• Aucun résultat trouvé

a• L’œuvre comme forme intermédiale

The Pixelated Revolution, une

œuvre de Rabih Mroué présentée pour la première fois en 2012 à la

Documenta de Kassel, se révèle par-

ticulièrement édifiante sur le plan de l’entremêlement des media ar- tistiques et des médias348. L’artiste

d’origine libanaise développe une démarche artistique protéiforme entre théâtre, performance et arts

347 Lev Manovich, « Une esthétique post-média », art. cit.

348 Cette œuvre a fait l’objet d’une analyse plus complète dans Julie Martin, « Du smartphone à la scène ou la pratique de re-territorialisation des images chez Rabih Mroué », Revue Réel-Virtuel, n°7, 2019, [En ligne], http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero7/travailler-flux/smartphone-scene (consulté le 14 juillet 2019). Rabih Mr oué, Pix elat ed Rev olution, 2011, C onf ér enc e non-ac adémique, 50’

visuels. À la croisée de ces disciplines, il réalise des conférences qu’il qualifie de « non-académiques ». Il y sonde l’histoire et l’actualité du Liban et plus largement du Proche-Orient, pour examiner le « pouvoir » des images média- tisées et la distinction entre le vrai et le faux. Dans The Pixelated Revolution, Rabih Mroué attire l’attention du spectateur sur les images de la révolution syrienne, en 2011, avant que celle-ci ne se transforme en guerre civile. En préambule de sa conférence, l’artiste explique avoir recherché sur Internet des images alternatives à celles diffusées par le régime de Bachar al-Assad à la suite de la réflexion d’un ami, qui avait constaté que les opposants filmaient leur propre mort. Il s’attache particulièrement à analyser une vi- déo trouvée sur YouTube349 qu’il intitule Double shooting, afin de souligner

sa particularité d’être réalisée par un Syrien, visant avec son téléphone, le

sniper qui le vise avec son arme. Pourquoi enregistrer sa mort plutôt que

tenter d’en réchapper ? Est-ce vraiment leur mort que filment les résistants syriens ? s’interroge l’artiste.

Les soulèvements arabes ont témoigné du potentiel du web à devenir un réseau d’information et de communication autonome dans un contexte politique liberticide. Bien que le rôle joué par les médias sociaux comme

Facebook ait été relativisé depuis350, il n’en demeure pas moins que l’as-

sociation de trois outils médiatiques, l’appareil photographique combiné à Internet (en particulier les médias sociaux) grâce au téléphone portable, permit aux manifestants de médiatiser sur la scène internationale leur sou- lèvement et la répression dont celui-ci faisait l’objet. C’est une hybridation analogue des media qui est observable dans la conférence de Rabih Mroué. Issu du domaine de la biologie, le terme hybridation désigne le croisement entre deux espèces différentes qui conserve les caractéristiques héréditaires des deux géniteurs. Ainsi l’hybridation maintient-elle une hétérogénéité qui rend apparents certains attributs originels des deux entités réunies. La confé- rence, en intégrant plusieurs médias et media, autorise ceux-ci à coexister en son sein.

Elle met en œuvre un rassemblement des moyens de transmission d’un message : visuels, textuels et oraux. La scène, sur laquelle se présente Rabih Mroué, dépouillée de tout décor, n’accueille qu’une chaise et un bureau. Mais sur celui-ci est posé un ordinateur portable d’où est envoyé, sur un écran placé à l’arrière-scène, un diaporama réunissant des images fixes et en mouvement. Des titres agencent le déroulement de l’allocution avec une notable efficacité discursive et l’humilité graphique d’une présentation uni- versitaire. Rabih Mroué commente oralement les images diffusées à partir d’un texte qu’il a préalablement rédigé.

