• Aucun résultat trouvé

Tout en divergeant par bien des aspects de l’œuvre précédente, particulièrement en procédant par ajout plutôt que par retrait, War Primer 2 de Broomberg & Chanarin a en commun avec celle-ci d’engager une réflexion sur le présent à partir de l’appropriation d’un livre de référence. Il ne s’agit toutefois pas d’actualiser l’œuvre, c’est-à-dire de la «  réécrire  » à l’aune d’un nouveau contexte, mais plutôt d’en composer la suite à la manière d’un se-

quel, terme qui désigne la continuation d’une œuvre

littéraire, cinématographique ou télévisuelle au sein d’une nouvelle.

L’œuvre intitulée War Primer 2, avec laquelle les artistes ont remporté le Deutsche Börse Photography Prize 2013211, propose

en effet un prolongement de L’ABC de la guerre (Kriegsfibel) de Bertolt Brecht (1898-1956). Le dramaturge allemand réalise l’ouvrage avec sa collabora- trice Ruth Berlau (1906-1974) à partir de 1944 et y présente ce qu’il nomme des « photo-épigrammes » : des images de la Seconde Guerre mondiale issues de la presse et mises en relation avec des quatrains qui viennent prolonger le sens des photographies. Georges Didi-Huberman qui a analysé le Kriesgsfibel dans Quand les images prennent position, en retrace la genèse :

Une première version fut achevée dès 1944-1945, alors que Brecht se trouvait encore aux États-Unis : elle fut offerte par le dramaturge à son ami Karl Korsch et se trouve, aujourd’hui encore, dans les ar- chives léguées par celui-ci à la bibliothèque Houghton de Harvard. Trois autres versions l’auront suivie – la troisième étant celle impri- mée à Berlin-Est, comprenant soixante-neuf planches – en attendant que vingt planches supplémentaires, censurées en 1955, ne soient publiées en 1985 par Klaus Schuffels puis, en 1994, par l’édition Eulenspiegel212.

L’historien de l’art rappelle également que certaines des photographies qui y figurent avaient déjà été utilisées par Brecht dans son Journal de tra-

vail (Arbeitsjournal). Quant aux diverses traductions qui ont suivi, elles n’in-

tègrent pas les mêmes photographies et proposent des agencements diffé- rents des planches. Plutôt que constituer une version unique et définitive, l’œuvre de Broomberg & Chanarin rejoue ces variations successives, non pas tant cette fois par les contenus qu’à travers les formes éditoriales. La première mouture du duo est réalisée à partir de la publication anglaise de 1998, parue chez les éditions Libris sous la direction du chercheur spécia-

Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, 108p

→ 128

successifs. Chez le dramaturge, le contenu n’a cessé d’être amendé, par des déplacements, des retraits ou des ajouts afin, entre autres, d’échapper à la censure, certaines parties étant considérées comme « trop pacifistes » par l’Office pour la Littérature de Berlin-Est. Exempts des soucis de proscription en cours dans la RDA post-guerre-mondiale, les deux artistes anglais ont, quant à eux, été attentifs à intégrer les conditions de diffusion du projet dans l’élaboration de celui-ci. Produite manuellement, et donc à tirage limité, la première version a rapidement été épuisée et face à sa raréfaction, son prix a considérablement augmenté. L’existence d’une édition à faible tirage et donc de « luxe » a immédiatement été perçue comme une trahison du projet brechtien. Pour contrer cette situation, qu’ils considèrent eux aussi comme contradictoire avec le livre d’origine, les artistes ont alors proposé des versions numériques gratuites et téléchargeables en ligne, depuis leur site215 et celui de leur éditeur216, et une version papier, que les conditions

de reproductibilité technique permettent de produire et commercialiser à un coût réduit. Tout en reconnaissant la qualité des rapprochements icono- graphiques de War Primer 2, l’artiste anglais Lewis Bush (1988-) a créé une nouvelle version en PDF intitulée War Primer 3, disponible gratuitement en ligne217. Il explique avoir retravaillé le livre de Broomberg & Chanarin pour

