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Ce dernier point est cependant à nuancer. Plusieurs constats soulignent en effet les limites d’une analyse qui verrait dans l’accompagnement un ensemble de tâches bien définies engageant un rôle différent de celui des équipes de soin. Le premier est que tous nos interlocuteurs ne partagent pas au même point que le psychiatre que nous venons de citer une préoccupation pour les risques de confusion qu’entretiendrait le cumul des rôles et des fonctions auprès des patients. Certains professionnels de la psychiatrie évoquent les tâches d’accompagnement dans le logement sans sembler penser qu’elles puissent interférer, si ce n’est en termes de temps de travail, avec leurs missions de soin ou même qu’elles soient d’une autre nature que les tâches qui se rattachent à ces dernières. Dans un certain nombre de cas il est possible que cette nuance tienne à la faible implication de notre interlocuteur dans le travail d’accompagnement au quotidien, dont il ne percevrait pas nécessairement tous les enjeux. Mais ces positions sont également le fait d’équipes où la fonction d’accompagnement dans le logement n’est pas isolée du travail de psychiatrie de secteur mais est concrètement distribuée parmi l’ensemble des intervenants de secteurs, et où les tâches dévolues à une équipe dédiée sont peu nombreuses et pensées comme relevant de la pure administration.

A cet égard le contraste que nous avons dressé entre activité sur la maladie et activité sur la réalité, s’il peut sembler aller de soi, s’inscrit de fait dans une longue filiation de théorisation et de débat sur la nature et les enjeux du travail psychiatrique hors de l’institution auprès de personnes souffrant de troubles psychotiques inspirées de la psychanalyse. (Diatkine, 1954) Toutes les équipes ne partagent pas ces positionnements théoriques, soient qu’elles considèrent que la thérapie correspond à des procédures extrêmement circonscrites relevant de gestes médicaux techniques comme la prescription ou l’administration de certains traitements ou psychothérapies, soit à l’inverse que la thérapie est abordée comme un travail relationnel pouvant se développer dans un ensemble

191 de situations extrêmement diverses. Dans les deux cas des tâches relevant pour d’autres équipes de l’accompagnement dans le logement peuvent être prises en charge dans ces équipes par des personnels soignants, soient que ces derniers considèrent qu’elles sont extérieures au soin tout en relevant d’une mission de resocialisation ou de travail sur l’autonomie de leur ressort, soit au contraire qu’ils considère qu’elles font intégralement partie du soin.

Cette seconde position est celle dans notre échantillon d’une association de secteur dont ses responsables nous disent qu’elle mobilise l’ensemble de l’équipe du CMP sans que soit distingué le temps consacré à l’association ou au travail de secteur ni la fonction associative ou de secteur. De fait cet entretien est le seul dans lequel nous avons du mal à identifier nos interlocuteurs, l’entretien se déroulant dans une pièce du CMP où les membres de l’équipe entrent et s’installent, participent à un moment de la discussion puis ressortent, au total une dizaine de personnes contribuant à l’entretien. La discussion met en scène l’informel et la désorganisation, les membres de l’équipe parlant vite, passant du coq à l’âne, en rajoutant sur la complexité et soulignant l’indétermination et les limites de chaque fait qu’elles me présentent. L’association revendique une fonction de réinsertion sociale bien que ses activités se concentrent sur le l’accompagnement dans le logement. [Equipe de secteur, appartements de secteur, #22]

La première position est tenue à l’inverse par un chef de service président d’une association qui ne vise, pour lui, qu’à porter administrativement et financièrement la sous- location des appartements aux patients de son service, l’accompagnement à domicile ressortant pour lui du travail de secteur : « Après, parce que autrement simplement les rééduquer à la vie autonome, on peut le faire aussi s’ils ont un logement. C’est en activité de secteur ça. Donc c’est de la visite à domicile, donc qu’on le fasse sur notre appartement à nous ou qu’on le fasse sur un autre, c’est la même chose. A part qu’on n’a pas beaucoup de personnel aussi, bon. » [Psychiatre, appartements de secteur, #56]

