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Une nouvelle problématisation de l’action publique en santé mentale Une lecture rapide de ces documents permet en effet d’identifier un tournant dans

le traitement politique des questions de santé mentale au début des années 2000. Les rapports des années 1990 se concentraient sur l’organisation du système psychiatrique et la délivrance des soins par les équipes psychiatriques. Le principal enjeu de la période est le constat que, une trentaine d’années après le début de la sectorisation psychiatrique, l’hospitalisation psychiatrique joue encore un rôle trop important dans les prises en charge. Les deux grands rapports de la décennie, celui de Gérard Massé en 1992 et le rapport dirigé par Philippe Cléry-Melin en 1998, s’ils développent une rhétorique différente – pensée systémique pour le rapport Massé, approche plus institutionnelle pour celui de Cléry-Melin – partagent au fond une même perspective : c’est le système de santé mentale, entendu comme le dispositif de prise en charge des personnes souffrant de troubles psychiatriques dans les secteurs et les autres structures sanitaires, qu’il faut soigner. Dans ce contexte, dans la lignée des textes organisant le secteur depuis les années 1960, les structures extrahospitalières des secteurs ou relevant du médico-social sont évoquées à titre d’alternatives à l’hospitalisation, susceptible d’en prendre le relais pour en limiter l’emprise.

Le tournant des années 2000 voit s’imposer une rhétorique nouvelle : c’est moins un système qu’il faut transformer que les droits des personnes qu’il faut assurer. Deux grands rapports inaugurent cette façon de renouveler la politique de santé mentale dans un contexte marqué par ailleurs par une série d’initiatives gouvernementales en faveur de la démocratie sanitaire, dont, de façon marquante, la loi du 4 mars 2002 « relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ». Le premier est le rapport que les psychiatres Eric Piel et Jean-Luc Roelandt remettent au ministre de la santé en 200153. Intitulé de façon explicite De la psychiatrie à la santé mentale, le rapport suscite de vives et abondantes réactions parmi les acteurs de la psychiatrie qui y voient l’annonce d’une dépossession : c’est en effet un déplacement d’ensemble des politiques d’accompagnement des personnes qu’orchestre le texte. Tranchant avec ses prédécesseurs, le rapport situe les

117 soins médicaux dans un champ de pratiques larges allant des accompagnements informels aux grandes politiques sociales. L’une des propositions provoquantes du rapport est ainsi de repenser la territorialisation du dispositif de santé mentale autour d’une nouvelle organisation, le service territorial de la psychiatrie lui-même inséré dans un réseau territorial de la santé mentale.

Par ailleurs le rapport innove également dans sa forme : organisé en quatre grands chapitres centrés sur les attentes et le rôle de quatre grandes catégories d’acteurs impliqués dans la santé mentale, le rapport décline pour chacun d’entre eux leurs principales attentes et la traduction de ces attentes en termes politiques et institutionnels. Les acteurs, plutôt que les institutions, sont ainsi au centre de l’écriture. En particulier le rapport s’ouvre par une série d’analyses sur « les usagers et les familles » dont le premier constat est que « les usagers réclament le respect de leurs droits » : s’il s’agit ici du respect des droits des personnes face à la psychiatrie, le rapport comporte plus loin l’affirmation que « Les droits de l’homme comprennent le droit au logement pour tous »54. Le rapport impose ainsi une nouvelle rhétorique des droits pour organiser l’ensemble de ses propositions. Par ailleurs s’il ne consacre pas de chapitre spécifique au logement, celui-ci est au centre de la discussion du chapitre sur « les acteurs sociaux », dont le principal constat est « la dispersion des structures et des organisations sociales ». L’une des propositions importantes du rapport est ainsi de soutenir le développement des appartements associatifs et thérapeutiques par les équipes de secteur et par ailleurs d’encourager la création de conventions et de formes d’accompagnement pour aider les personnes à acquérir un logement dans le parc social.

