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a• Une altération d e The Americans de Robert Frank

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américain, le photographe réalisa son road trip plutôt dans l’esprit de la beat generation, impré- gné par la désillusion, et saisit sans concession des individus de toutes les classes sociales et de toutes les origines, dans un contexte d’intense ségrégation raciale, loin de la vision glamour et policée du rêve américain. Il s’attacha aux temps faibles plutôt qu’à l’instant décisif, au quotidien plutôt qu’aux événements singuliers, au banal plutôt qu’au spectaculaire, et offrit au spectateur une subjectivité affirmée faite de décadrages et de flous conservés, renouvelant ainsi l’approche documentaire. Le livre, avec la succession des pages, apporte un montage quasi cinématogra- phique où la récurrence du drapeau américain, des voitures, des croix, etc., esquisse une identité américaine entre patriotisme, consommation et ferveur religieuse. Mal accueilli aux États-Unis, l’ouvrage est pourtant rapidement devenu cé- lèbre, comptant aujourd’hui parmi les livres his- toriques de photographie dont le succès ne faiblit pas, comme en témoigne sa récente réédition199.

Imprégné des gestes de recyclage de la post-photographie, Mishka Henner dit appli- quer à la lettre l’idée de « prendre une photogra- phie », comme si elle était déjà-là200. En 2012, il

fusionne les éditions française et américaine201 du livre de Robert Frank. De

la première, il conserve la couverture illustrée d’un quadrillage de cahier

199 Robert Frank, The Americans [1958], Paris, Delpire, 2018, 110 p.

200 Robert Shore, Post-Photography: The Artist with a Camera, Londres, Laurence King Publishing, 2014, p. 8.

201 Le livre original a d’abord été publié par l’éditeur français Robert Delpire en 1958. Les quatre- vingt-quatre photos retenues par l’artiste sont présentées sur la page de droite et accompagnées sur la page de gauche de textes relatifs à l’Amérique du Nord d’auteurs comme Simone de Beauvoir, William Faulkner, Erskine Caldwell, Henry Miller et John Steinbeck. L’année suivante paraît l’édition américaine chez Grove Press. Sa maquette est identique, mais les textes sont remplacés par de courtes légendes indiquant les lieux de prises de vues. Les photographies sont précédées d’une préface écrite par Jack Kerouac.

Rober t Fr ank, Les Améric ains , P aris, Delpir e, 1958, 17 4 p . Mishka Henner , Less Améric ains, s.l., aut o- édition, 2012, n.p .

d’écriture qu’il débarrasse des dessins de Saul Steinberg, dont ne voulait pas plus le photographe américain202. De la seconde, il reprend la préface

de Jack Kerouac, et certains mots des légendes. L’artiste poursuit la soustraction de strates d’in- formation au fil des pages. Après avoir emprunté le livre dans une bibliothèque et en avoir scanné les feuillets, il efface numériquement certaines parties des photographies dans un logiciel de traitement d’image203. Pour chacun des clichés,

il décompose la surface de la représentation en intégrant individuellement les éléments qui le composent à un calque autonome, qu’il supprime ou maintient afin de tester des combinaisons suc- cessives jusqu’à la sélection définitive. Restent alors des formes fragmentées et dispersées, ne suffisant pas à rendre l’image déchiffrable. L’essai de Jack Kerouac qui introduit le livre en anglais est maintenant crédité à l’artiste et poétesse néer- landaise Elisabeth Tonnard (1973-) sans aucune mention de l’écrivain américain. Celle-ci a élimi- né du texte de Kerouac les lettres contenues dans le mot A.M.E.R.I.C.A.I.N.S., laissant une suite in- compréhensible de voyelles et de consonnes. Le titre chez Henner associe dans un jeu de mots

Less, Moins en anglais, et Américains en fran-

çais pour souligner le geste d’effacement réalisé au long des pages. Sur la couverture n’est plus écrit «  Photographies par Robert Frank  », mais « Images par Mishka Henner ». Le glissement ter- minologique témoigne d’un nouveau statut des représentations qui, suite aux modifications su- bies, ne semblent plus pouvoir prétendre à celui de photographie.