proposer une méditation sur l’inégalité, le travail et le capital. En restruc- turant le livre autour du texte du poème de Brecht, A Worker Reads History, et en y ajoutant de nouvelles images et de nouveaux textes, une troisième incarnation du livre voit le jour, conçue pour rendre hommage « aux nom- breux anonymes qui font tourner les moteurs du monde », selon les mots de l’artiste218. Outre l’existence de War Primer 2 dans une version luxueuse,

qui était alors la seule disponible, il s’agit pour Lewis Bush de dénoncer les

213 Brad Feuerhelm, « Broomberg & Chanarin Discuss God, Human Suffering and the Act of “Divine Violence” », American Suburb X, http://www.americansuburbx.com/2013/05/asx-interview-broomberg- chanarin-divine-violence-2013.html, 20 mai 2013 (consulté le 4 juin 2018).

214 Alex Jackson, « Deutsche Börse Prize: Adam Broomberg and Oliver Chanarin », Port Magazine, http://www.port-magazine.com/art-photography/deutsche-borse-prize-adam-broomberg-and-oliver- chanarin, 26 avril 2013 (consulté le 15 mai 2018).

215 http://www.broombergchanarin.com/#/war-primer (consulté le 28 juin 2018). 216 http://www.mackbooks.co.uk/books/12-War_Primer_2.html (consulté le 28 juin 2018). 217 http://www.lewisbush.com/war-primer-3 (consulté le 25 juin 2018).

218 « to the anonymous many who keep the engines of the world turning. » Ibid. [traduction personnelle].

modes de production de l’art où de nombreux assistants travaillent gratui- tement sans jamais être crédités, comme cela a été le cas, selon ses dires, pour la réalisation de War Primer 2219. L’artiste a également réalisé une vi-

déo présentant le feuilletage synchronisé des quatre éditions successives : le Kriesgsfibel originel, la première traduction en anglais sous le titre War

Primer, puis War Primer 2 et War Primer 3220.

Pour War Primer 2, en puisant le matériel iconographique sur le web, Broomberg & Chanarin actualisent la façon de se procurer des images :

Nous avons d’abord lu un essai de David Evans à ce sujet et ensuite récupéré le livre original qui traînait dans notre studio depuis des années ... […]. Nous avons commencé comme Brecht, en découpant des images de journaux en papier, mais nous avons rapidement ré- alisé (en suivant le dicton de Brecht de ne pas « suivre les bonnes vieilles choses, mais les mauvaises nouvelles choses ») que si Brecht était vivant, il fouillerait Internet, et ne serait pas assis dans une bibliothèque britannique. Le livre est vraiment sur la façon dont les stratégies photographiques (en particulier pour documenter la guerre) ont changé en seulement 50 ans. Maintenant tout le monde a un appareil photo, depuis les drones, jusqu’aux grand-mères, et chacun offre une autre vision politique du même événement. Nous voulions analyser ce nouveau terrain de jeu221.

Dans les années 1940, à l’ère de la reproductibilité mécanique, Brecht découpait des images dans la presse imprimé. À l’ère de la reproductibi- lité numérique, c’est inévitablement sur Internet que le duo récupère des

images. Les deux artistes dévoilent ainsi une nou- velle iconographie. Alors que la Seconde Guerre mondiale est marquée par la photographie aé- rienne, c’est l’imagerie issue de la vidéosurveil- lance qui caractérise la « guerre de la terreur », se- lon le nom donné par l’administration américaine du président George W. Bush aux campagnes mi- litaires conduites en réplique aux attentats du 11 septembre 2001. Sur une photographie aérienne de l’armée allemande bombardant Londres, un photo- gramme d’une vidéo de surveillance montre l’un des terroristes du 11 septembre (planche  24), et les soldats de l’armée allemande en déroute sont dissimulés par un photogramme extrait du CCTV

219 On pourrait ajouter que le rôle de Ruth Berlau dans Kriesgsfibel n’est pas systématiquement mentionné.

220 Disponible sur https://vimeo.com/249787739 (consulté le 25 juin 2018).

Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 24

→ 130

en 2008, barre le portrait de Goebbels sous lequel est écrit « même mon pied-bot semble un faux au- jourd’hui  » (planche  31). La photographie prise par David Surowiecki des corps chutant du World Trade Center enflammé recouvre une partie de la planche initiale en alignant les murs du monument américain à ceux du bâtiment en ruine de la pho- tographie choisie par Brecht (planche 75). Le cli- ché pris dans la prison d’Abou Ghraib de Lynndie England tenant un détenu en laisse, masque tota- lement l’image d’autres prisonniers politiques : les Français captifs des Allemands, de retour dans leur pays (planche 76).