Pour ces deux équipes accompagner les personnes dans les appartements fait donc partie des missions de secteur : porter des meubles, aider à nettoyer un appartement ou dans des réparations, accompagner dans des démarches administratives sont autant de tâches qui, quand il faut les accomplir, relèvent du travail de l’équipe psychiatrique. La différence entre les perspectives de ces deux équipes tient à la place de l’association comme instrument dans le travail de soin et d’accompagnement : la première considère en effet que l’association joue elle-même un rôle dans le processus de soin, d’où l’importance accordée à l’implication de l’ensemble du groupe soignant comme des patients dans des activités

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clairement identifiées comme relevant de l’associatif ; lorsque pour le psychiatre que nous citions l’existence de l’association est quasiment transparente pour les professionnels comme les personnes. Pour les premiers l’association est un cadre à une forme de travail spécifique susceptible d’être mis en œuvre par l’ensemble de l’équipe alors que pour le second elle n’est qu’un outil qui concerne effectivement un petit nombre d’intervenants.

Ces exemples amènent l’observation suivante. Dans ces services les tâches prises en charge par une équipe dédiée sont limitées pour l’essentiel au secrétariat et à la comptabilité, et les tâches à domicile, quelle que soit leur qualification exacte – thérapie ou accompagnement -, relèvent dans l’ensemble du travail de secteur. Par contraste d’autres services développent une conception très extensive du rôle dévolu à l’accompagnement et, de façon plus générale, on ne peut que constater la très grande diversité des façons de mettre en œuvre la division du travail entre équipes de soin et d’accompagnement. Ainsi dans cette association hospitalière, l’installation dans le logement, c’est-à-dire à la fois la recherche et le choix du logement, l’achat éventuel de meubles et le déménagement, sont pris en charge par l’équipe de secteur, l’association se contentant d’assurer la gestion de la sous-location et de veiller au bon entretien du logement.

C'est l'équipe qui va chercher l'appartement, c'est pas nous ! C'est pour ça que j'ai dit tout à l'heure qu’on n’est pas une agence immobilière ! Sauf quand on a un appartement sur le marché. [Infirmier retraité, appartements de secteur, #12] Les interventions de l’équipe d’accompagnement se limitent ici à répondre aux demandes des patients ou des équipes de soin en cas de problème dans le logement, à fournir un appui financier à certaines actions et à assurer une visite annuelle des appartements afin de vérifier qu’ils restent en bon état. Par contraste l’ensemble des tâches laissées dans cet arrangement à l’équipe de secteur est, dans telle autre association de secteur, pris en charge par une équipe dédiée composée de quatre personnes bien identifiées : monter le projet avec les personnes, trouver un appartement, mettre en place les contrats de sous-location, installer les personnes et leur rendre visite régulièrement pour veiller sur leur façon d’habiter.

De même, après l’ouverture du logement certaines équipes mettent en œuvre un accompagnement quotidien dans certaines tâches telles que la préparation des repas quand d’autres équipes considèrent qu’il s’agit là de tâches relevant du secteur si elles doivent être mises en œuvre. Certains services d’appartements accompagnés proposent à leurs bénéficiaires des activités culturelles, de loisir, voire de travail quand ces tâches relèvent encore une fois ailleurs des secteurs.

193 Cette variabilité est d’autant plus complexe à analyser qu’elle se nourrit à la fois de la labilité des pratiques, de la variabilité des tâches concernées et des acteurs impliqués. Premièrement, dans de nombreux services, et notamment parmi ceux issus des équipes de secteur, la définition des interventions se fait souvent dans le cours de l’action, de sorte que la qualification d’un acte comme relevant de l’accompagnement ou du soin ne peut souvent se faire qu’à l’issue de sa mise en œuvre. Ce point est bien souligné par cette citation de la responsable associative qui définissait son action comme relevant de « la bobologie » de l’appartement :

Q : Finalement aller changer une ampoule chez la personne qui ne sait pas le faire, enfin, qui ne peut pas le faire, peu importe pourquoi, c'est [l’Association] ou c'est...?

