français sur 4 se sent mal à l’aise avec l’utilisation d’Internet. Ces chiffres révèlent une véritable fracture sociale. Le concept d’illectronisme a été forgé sur celui d’illettrisme pour désigner la difficulté et l’incapacité à faire usage des outils numériques connectés. L’enquête est disponible sur https://www.csa.eu/fr/survey/l-illectronisme-en- france (consulté le 12 juillet 2018).

136 Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, op. cit., p. 39.

137 Boris Beaude, Internet, changer l’espace, changer la société : Les Logiques contemporaines de

synchonisation, Limoges, Fyp éditions, 2012, p. 148-149.

138 André Gunthert, L’Image partagée. La Photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 150.

Hit o St ey erl, Ho w Not t o be Seen: A F ucking Didac tic E duc ational.MO V File, 2013, vidéo (c ouleur , son), 14’ , vue de l’ exposition Gr az ed Images pr ésen tée du 28 juin au 8 sept embr e 2015 au C en tr e d’ Ar t C on tempor ain de Vilnius

liers à des fins marketing, au sein desquels les personnages, devenus des silhouettes dépourvues de traits spécifiques, ont perdu leur humanité.

Les enjeux de pouvoirs politiques et économiques en amont et en aval des perfectionnements techniques sont ainsi au cœur du travail plastique et théorique de l’artiste qui a écrit de nombreux essais. Steyerl réalise sa vidéo dans le désert californien, à l’emplacement de plaques de béton fissurées et envahies de mauvaises herbes, qui ont servi de mire de résolution à l’armée de l’air américaine, c’est-à-dire de cible permettant de calibrer les appareils photographiques analogiques embarqués dans les avions militaires. Si l’aban- don du site manifeste l’obsolescence de cette technique, c’est qu’elle a depuis été intégralement remplacée par les drones. Outre l’implication des modifi-

cations techniques, l’artiste sou- ligne donc la parenté entre le dé- veloppement des technologies de l’image, la politique de surveil- lance et l’évolution des stratégies de guerre. Selon le géographe Yves Lacoste, La Géographie, ça

sert, d’abord, à faire la guerre139.

Avec cette œuvre, Steyerl sou- ligne cet usage de la photogra- phie depuis son origine, intensi- fié peut-être davantage encore avec les images fluides.

La vidéo est foisonnante, le propos dense, les liens entre les éléments plus débridés que disciplinés. Les technologies de l’image produisent des si- tuations contradictoires, des projets émancipateurs et des projets assujettis- sants, et c’est précisément ce que démontre l’œuvre d’Hito Steyerl en incor- porant l’usage démocratique autorisé par Internet pour révéler, au revers, sa portée aliénante. L’œuvre amorce ainsi une réflexion sur la portée des technologies sur un monde médiatique particulièrement cacophonique.

b• Le réel et sa représentation dans le contexte géopolitique