L’image technique envisagée comme objet visuel déjà-là et reproductible davantage que

202 Patrick Remy, « Robert Frank, une légende de la photographie aux Rencontres d’Arles », Numéro, http://www. numero.com/fr/photographie/robert-frank-les-americains- Rober t Fr ank, The Americ ans [1958] , Götting en, St eid l, 2018, 180 p . Mishka Henner , Less Améric ains, s.l., aut o- édition, 2012, n.p . Rober t Fr ank, The Americ ans [1958] , Götting en, St eid l, 2018, 180 p . Mishka Henner , Less Améric édition, 2012, n.p .

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tistes s’appropriaient, sans distinction de valeurs, les œuvres de leurs prédécesseurs, les images publicitaires, l’iconographie provenant du ciné- ma ou de la télévision, afin d’en démonter les stéréotypes et l’autoritarisme. La photographie était alors envisagée non pas comme un medium de représentation du réel, ni même un medium autonome dont un artiste pourrait explorer l’es- sence et les limites, mais comme un instrument de reproduction et d’appropriation et constituait l’agent de déconstruction de la pensée moderniste en contaminant les champs de la peinture et de la sculpture204. À cet égard, Robert Rauschenberg

(1925-2008) est considéré comme un précurseur. C’est d’ailleurs à cet artiste que Mishka Henner déclare avoir repris le geste de l’effacement :

j’ai vu une interview de Robert Rauschen- berg, et il a fait une pièce en 1953 appelée « Erased de Kooning » où il a pris un tableau de Willem de Kooning et l’a effacé. C’était un moment où l’expressionnisme abstrait dominait vraiment le monde de l’art et les notions de ce que l’art devait être, et j’avais l’impression que cela pouvait être vraiment intéressant à explorer205.

204 Douglas Crimp, Pictures, S’approprier la photographie. New

York 1979-2014, traduit par Nicolas Paul, Cherbourg-Octeville, Le

Point du Jour, 2016, 216 p.

205 « I saw an interview with Robert Rauschenberg, and he made a piece in 1953 called “Erased de Kooning” where he took a painting by Willem de Kooning and erased it. It was a time when abstract expressionism had kind of really dominated the art world and dominated notions of what art should be, and I felt like I really thought that it could be an interesting thing to explore. » Mishka Henner dans Stacey Baker, « Erasing “The Americans” »,

The 6th Floor (The New York Times Magazine), https://6thfloor.

blogs.nytimes.com/2012/02/28/erasing-americans, 28 février 2012 (consulté le 28 juin 2018). Mishka Henner , Less Améric ains, s.l., aut o- édition, 2012, n.p . Rober t Fr ank, The Americ ans [1958] , Götting en, St eid l, 2018, 180 p . Mishka Henner , Less Améric ains, s.l., aut o- édition, 2012, n.p .

Avec Erased de Kooning, Rauschenberg a cherché à produire une œuvre par l’élimination de l’intervention du créateur originel, que seul le titre ajouté par Jasper Johns (1930-) rend per- ceptible. Cet acte constituait une contestation éclatante de la figure sacrée de l’auteur, dont l’hégémonie a été critiquée par Roland Barthes et Michel Foucault, quinze années plus tard206. En

« s’attaquant » à un livre de photographie aussi canonique, Henner se demande, dans une atti- tude tout à fait postmoderniste, que créer après Robert Frank, alors que tout est déjà enregistré.

Toutefois, la référence à Rauschenberg dans l’œuvre de Mishka Henner semble rapidement se heurter à un écueil, car l’artiste américain s’at- taquait à une œuvre dessinée, originale, existant en un unique exemplaire. Le geste était révolutionnaire, car il détruisait à tout jamais l’œuvre. Dans le cas de Less Américains, Henner altère des copies numériques d’un livre tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, lui-même composé de photographies par nature copiables. Si bien que la portée subversive, sur ce plan, est très faible. De plus, les gestes d’appropriation et de modification sont devenus un langage courant à l’ère de la reproductibilité numérique. Des plateformes de partage d’images et des bases de données permettent de voir et de copier des images existantes. L’usage relativement intuitif des logiciels de traitement d’image a permis la banalisation de la modification et de l’autoproduction. Toutefois, en altérant un ouvrage culte, Henner a soulevé de vives protes- tations et en conclut qu’« [i]l y a une fétichisation du travail vintage où les images sont considérées comme intouchables207 ». En appliquant à une