Eh bien, c'est [l’Association].

Q : Mais en même temps, si c'est parce qu'elle a peur de s'électrocuter. Et si vous deviez cocher une case pour dire ce que vous aviez fait....

Pour l'ampoule? Je mettrais [l’Association]. Alors, oui et non. Tout dépend. Tout dépend, parce que quand on va changer l'ampoule, on ne va pas que changer l'ampoule! On va quand même discuter avec le patient, le patient a des choses à nous dire. Donc, en fonction de ce que réellement, qu'est-ce qui va nous avoir mangé le plus de temps? Et qu'est-ce qu'on va vraiment avoir fait pour que je mette une case dans l'un ou une case dans l'autre. Si j'avais une case à mettre. Oui, si finalement mon temps a été plus de discuter avec le patient, d'aborder je ne sais quoi. Je vais considérer que c'est vraiment du temps de soignant. Si ça va vraiment juste être venir faire un dépannage et qu'on va juste se dire : «- Ça? - Ça. », ça va être de [l’Association]. Mais on ne calcule pas ça comme ça. Parce que globalement, c'est évident qu'on fait peu de temps purement [Association] sur notre travail. [Educatrice spécialisée, appartements de secteur, #36]

La protocolisation et la formalisation des pratiques qui tend à gagner pourrait induire chez les professionnels un rapport différent à leur travail, qui pourrait conduire à terme à nuancer jusqu’à un certain point ces analyses, mais dans les conditions de travail actuelles de la plupart des équipes de secteur il est difficile le plus souvent d’identifier a priori la nature du travail accompli auprès des personnes.

Deuxièmement, on l’a souligné au début du chapitre précédent, les équipes ont des conceptions et des approches plus ou moins extensives de ce qui fait la matière de l’accompagnement : certains services accompagnent les personnes dans la préparation des repas, l’organisation des rendez-vous médicaux, des démarches administratives, où organisent des réunions d’animation régulières avec les bénéficiaires du service, quand d’autres se contentent de les aider à maintenir en état leur appartement lorsque c’est

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nécessaire et de gérer les relations avec le propriétaires, et que d’autres encore considèrent de leur mission de proposer d’autres services relevant de l’animation ou du loisir. Ces différences reflètent à la fois les différentes façons d’aborder et de penser l’accompagnement, de constituer les catégories prises en charge par les services autant que les moyens différents déployés par les équipes, y compris en ce qui concerne la nature des logements proposés aux personnes, sans qu’il soit forcément évident de savoir ce qui, dans ces trois éléments, détermine les pratiques mises en œuvre. Les services proposant un accompagnement dans la préparation des repas se donnent ainsi les moyens d’accueillir des personnes moins autonomes que d’autres qui laisseraient les personnes seules face à ces tâches, mais dans certains cas la mise en œuvre de ces actions relève d’un choix des équipes quand dans d’autres cas il leur semble imposé en dépit de leur projet par les besoins des personnes qu’elles accueillent. De même, la nature des logements proposés aux personnes influence l’extension des tâches d’accompagnement. La plupart des équipes proposant aux personnes des logements collectifs organisent ainsi des réunions régulières, souvent hebdomadaires, avec les membres des logements afin de régler les difficultés et conflits qui peuvent surgir entre eux et les aider à organiser les tâches intéressant l’ensemble du logement, tel que le ménage dans les parties communes.