Ce n’est pas tant la violence de la guerre, ni même la brutalité des photographies de guerre, qui sont la cible des auteurs, mais le contrôle de la per- ception que nous avons des conflits au moyen des images. Sans développer cet examen qui fera l’ob- jet de notre troisième chapitre, notons que les ou- vrages War Primer 1 et 2 proposent une critique du photojournalisme en examinant l’impact des images des médias dans la structuration de notre vision du monde et plus particulièrement notre compréhen- sion des affrontements. Déjà Brecht écrivait :

Le formidable développement du photojour- nalisme n’a pratiquement pas contribué à la révélation de la vérité sur les conditions de ce monde. Au contraire, la photographie, entre les mains de la bourgeoisie, est devenue une arme terrible contre la vérité. La grande quan- tité de matériel photographié qui est dégonflé quotidiennement par la presse et qui semble avoir le caractère de la vérité ne sert en réa- lité qu’à obscurcir les faits. L’appareil photo

222 Broomberg & Chanarin ont utilisé à nouveau cette image pour leur série Portable Monument (2012).

223 Cette problématique sera développée plus amplement dans le troisième chapitre.

2011, Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 31 Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 75

est tout aussi capable de mentir que la machine à écrire224.

Brecht développe alors une approche pédago- gique dont témoigne le titre de l’ouvrage en évo- quant dans ses diverses traductions des manuels éducatifs à destination des enfants. Cette volonté didactique est également énoncée dans l’intro- duction de Ruth Berlau à l’édition de 1955 du

Kriegsfibel (absente des éditions en anglais de Libris

et de Verso) :

enseigner l’art de lire des images. Parce que c’est, pour les non-initiés, aussi difficile de lire une image que n’importe quel hiéroglyphique. La grande igno- rance sur les relations sociales, que le capitalisme entretient méticuleusement et brutalement, trans- forme les milliers de photos des magazines illustrés en véritables tablettes hiéroglyphiques, indéchif- frables pour le lecteur qui ne se doute de rien225.

L’ouvrage s’achève dans sa version anglaise, par le vers suivant  : « [a]pprenez à apprendre et jamais ne le désapprenez ! ». L’efficience pé- dagogique résulte du montage. Dans l’édition War Primer de 1998, les images et leur agencement ne produisent ni narration ni harmonie, plu- tôt des dissonances. À l’intérieur des images, cohabitent bourreaux et vic- times (planches 49 et 57), soldats et civils (planches 52 et 59), soldats et enfants (planches  55 et 72), frères ennemis (planches  65). La succession des images, page après page, engendre une dislocation des corps : jambes et buste (planches 43 et 44, 50 et 51), tête et main (planche 53 et 54), ponc- tuée par l’évocation de l’aveuglement à travers des êtres aux yeux blessés (planches 61, 66 et 52). Pour Georges Didi-Huberman :

On ne montre, on n’expose qu’à disposer : non pas les choses elles- mêmes – ce serait en faire un tableau ou un simple catalogue –, mais leurs différences, leurs chocs mutuels, leurs confrontations, leurs conflits. La poétique brechtienne pourrait presque se résumer à un art de disposer les différences. […] C’est cela le montage : on ne montre qu’à démembrer, on ne dispose qu’à « dysposer » d’abord. On ne monte qu’à montrer les béances qui agitent chaque sujet en face de tous les autres226.