création canonique des gestes devenus ordinaires à l’aide d’une technologie récente tout aussi répandue, Henner nous permet de saisir combien la notion de propriété, quand elle porte sur des données numériques, s’est dissoute en faveur d’une conception collective des biens et combien ces usages devenus banals entrent en contradiction avec des systèmes de pensée plus anciens.

D’autre part, le rapprochement opéré entre les œuvres Erased de Kooning et Les Américains, créées par coïncidence la même année, invite à analyser les images de Frank sous le prisme du retrait et de l’effacement. Selon W.J.T Mitchell, Robert Frank opère par coupe, par décapitation :

Ce motif de la «  décapitation  » parcourt Les Américains. Parfois explicitement, comme dans Store Window – Washington 0.C. [A.M 59] où la tête d’Eisenhower semble flotter à côté d’un mannequin

Rober t Rauschenber g, Er ased de K ooning Dr awing, 1953 , tr ac es d’ encr e et de cr ay on sur papier , 64. 1 × 55.2 cm

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Fresnault-Deruelle se réfère, d’autre part, à la figure de la litote pour dé- signer le procédé de Frank qui maintient l’événement hors-champ : de la parade ou du rodéo, le lecteur ne voit que le public attentif à un spectacle qui lui échappe, des funérailles il ne perçoit que les chauffeurs des voitures attendant en retrait la fin de la cérémonie, du motorama il ne discerne que les jeunes garçons assis dans un véhicule. Le travail de Frank est ainsi sin- gularisé par un défaut de visibilité de l’événement, que vient manifester et radicaliser le geste de suppression d’Henner.

Plutôt que de produire une nouvelle étude visuelle de la civilisation américaine, Mishka Henner s’interroge sur la portée de l’entreprise docu- mentaire. Dans son remake209, comme il le désigne, il reste des silhouettes

en creux, des drapeaux américains qui ont perdu leurs étoiles, des formes devenues méconnaissables. Les éléments maintenus, qui semblent flotter dans l’espace blanc, ne constituent que de bien maigres indices qui ne per- mettent de restituer ni la scène, ni le lieu, ni le moment. Les images ont été ainsi « vidées » jusqu’à ce que leur sujet documentaire et leur iconicité disparaissent. Les légendes, parcellaires, ne contiennent plus que des noms de lieux génériques ou de grandes villes. L’artiste explique en interview, qu’il a travaillé chez Panos Picture, une agence photographique qui réalise des reportages à dimension sociale pour les médias. Il ajoute qu’il s’est peu à peu mis à douter de l’efficience documentaire de la photographie, particu- lièrement de sa capacité à « changer les choses et les perceptions210 », et qu’il

a alors orienté son activité vers l’art. Il crée Less Américains la même année qu’il quitte son agence, témoignant ainsi du trouble qui le saisit sur l’entre- prise documentaire que Frank, déjà, avait sondée. Sans apporter de réponse définitive quant à ce que serait une documentation efficiente à l’ère du flux des images, de la banalisation de l’appropriation et de la remise en circula- tion, l’artiste fait le choix d’une stratégie de soustraction de photographies déjà-là plutôt que d’un ajout de nouvelles, en assumant le paradoxe de créer pourtant de nouvelles représentations.

208 W.J. T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, op. cit., p. 289. 209 https://mishkahenner.com/Less-Americains (consulté le 11 juillet 2018).

210 Joël Vacheron, Pouvez-vous nous parler. Mishka Henner. Interview par Joël Vacheron, Le Locle, Musée des Beaux-Arts Le Locle, 2016, p. 4. [En ligne], http://www.mbal.ch/mbalwp/wp-content/ uploads/MBAL-HENNER-FR.pdf (consulté le 28 juin 2018).