Le second rapport est, en 2002, celui que le député Michel Charzat remet à la ministre déléguée à la Famille, à l’Enfance et aux Personnes Handicapées sous le titre Pour

mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques et les moyens d’améliorer leur vie et celle de leurs proches. Consacrant la mise à l’agenda du handicap

psychique et annonçant les mesures qui seront prises en sa faveur dans la suite de la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », le rapport a d’abord pour objectif de sortir de l’invisibilité un ensemble de problèmes mal pris en compte par le système. Le document se présente ainsi sous la forme d’un diagnostic et d’un ensemble de propositions : après une définition du handicap psychique et des populations concernées, documentée à partir notamment de l’enquête de l’Insee sur Handicap Incapacité Dépendance, le texte passe en revue les

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difficultés qu’entraîne leur condition pour les personnes : stigmatisation, souffrance, vulnérabilité, isolement, variabilité et imprévisibilité de leur état, durabilité, poids des traitements, ou encore fardeau familial. Chacune de ces difficultés est analysée pour ses répercussions dans toutes les dimensions de la vie des personnes, et le rapport donne également une série de pistes pour traduire ce constat en réponses. Dans le champ du logement, le rapport suggère ainsi de mobiliser « toute une palette de solutions » pour loger les personnes et il fait mention spécifique des logements accompagnés :

Est également à rechercher une grande variété de formules de logements individuels ou collectifs, loués directement ou indirectement par les personnes, avec au minimum une vigilance, et autant que de besoin, un accompagnement à la vie quotidienne des personnes qui y vivent : familles gouvernantes, pensions de famille, appartements partagés par plusieurs personnes handicapées psychiques mais aussi parfois par d’autres personnes, étudiants par exemple.55

Après 2002 dans la ligne de ces deux rapports, l’action publique sur la santé mentale telle qu’elle est mise en scène dans la littérature grise se caractérise par deux mouvements parallèles. Le premier est un élargissement du référentiel des politiques de santé mentale : celles-ci ne sont plus centrées sur les fonctions de soin du système de santé mentale à proprement parler, mais elles incluent désormais une série de problématiques ressortissant à différentes formes d’accompagnement social et médico-social ; ces accompagnements sont pensés non plus comme des alternatives à la prise en charge psychiatrique mais comme des objectifs en soi. La politique de santé mentale se présente ainsi comme une politique globale au service des personnes, de même que pouvait l’être dès les années 1970 la politique du handicap.

Cette évolution est particulièrement sensible dans les plans santé mentale promulgués par le ministère au long des années 2000 et 2010. Le principe même de ces plans – dont la parution est contemporaine d’autres plans en direction d’autres problèmes de santé publique – reflète du reste la volonté de l’administration centrale de repenser de façon globale l’action publique dans ce secteur pour donner une cohérence à des mesures éventuellement distribuées entre des acteurs et des logiques d’action différentes. Le recours à un plan – plutôt qu’à une loi d’orientation ou même une circulaire - marque par ailleurs la reconnaissance de l’autonomie des acteurs qui doivent se saisir du plan mais dont on laisse libre champ à l’initiative : le plan est un référentiel ou un ensemble de recommandations, il doit mettre les acteurs en mouvement et les stimuler mais ne leur impose pas de moyens.

55 Charzat M., 2002, Pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques

et les moyens d'améliorer leur vie et celle de leurs proches. Rapport à Madame Ségolène Royal ministre déléguée à la

119 La principale critique adressée par les évaluations aux trois plans publiés santé mentale par le ministère entre 2001 et 2015 sera du reste leur faible effectivité en l’absence d’incitation ou de sanction financière.

En dépit de ces remarques et de son titre, le premier plan « Santé mentale » publié en 2001 avec pour sous-titre « l’usager au centre d’un système à rénover » se présente en fait pour l’essentiel comme un plan psychiatrie, centré sur l’organisation des soins psychiatriques. Dans la ligne du rapport Piel Roelandt, le plan s’ouvre sur le constat de la permanence de la stigmatisation des personnes et du manque de reconnaissance de leurs droits, mais c’est pour ne considérer ces derniers pour l’essentiel que sous l’angle de l’accès aux soins, l’inadaptation du système psychiatrique aux besoins des personnes, et notamment le manque d’alternatives à l’hospitalisation, justifiant sa réforme. Le plan ne consacre, dans son 6e axe, que deux pages – sur un total d’une quarantaine pour l’ensemble du plan – à « l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées du fait de troubles psychiques » qui se contentent d’appeler à un diagnostic des besoins, renvoyant notamment à la mission en cours de Michel Charzat. En particulier les questions de logement ne sont abordées nulle part dans le plan et le terme même en est quasiment absent.

