• Aucun résultat trouvé

Entre maintenir dans le logement et émanciper les personnes

Au-delà des tâches concrètes qu’elle est susceptible de recouvrir, la notion d’accompagnement renvoie à deux dimensions du travail des professionnels auprès des personnes à la fois complémentaires et mises en tension par les situations de vie et de maladie. La première de ces dimensions est qu’il convient d’éviter au maximum l’hospitalisation voire, plus généralement, l’admission en établissement. Non seulement les équipes considèrent que l’accès à un logement le plus indépendant possible, inséré dans le tissu social, est une chance pour les personnes, mais de surcroît les places en institution, qu’elles soient sanitaire ou médico-sociales, manquent de toute façon pour accueillir dans la

155 durée les personnes. Faire accéder celles-ci à des appartements et les y maintenir est ainsi un objectif en soi.

Donc les objectifs c’est toujours les mêmes, c’est-à-dire limiter la durée d’hospitalisation, quelqu’un qui a des problèmes de réinsertion, souvent, il est resté très longtemps à l’hôpital, avec tout ce que ça implique comme, on va dire, désinsertion, dans le sens où vous n’êtes plus confronté à la vie quotidienne, à la vie sociale etc. Pour un certain nombre de patients psychotiques, même si on s’occupe bien d’eux dans l’institution, la réalité c’est quand même qu’ils puissent habiter une maison, côtoyer d’autres personnes, vivre au plus près de leur famille, au plus près des soignants qui sont dans les CMP, dans les CATTP etc. L’hôpital c’est quand même vite – comment dire ? – contraignant pour le patient. [Infirmier, appartements de secteur, #42]

Donc voilà, moi je suis plutôt content qu'on n'ait pas trop... qu'on ne se soit pas trop agrandis, parce que, voilà, on peut continuer à s'occuper à peu près correctement, en tout cas comme nous on le souhaite, des patients qu'on a en charge, des logements, de la question du maintien [dans le logement], qui est pas négligeable, loin de là, bien au-delà de la question de l'accès qui est importante, mais qui n'est pas le... c'est probablement ce dont on s'est rendu compte aussi u fil du temps, c'est que ce n'est peut-être pas le plus important la question de l'accès... [Psychiatre, appartements de secteur, #21]

La seconde dimension de l’accompagnement est que dans la durée il peut amener la personne à une plus grande autonomie qui pourra éventuellement lui permettre dans une phase ultérieure d’accéder à un logement plus indépendant, ou de se maintenir avec une aide réduite dans l’appartement qu’elle occupe. La plupart des équipes ont ainsi une vision que l’on pourrait dire systémique des appartements accompagnés qu’ils situent au sein d’une gamme de services au profit des projets de logement des personnes, le système qu’ils décrivent s’apparentant parfois à une chaîne de services constituant de fait une sorte de modèle séquentiel comme celui critiqué par les modèles du supportive housing. L’un de nos interlocuteurs propose ainsi une classification particulièrement détaillée des différents appartements dont il a la responsabilité, au sein d’un hôpital, en appartements thérapeutiques, appartements protégés, appartements associatifs de secteurs et appartements accompagnés, chaque type d’appartements se distinguant du précédent par le plus grand degré d’autonomie laissé aux personnes. Plus souvent cette vision systémique s’exprime dans le fait que le passage en appartements est vu comme une étape vers l’autonomie, qui peut venir après un passage dans un appartement thérapeutique et avant un logement autonome ou, en cas d’échec, l’admission dans un foyer. C’est cependant l’indétermination qui caractérise cette perspective : il est non seulement difficile pour les

156

équipes de préciser quel degré d’autonomie les personnes seront susceptibles d’acquérir à terme, mais la temporalité de ce processus est également hautement indéfinie, à la fois parce que les processus psychopathologiques sont difficiles à prédire et anticiper, et parce que l’environnement sur lequel pourra être bâtie l’autonomie de la personne est lui-même évolutif.

D’un côté, les équipes sont rarement en mesure de donner des critères précis et si certaines mentionnent l’intérêt de formaliser les évaluations seules quelques-unes travaillent avec des échelles. L’autonomie acquise par les personnes apparaît ainsi comme une qualité éprouvée en situation. Les équipes soulignent pratiquement toutes le caractère expérimental de l’admission dans les appartements qui est la seule façon de tester, en fin de compte, si la personne peut y vivre effectivement. A l’issue des prises en charge, le constat de l’autonomie retrouvée des personnes est moins le résultat d’une mise à l’épreuve qui permettrait de constater qu’un certain nombre d’objectifs ont été atteints que la reconnaissance de ce qu’au fond les personnes peuvent faire sans les équipes dans le quotidien. Pour les équipes ces observations sont par ailleurs façonnées par la conception qu’elles ont de leur travail en même temps que par les contraintes qui pèsent sur elles. L’évolution des personnes vers un autre dispositif s’apparente ainsi à un processus d’émancipation, pratiquement au sens juridique du terme, les équipes les affranchissant d’une protection qu’elles ne considèrent plus nécessaire à leur bien-être. On reviendra sur ces points plus longuement dans le chapitre 7 de ce rapport sur les évaluations dans le travail d’accomapgnement.