Il est assez clair que Brecht ne prend parti ni pour un camp ni pour l’autre, que selon lui personne ne sort vainqueur des conflits, que la guerre

224 « The tremendous development of photojournalism has contributed practically nothing to the revelation of the truth about the conditions in this world. On the contrary, photography, in the hands

Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 7 6

→ 132

thie pour les protagonistes auxquels il s’identifie, ou admet les événements comme un sort impossible à conjurer. Dans le théâtre épique de Brecht, le spectateur doit prendre conscience du caractère illusoire du théâtre. Pour cela, le dramaturge recourt à un ensemble de procédés qui rompent l’illu- sion théâtrale : le comédien, par exemple, s’adresse au spectateur, il inter- rompt le récit et supprime le quatrième mur. Le théâtre épique montre et se montre, une dialectique s’instaure alors non pas entre les personnages sur scène, mais entre la scène et la salle, entre le spectacle et les specta- teurs, et c’est cette dissociation qui permet au spectateur de voir la repré- sentation théâtrale comme une parabole des rapports sociaux généraux, ce que Brecht nomme la distanciation. Le Kriegsfibel joue en permanence de la contradiction, du retournement pour instaurer une approche contradictoire analogue. Georges Didi-Huberman montre que la dialectique brechtienne s’inscrit dans une double histoire, celle de la philosophie hégélienne et celle de l’héritage de la critique marxiste227. Chez Hegel, la pensée n’est pas un

double de la réalité, mais sa description et la dialectique vise à résoudre un problème. Dans la méthode marxiste, les rapports de production (les outils et les relations qui s’instaurent entre les individus autour de la production) déterminent la pensée, et l’entreprise dialectique vise la transformation de la société. La dialectique brechtienne ambitionne de changer le monde tout en restant irrésolue, en maintenant un principe d’incertitude dont le montage est l’appareil puisqu’il « rend équivoque, improbable, voire impossible, toute autorité de message ou de programme. C’est que, dans un montage [...], les éléments – images et textes – prennent position au lieu de se constituer en discours et de prendre parti228».

L’ajout d’images par Broomberg & Chanarin prolonge l’entreprise brechtienne. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les artistes désignent cette œuvre sous le terme de sequel229. Ce mot issu du champ cinématographique

désigne une suite, ce qu’indique également le titre anglais de l’œuvre de

227 Dans son article consacré à l’œuvre de Broomberg & Chanarin, Bernadette Buckley dresse un rapide état des lieux de la production théorique sur les liens que Brecht entretenait avec le marxisme. Elle note le désaccord des chercheurs en particulier sur la mise en œuvre de la pensée marxiste dans la production artistique du dramaturge, complètement intégrée pour certains, au contraire autonome pour d’autres. Bernadette Buckley, « The Politics of Photobooks: From Brecht’s War Primer (1955) to Broomberg & Chanarin’s War Primer 2 (2011) », art. cit.

228 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit., p. 118. 229 http://www.broombergchanarin.com/#/war-primer (consulté le 28 juin 2018).

Brecht suivi du chiffre  2. Au sein de War Primer

2, la sérigraphie et le collage, qui procèdent par

recouvrements, forment des strates successives d’images et de textes telles des couches géologiques. Les données initiales restent plus ou moins discer- nables sous les nouvelles informations créant alors les conditions d’un dialogue. Entre l’image origi- nelle et celle qui la recouvre s’ouvre sur chaque planche un espace qui redouble la rhétorique bre- chtienne proposant une continuation de l’ouvrage initial. La planche 23 de War Primer 2, présentant la vue aérienne d’un nuage de fumée qui s’échappe de plusieurs bâtiments détruits, est partiellement recouverte par la photographie montrant l’arrivée du deuxième avion sur les Twin Towers enflam- mées. L’épigramme de Brecht : « Leur passage, une fumée le fit voir/Fils du feu, mais de la lumière nullement/Et d’où venaient-ils ? De la nuit noire./ Et pour aller où ensuite ? Au néant230 » est alors

effroyablement ranimé. David Evans, historien de la photographie, à l’origine du texte sur L’ABC de

la guerre qui a suscité le travail des deux artistes,

raconte qu’en examinant la planche 23, il a pensé à l’histoire des avions de guerre : « [a]près la Seconde Guerre mondiale, les bombardiers devenus super- flus ont été réaménagés pour servir le tourisme de masse naissant. De manière ingénieuse, terrifiante, on pourrait affirmer que les avions civils ont retrou- vé leur fonction initiale lors des attentats de sep- tembre231. » Sur la planche 49, le corps de l’homme

japonais qu’un GI vient de tuer est prolongé par la superposition de l’image, prise à Abou Ghraib, du cadavre d’un irakien à côté duquel pose fièrement, près de soixante années plus tard, un autre soldat américain. Les images démontrent que la même fu- mée s’élève des décombres bombardés et que les soldats tuent toujours de supposés ennemis. Mais les photographies sont aussi devenues des armes de combat quand l’événement est organisé pour pro- duire de l’image ou encore quand la torture phy-

Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 23 Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 49 Br oomber g & Chanarin, W ar Primer 2, Londr es, Mack, 2011, planche 63

→ 134

le Life Magazine du 19 juin 1944 où la légende l’accompagnant attri- buait la piètre qualité du cliché à l’urgence de la prise de vue : « [l]’im- mense excitation du mo- ment a poussé le photo- graphe Capa à bouger son appareil photo et à brouiller la photo232  »,

pouvait apprendre le lecteur. Le flou était alors considéré comme un gage d’authenticité. Un second récit entoure la prise de vue de l’image devenue iconique : resté près d’une heure trente sur la plage du débarquement, Capa aurait utilisé toute sa provision de films (entre 72 et 144 négatifs), mais un accident dans la chambre noire de Life à Londres aurait détruit le 7 juin la plupart des clichés, épargnant seulement quelques-uns qui restèrent for- tement endommagés. Cette histoire serait plus hagiographique qu’acadé- mique, selon l’historien A.D. Coleman233 ; Capa aurait réalisé tout au plus

une dizaine de clichés pendant les trente minutes de sa présence sur la côte. Le nombre réduit de photographies ne serait pas imputable à la destruction accidentelle des rouleaux, mais à la rapidité du déroulement de la prise de vue, mettant à mal l’héroïsation du reporter de guerre. Bien avant les investigations de Coleman contrariant l’histoire institutionnelle, la mise en doute des récits autorisés est déjà à l’œuvre dans le quatrain de Brecht : « En ce petit matin de juin près de Cherbourg/L’homme du Maine sortit des flots et marcha/Selon les communiqués contre l’homme de la Ruhr/C’était en fait contre l’homme de Stalingrad234 ». Les deux altérations portées aux

images – celle soi-disant chimique de l’opérateur maladroit à Londres et celle numérique – résonnent alors d’autant plus. Involontaires ou délibérées,

232 « Immense excitement of moment made Photographer Capa move his camera and blur picture ». Anonyme, « Beachheads of Normandy », Life, volume 16, no25, 19 juin 1944, p. 27 [traduction

personnelle].

233 A.D. Coleman, « Une autre histoire. Les photos du Débarquement de Robert Capa »,

Études photographiques, n°35, 30 mai 2017, [En ligne], http://journals.openedition.org/

etudesphotographiques/3680 (consulté le 7 juin 2018). 234 Bertolt Brecht, L’ABC de la guerre, op. cit., p. 113.

19 juin 1944, p

ces altérations en post-production invalident l’idée que la mauvaise quali- té des images garantirait une forme d’authenticité. Pour Hito Steyerl, ces photographies maladroites, auxquelles elle a consacré un essai, paraissent véridiques235 car nous les croyons livrées brutes, sans intervention qui ma-

nipulerait la représentation236. Mais si ces images sont des preuves, ce sont

seulement celles de l’« incertitude du documentarisme », dit-elle, car « [p] arfois sombres, floues ou mal cadrées, elles montrent peu de choses, si ce n’est leur propre agitation. Plus elles sont immédiates, moins il y a à voir237».

La confrontation dialectique déjà à l’œuvre dans la version originale du

Kriegsfibel se rejoue dans War Primer 2, mais cette fois entre les anciennes

et les nouvelles images. La superposition produit des anachronismes que le contraste entre les valeurs de gris et les couleurs rend plus manifestes en- core. Dans War Primer 2, l’exposition conjointe d’époques éloignées, d’évé- nements lointains, de lieux espacés, de techniques différentes d’enregistre- ment provoque des chocs, un questionnement incessant, c’est-à-dire une