Le deuxième plan « Psychiatrie et santé mentale » 2005-2008 marque une évolution significative. Le préambule s’ouvre sur le constat d’un nécessaire décloisonnement des questions de santé mentale : « Le champ de la santé mentale est donc particulièrement étendu. Plus que tout autre domaine de la santé, il recouvre à la fois une dimension individuelle et une dimension sociétale majeures. La maladie mentale a ceci de particulier qu’une réponse uniquement sanitaire ne suffit pas. » Face à ce constat le plan se propose de donner « un nouvel élan » à la psychiatrie et la santé mentale à travers une « approche visant à prendre en charge de manière globale un état de santé mentale défavorable, et prenant en compte les besoins multiples sanitaires et sociétaux de la personne ». On reviendra longuement dans le chapitre 7 sur les questions soulevées par l’évaluation des besoins. Il suffit de noter pour l’instant que, dans la ligne de ce constat, le premier axe du plan intitulé « une prise en charge décloisonnée » vise à l’amélioration des prises en charge dans l’ensemble de leurs dimensions : les trois sections de l’axe sont ainsi consacrées successivement à la prévention, aux soins psychiatriques et aux accompagnements à caractère social et médico-social. Tout au long du plan l’accent est par ailleurs mis sur la nécessité de coordonner accompagnement psychiatrique et social ou médico-social. Enfin la question du logement est l’objet d’une section entière intitulée « favoriser l’accès à un

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logement ou un hébergement adapté » qui développe une large palette de mesures : développement des appartements associatifs à visée thérapeutique, dont il propose d’augmenter le nombre de 500 par an, augmentation du nombre de places en MAS et FAM, et par ailleurs promotion des coopérations avec les bailleurs ou encouragement à l’accès aux maisons relais et foyers logements.

A l’issue de ce second plan, au tournant des années 2010, l’idée paraît acquise que les accompagnements médico-sociaux et sociaux sont une composante à part entière de l’action publique dans le champ de la santé mentale. Dans son évaluation du plan 2005- 2008 Le Haut Conseil à la Santé Publique note ainsi à propos du logement que si c’est là « un point noir du volet social du PPSM », « [c]ependant une dynamique semble s’être enclenchée et l’accès au logement et à l’hébergement apparait maintenant comme un élément incontournable de la continuité de la prise en charge. » Surtout l’évaluation affirme comme un principe fondateur le fait que : « L’accès et le maintien en hébergement ou dans le logement constituent un préalable indispensable pour mener une vie sociale. » Les autres domaines de l’accompagnement social et médico-social sont traités de façon similaire. Le plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015 prolonge ces perspectives. Son introduction note ainsi que le plan « affirme ainsi tout à la fois le besoin de soins de qualité pour tous et la nécessité de dépasser la dimension sanitaire pour s’intéresser aux champs de l’inclusion sociale. Logement, emploi sont ainsi des parties intégrantes du plan ; objectif des soins, la participation à la vie sociale participe à son efficacité et dans une certaine mesure à la prévention des troubles. » Les accompagnements médico-sociaux et sociaux apparaissent ainsi à la fois comme une finalité en soi et en tant qu’ils permettent de potentialiser les soins psychiatrique. On y reviendra longuement, ces deux idées sont au cœur des façons dont les équipes des appartements accompagnés de notre étude abordent le sens de leur action.

Plus largement, l’ensemble du plan est organisé autour de l’idée qu’il faut « prévenir et réduire les ruptures pour mieux vivre avec des troubles psychiques », le terme de rupture renvoyant à une diversité de phénomènes organisés en quatre axes : le premier axe concerne notamment les « ruptures au cours de la vie de la personne » et vise à améliorer l’accès à divers services, dont le logement. Sur ce plan les propositions se situent en fait dans le prolongement de celles du plan précédent. Les trois autres axes du plan concernent la réduction des inégalités territoriales, l’image de la psychiatrie dans le public et finalement la recherche.