→ 188

les manifestants, devenus caméra- men, s’adressent entre eux et les injonctions du Vœu de chasteté du Dogme95. À l’écran, l’artiste orga- nise une confrontation de données visuelles saisies par des militants syriens et d’extraits d’œuvres ci- nématographiques créées par les réalisateurs danois. Ce rapproche- ment d’images, qui relèvent du même medium – la vidéo –, mais de deux canaux médiatiques dif- férents, révèle de fortes dichoto-

mies : individu seul contre individus en groupe, scène calme contre scène agitée, déroulement maîtrisé contre déroulement que l’on devine imprévi- sible. Ces oppositions figurent visuellement l’antinomie des deux régimes d’images. Si le Dogme95 est en quête d’authenticité, ses recommandations visent la création d’une œuvre fictionnelle, c’est-à-dire d’une histoire qui ne s’est pas réellement produite ainsi. Au contraire, les vidéos des manifestants ont pour but de témoigner de ce qui est en train de se dérouler, de docu- menter une situation avérée. C’est à la dimension indicielle traditionnelle de l’image qu’il est fait appel dans le cas du film syrien pour apporter un témoignage. La pixellisation des images de la révolution, qui donne son nom à la conférence, leur diffusion sans post-production et leur soustraction à la censure du régime, semblent certifier la réalité du renversement en train de s’opérer. Le geste du collage provoque ici une dé-familiarisation. La si- multanéité des sources informationnelles amatrices et cinématographiques ne vise pas à harmoniser des entités distinctes, mais à en faire émerger, par friction, de nouveaux aspects. L’artiste rend ainsi insolites, voire étrangères, des images auparavant familières ou qui, du moins, pouvaient en avoir l’ap- parence. Mroué parachève son collage en inventant, sur le modèle du texte danois, un manifeste fictionnel adressé aux rebelles syriens et intitulé Liste

de directives sur la façon de filmer une manifestation. Il y énonce que «[t]oute

altération temporelle ou géographique est interdite (c’est-à-dire que le film se déroule ici et maintenant). Le film ne devra pas contenir d’action super- ficielle (tels les meurtres, l’usage d’armes, etc.). Bien sûr, filmer le meurtre

Rabih Mr oué, Pix elat ed Rev olution, 2011, C onf ér enc e non-ac adémique, 50’

est permis, si celui-ci est réel »351.

Les caractéristiques intrinsèque- ment fictionnelles du cinéma sont proscrites au profit d’un enregis- trement adhérant à la réalité des faits. L’artiste prescrit également des conseils de survie : « [n]e fil- mez pas les visages afin d’éviter toute identification, poursuite et arrestation par les Forces de sécu- rité et leurs hommes de main. […] Pour les gros plans, filmez seule- ment les corps. […] Faites attention à ne pas laisser votre téléphone vous échapper des mains et à ne pas le perdre dans la foule. Il pourrait tomber dans les mains des Forces de sécurité, ce qui entraînerait votre poursuite352 ».

L’artiste brise ce ton résolument pragmatique en se référant à l’un des pré- ceptes du dogme95353 : « Les films de genre ne sont pas admis (western,

film d’action, science-fiction, etc.)354». Si cette phrase interpelle le lecteur

dans un contexte cinématographique, elle fait ici figure d’une telle évidence qu’elle sonne comme une note d’humour noir. Les catégories filmiques citées comptent parmi les plus éloignées du réel, la violence y est feinte, parfois ou- trancière au point d’en devenir invraisemblable, à l’opposé des sévices subis par les manifestants, dont Rabih Mroué souligne l’authenticité précisément par le biais de la lapalissade. En écrivant un manifeste factice, préconisant une méthodologie de tournage analogue à deux régimes opposés d’images, l’artiste fait retentir une véritable dissonance, entraînant chez le spectateur un large spectre de ré- actions qui peuvent aller de la dé- rision au malaise.

L’artiste poursuit sa démarche consistant à mêler plusieurs mé- dias en convoquant l’optographie. Selon cette pseudoscience née à la fin du XIXe siècle et rapidement

réfutée, la rétine enregistrerait la dernière image perçue par une

351 Rabih Mroué, « La Révolution pixellisée, conférence non académique », traduit par Thibaut Gauthier, dans Erik Bullot (dir.), Du film performatif, Faucogney-et-la-mer, It: éditions, 2018, p. 134.