Enfin, dans un certain nombre de service cette division du travail est rendue plus complexe par la mobilisation d’intervenants tiers pour prendre en charge certaines tâches. Cela peut concerner selon les services une diversité de fonctions, de la gestion locative aux soins corporels, à la préparation des repas et la préparation des piluliers. Il convient à cet égard de distinguer deux façons de déléguer des tâches. Dans le premier cas les équipes délèguent des tâches pensées comme des interventions isolées qui restent sous leur contrôle. Dans le second cas, elles prescrivent des ensembles de tâches conçues comme constituant un arc de travail autonome et laissé sous l’autorité du prestataire. Dans le premier cas le délégateur conserve la définition du travail délégué, dans le second cas le délégataire est à même de définir lui-même son travail. Cette distinction est à relativiser d’un point de vue analytique dans la mesure où dans le cas d’un travail de soin par définition non standardisable les acteurs du travail gardent toujours une marge de manœuvre dans la définition de leur travail. La délégation de ces tâches reflète là encore les conceptions du travail d’accompagnement et du soin des équipes autant que les populations concernées et les moyens mis en œuvre. Ces dernières remarques s’appliquent également aux relations entre services de soin et services d’accompagnement et nous reviendrons sur leur implication pour les conceptions des organisations de travail plus loin.

195 Avant de conclure il nous faut revenir sur un élément d’analyse resté implicite dans les observations précédentes : le rôle prééminent des services de soin dans la définition de la division du travail avec les équipes d’accompagnement. En première analyse, ce sont en effet les équipes psychiatriques qui organisent la division du travail avec les équipes d’accompagnement et qui déterminent l’extension du travail de ces dernières. En termes de sociologie des groupes professionnels ce point est lié à la position dominante que les psychiatres occupent dans le champ de la santé mentale. Précisément cette remarque se décline selon plusieurs dimensions : la première est le constat de la prééminence des savoirs psychiatriques sur celui des autres professions du soin et de l’accompagnement : ce sont les professionnels de la psychiatrie qui définissent non seulement le sens de la thérapie, mais plus généralement jusqu’à un certain point celui de l’accompagnement ; deuxièmement ce sont généralement les équipes de soin qui prescrivent le recours à un service d’accompagnement, de sorte qu’elles sont largement en position de définir l’extension du travail laissé à celles-ci ; enfin, dans le cas des appartements associatifs, c’est également des équipes de secteur qu’émanent les équipes d’accompagnement. La définition des tâches prises en charge par ces dernières est donc largement dépendante de l’espace que leur ouvrent les équipes de soin.

Cette analyse doit cependant être discutée et nuancée. L’autonomie prise par les équipes d’accompagnement leur permet en effet de négocier le sens et l’extension de leurs interventions et par ricochet d’influer sur le travail des équipes de soin. Si notre matériau ne nous permet pas forcément de documenter ce point on peut ainsi supposer que des relais s’organisent entre équipes dans l’accomplissement de certaines tâches dans de nombreuses situations sans que ces processus soient explicités par les acteurs : par exemple des équipes de soins peuvent espacer les visites à domicile parce qu’un accompagnement a été mis en place tout en conservant, de leur point de vue, la main sur le travail de resocialisation. Cette observation est plus vraie encore dans le cas de services d’accompagnement créés par des associations à caractère social et médico-social, qui disposent de leurs filières de recrutement et qui sont en mesure de choisir leur environnement et d’imposer jusqu’à un certain point leur définition de l’accompagnement. Pour autant il nous semble qu’il ne faut pas exagérer ce processus. La marge de manœuvre des équipes d’appartements accompagnés est probablement limitée en comparaison de celles d’autres services d’accompagnements plus institutionnalisés comme les SAVS : le caractère interstitiel et peu défini des structures, leur dépendance aux services de soin dont ils émanent est ainsi un obstacle à la formalisation de leur fonction ; au fond le travail d’accompagnement à

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domicile tel qu’il est mis en œuvre par ces services dépend de façon déterminante du travail de secteur.

Au-delà de ces remarques générales les observations qui précèdent donnent peu d’explication à l’extrême variabilité observée sur le terrain. Il est difficile de reconstituer à partir de nos entretiens l’histoire des organisations et arrangements formels et informels mis en place sur chacun de nos terrains pour gérer la division du travail entre équipe et d’identifier les raisons qui expliquent la forme prise en fin de compte dans tel ou tel terrain. On peut cependant suggérer que les pratiques locales découlent des organisations de travail préexistant, des moyens disponibles et des visions du travail portée par les acteurs.