121 Entre le début des années 2000 et le milieu des années 2010 la politique de santé mentale a ainsi basculé d’une politique sectorielle à une politique globale dont l’impulsion reste cependant au sein de l’administration de la santé. Sur un plan conceptuel la santé mentale intègre une diversité de problèmes dont la résolution est à la fois une fin en soi et un moyen au service des soins psychiatriques. Le fondement de l’approche est la reconnaissance des droits et besoins des personnes autour desquels doivent être construits les services et les actions. La complémentarité et la coordination entre ces dernières sont rendues nécessaires pour éviter les ruptures dans l’accompagnement ou les prises en charge. A rebours de cette perspective intégratrice, cependant, la santé mentale connaît au cours de la même période un second mouvement parallèle que l’on pourrait qualifier de désintégrateur avec la constitution progressive d’une série d’actions consacrant des approches sectorielles des problèmes de santé mentale en concurrence avec la politique de santé mentale à proprement parler.

La première et la principale correspond l’ensemble des actions en faveur du handicap psychique lancées après la loi de 2005 sur le handicap. On reviendra plus précisément plus loin sur ces mesures. Malgré les appels notamment des associations de familles et d’usagers, ces actions ne donnent lieu à aucun « plan handicap psychique » à proprement parler, même si le terme est parfois utilisé dans certains documents pour qualifier l’action du ministère en faveur de ces questions. De fait le handicap psychique gagne au cours de la période une autonomie relative en tant qu’objet de l’action publique, à la fois à distance de la politique de santé mentale et enclavé dans celle du handicap. Cette action est portée par un bureau de la direction de la cohésion sociale et est appuyée par une série de rapports, notamment celui de l’Inspection Générale des Affaires Sociales en 201156, et elle s’appuie par ailleurs sur une série de réseaux d’acteurs qui sont également actifs dans le champ de la santé mentale mais qui se déploient, dans le champ du handicap psychique, sous une forme différente : ainsi les familles et les usagers occupent-ils une place prééminente dans l’action en faveur du handicap psychique qu’ils n’ont que dans une moindre mesure dans le champ large de la santé mentale, dominée par le corps psychiatrique. Dans la ligne du rapport Charzat, l’enjeu de cette politique est de garantir l’accès des personnes à leur droit et de mettre en place les moyens de compensation. Le champ du logement est l’un des secteurs importants de cette action même s’il faut attendre le milieu des années 2010 pour qu’une stratégie soit mise en place autour du « logement inclusif ».

56 Inspection Générale des Affaires Sociales. La prise en charge du handicap psychique. Paris: Inspection Générale

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A côté du handicap psychique la santé mentale donne lieu à une série d’actions dans le cadre d’autres politiques notamment dans le champ du logement ou de la grande précarité. Prolongeant les actions d’accompagnements organisées dans le cadre du dispositif RMI, la question de la santé mentale est au cœur du dispositif Droit au Logement Opposable, qui prévoit un certain nombre de mesures spécifiques pour des publics présentant des troubles psychiatriques ou plus largement des problèmes de santé mentale limitant leur accès à des logements dans le parc social. De même, dans le champ de la grande précarité, la question de l’accès au soin donne lieu à un certain nombre d’initiatives d’équipes mobiles ou de permanences d’accès aux soins de santé qui sont structurées sous l’impulsion de la direction de la cohésion sociale.

Au milieu des années 2010, ces différents mouvements on non seulement contribué à élargir significativement le champ de la politique de santé mentale mais aussi à en déplacer les lignes de front. Sur un certain nombre de questions on a affaire désormais une diversité d’acteurs agissant à partir de catégories et dans des cadres différents, et qui se retrouvent de facto en concurrence. Ainsi l’action en faveur de la santé mentale et celle en faveur du handicap psychique se retrouvent-elles de fait à promouvoir en direction des mêmes populations – les personnes souffrant de troubles psychiatriques graves – des réponses proches – notamment en termes d’accompagnement ou même de soin – tout en défendant chacune leur spécificité et en refusant de reconnaître leurs convergences. Le mouvement conduit à un certain degré de confusion dont une traduction est la multiplication des groupes de travail organisé autour de ces différents enjeux, réunissant les mêmes acteurs qui y développent les mêmes discours mais dans des cadres différents. Le logement est un cas d’école de ces conflits. Nous pouvons maintenant examiner la façon dont ces dynamiques se traduisent dans les transformations du dispositif des appartements accompagnés au cours de la période.

Les appartements accompagnés dans la politique du handicap