Rabih Mr oué, Pix elat ed Rev olution, 2011, C onf ér enc e non-ac adémique, 50’ Rabih Mr oué, Pix elat ed Rev olution, 2011, C onf ér enc e non-ac adémique, 50’

→ 190

de le démontrer l’optographie, l’œil devenu appareil357 pourrait enregistrer

et sauvegarder l’image de ceux qui les visent. Mais, en explorant la vidéo du

sniper image par image, zoom après zoom, Rabih Mroué fait l’amer constat

d’un visage mû en un amas de pixels : « il n’y a rien à voir qu’un visage sans yeux ni traits », conclut-il au terme de son investigation. La technique du

blow up, pas plus que dans le film de Michelangelo Antonioni, ne permet de

découvrir l’identité du meurtrier. Pourquoi donc persister à filmer, si ces vidéos ne nous révèlent pas même les traits des assassins ? Rabih Mroué suppose que l’œil est devenu une prothèse optique incapable d’interpréter ce qu’il visionne. Le manifestant continue à regarder sans comprendre qu’il est peut-être en train d’assister à sa propre mort. « D’ailleurs peut-on vrai- ment voir la mort se produire ? », s’interroge l’artiste. Il évoque une vidéo de l’artiste Sophie Calle (1953-) tentant, en vain, de consigner au moyen d’une caméra le moment où sa mère s’éteint358. L’appareil ne saisit aucun phéno-

mène perceptible, la mort demeure invisible.

La confrontation des images vidéographiques créées par le résistant sy- rien avec le cinéma, avec une science qui transforme l’œil en média, et avec une vidéo issue du champ des arts plastiques, relève de l’intermédialité. Loin de constituer un système théorique clos et homogène, le concept désigne plutôt des processus multiples. Jürgen E. Müller, théoricien des media, le définit comme une approche visant à déceler et à analyser les interactions entre différents médias/media co-présents au sein d’un dispositif. En effet, dit-il, « la notion d’intermédialité se fond[e] sur le fait qu’un média recèle en

355 Rabih Mroué, « La Révolution pixellisée, conférence non académique », art. cit, p. 137. 356 Ibid.

357 Cette fusion œil-appareil évoque le mouvement russe Kino-Pravda (cinéma vérité) montrant grâce à la caméra, qualifiée d’« œil mécanique », la vie elle-même. Les mots de Dziga Vertov, datant de 1923, fonctionnent ici parfaitement : « nous avons voulu faire des films de nos mains nues, des films peut-être maladroits, patauds, sans éclat, des films peut-être un peu défectueux, mais en tout cas des films nécessaires, indispensables, des films tournés vers la vie et exigés par la vie. Nous définissons l’œil cinématographique en deux mots : le montage du “je vois”. » Dziga Vertov cité par Georges Didi- Huberman, « Remonter, Refendre, Restituer », dans Jean-Pierre Criqui (dir.), L’Image-Document, Entre

Réalité et Fiction, Paris, Le Bal ; Images en Manœuvres Éditions, 2010, p. 68-92.

358 En 2012, dans le cadre du festival d’Avignon, Sophie Calle a réalisé au Cloître des Célestins une exposition intitulée Rachel, Monique. Sous la forme d’un hommage public, l’artiste y présente, entre autres, un film enregistrant les derniers instants de sa mère avant son décès.

soi des structures et des possibilités d’un ou de plusieurs autres médias359 ».

Le théâtre lui-même constitue une discipline artistique intermédiale et le concept d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk en allemand) caractérisée par l’utilisation simultanée de plusieurs media artistiques est apparu dès le XIXe siècle, l’opéra wagnérien étant traditionnellement considéré comme

sa réalisation. Theodor W. Adorno mentionne en 1967 un « effrangement des arts360» pour désigner la dissolution des frontières entre les genres artis-

tiques, la façon dont leurs lignes de démarcation se délient. On peut ajouter que Dick Higgins, artiste fluxus et théoricien, utilise le terme d’intermédia dès 1966361, en plein développement du happening. L’artiste insiste sur la

position des œuvres à l’interstice de plusieurs media et sur l’aspect politique de ce geste de décatégorisation. Ce n’est cependant pas cette transgression des frontières médiatiques qui est en œuvre dans le travail de Rabih Mroué, il ne s’agit pas non plus d’une simple apposition des media qui ferait du projet artistique une proposition multimédia. Pour Müller, l’intermédiali- té relève « d’interactions permanentes entre des processus médiatiques qui ne peuvent être confondus avec une simple addition ou juxtaposition362 ».

L’intermédialité complexifie dans The Pixelated Revolution les relations entre fiction et réalité. En effet, les sources sélectionnées par l’artiste portent des ambivalences renforcées par leur coprésence. Avec le dogme95, l’artiste convoque le cinéma et ses images fictionnelles, mais choisit parmi les mouve- ments cinématographiques celui qui recherche un rapport plus authentique au réel. Il en appelle aux sciences, supposées en conformité avec la réalité, mais parmi celles-ci, opte pour l’optographie, une approche qui relève d’un phénomène non réel, fictionnel donc. Cette propriété médiatique mixte est également présente dans les images réutilisées par l’artiste. Si ces dernières proviennent vraisemblablement toutes du web, elles étaient initialement destinées à des médias différents : livres pour les images de l’opto- graphie, cinéma pour les extraits de film estampillé dogme95 et Internet pour les vidéos des ama- teurs syriens.

Ce tressage de media et de médias déjoue les présupposés qui leur sont relatifs et, par consé- quent, les attentes du spectateur. De cette façon, l’artiste ne tente

359 Jürgen E. Müller, « Vers l’intermédialité : histoires, positions et options d’un axe de pertinence »,

Rabih Mr oué, Pix elat ed Rev olution, 2011, C onf ér enc e non-ac adémique, 50’

→ 192

la rencontre de deux médias est un moment de vérité et de décou- verte qui engendre des formes nouvelles. Le parallèle entre deux mé- dias, en effet, nous retient à une frontière de formes et nous arrache à la narcose narcissique. L’instant de leur rencontre nous libère et nous délivre de la torpeur et de la transe dans lesquelles ils tiennent habituellement nos sens plongés364.

L’intermédialité a ainsi produit métaphoriquement un terreau sur lequel la signification de la vidéo initiale peut s’accroître de façon inattendue. C’est tout l’enjeu de Pixelated Revolution : bousculer et alimenter notre expérience d’une vidéo que nous aurions pu voir sur le web, mais dont la réception spontanée aurait certainement été beaucoup moins féconde, notamment en mises en relation et en interrogations diverses.

Selon le théoricien des cultures visuelles Nicholas Mirzoeff, qui reprend les conceptions d’Hans Belting, nous ne pouvons plus penser le medium seul, car les media et les médias sont aujourd’hui intensément mixés365. Cette lo-

gique caractérise l’ordinateur connecté à Internet qui entrelace image, texte et son, qui intègre télévision, et journaux, qui agrège des fils d’actualité de différentes institutions médiatiques, qui propose des émissions de radio fil- mées... Cet assemblage, tel qu’il est mis en œuvre dans Pixelated Revolution, n’entraîne cependant ni fusion, ni dilution, mais une intermédialité. Ainsi le medium n’est plus à penser seul, mais dans sa relation avec les autres.

Outre la coexistence de plusieurs media et médias au sein d’une œuvre, l’ère numérique facilite aussi la déclinaison d’images techniques d’un me- dium ou d’un média à un autre. Une autre logique des nouveaux médias est ainsi intégrée aux œuvres à dimension documentaire : la variabilité qui semble particulièrement caractéristique de ce type de pratiques.