Dans cette analyse, l’autonomie n’est pas une qualité attachée à la personne mais elle est une compétence exercée en fonction d’un environnement et de ressources disponibles. Ce psychiatre exprime bien ce point :

L’autonomie c’est ce dont quelqu’un se saisit. La liberté ça ne se donne pas, ça se prend. Bien sûr il y a des conditions qui favorisent la prise d’autonomie mais il y a des conditions qui contrarient la prise d’autonomie. Certaines personnes ne sont pas en condition de lâcher les dépendances dans lesquelles elles se trouvent. Il ne faut pas conforter cette dépendance, l’entretenir, parce que ça nous mettrait en position de pouvoir par rapport à elles, mais il n’y a pas non plus à les secouer comme des pruniers pour qu’elles avancent. Penser à établir les conditions permettant à quelqu’un de prendre son autonomie, oui. [Psychiatre, appartements de secteur, #4]

D’un autre côté la plupart des équipes sont incapables de donner une indication du temps nécessaire pour que quelque chose se passe. Au moment de l’admission la quasi-

157 totalité des services n’impose pas de terme à l’accompagnement qu’elles proposent aux personnes. Certaines revendiquent explicitement ne pas fixer d’horizon à l’accueil :

Il n’y a pas de durée préétablie, y a aucune durée préétablie, on est dans des projets de vie¸ vous mettez une durée dans la vie, on ne présage pas du projet de vie des personnes. [Kinésithérapeute appartements médico-sociaux #15]

Seul un des responsables que nous avons rencontré souligne avec fermeté l’importance du terme indiqué aux personnes :

On essaie que les gens n’y restent pas trop longtemps là on en a un qui marque un peu le pas, ça fait un an et demi deux qu’il y est alors que nous on se fixe comme objectif qu’ils ne dépassent pas 6 mois à un an. [Psychiatre, appartements de secteur, #56]

Un autre psychiatre regrette a contrario que son association, dont il a pris récemment la présidence peu de temps après sa mutation dans ce secteur, n’impose pas de terme à ses résidents, nous indiquant ainsi ce qu’il changerait s’il le pouvait à le règlement du service :

Je mettrais une durée, ce n’est pas : on rentre comme ça et on attend que ça se passe – je mettrais une durée. On va forcément la dépasser mais mettre une durée, cela veut dire que quand le patient entre on fait une demande d’appartement, on relance, il y a un suivi un peu pour aider le patient à aller de l’avant et permettre à d’autres de rentrer. [Psychiatre, appartements de secteur, #39]

Comme le suggère cette dernière citation, l’indétermination des durées d’accueil ne découle pas seulement de la longue durée de la maladie et du processus thérapeutique, mais plus encore du sentiment que par nature cette durée échappe nécessairement aux professionnels. Beaucoup de nos interlocuteurs soulignent que c’est dans l’étirement du temps que quelque chose peut bouger et que les personnes font un chemin qui les amènera vers l’autonomisation. Cette perspective et l’idée d’un temps immaîtrisable reflète le fait que la durée de la maladie mentale outrepasse celle des carrières des professionnels accompagnant les personnes et souvent même aussi des institutions : la maladie mentale est avec les personnes toute leur vie d’adulte. Elle traduit également chez de nombreux professionnels une vision du processus thérapeutique marquée par l’idée psychanalytique de la « guérison de surcroît », d’une guérison qui ne peut advenir que si on ne la recherche pas activement.

L'hôpital il n'est pas thérapeutique en un an ou deux ans, l'appartement thérapeutique il n'est pas thérapeutique en un an ou deux ans, il est thérapeutique sur le long terme. Parfois, moi j'ai eu des gens qui sont restés dix ans, quinze ans en

158

appartement. Je parle pas de tous, il y en a qui restent quelques années seulement, mais ça n'a aucune importance parce que l'idée c'est de créer autant de place en appartement thérapeutique qu'il faut pour les patients : j'ai 50 patients je ferai 50 places, j'ai 100 patients je créerai 100 places ! [Psychiatre, ancien responsable associatif, #58]

Ces indéterminations sont ce qui met en tension le maintien dans les appartements. Dans la mesure où les équipes espèrent que les personnes parviendront à une plus grande autonomie, elles ont tendance à anticiper un mouvement qui ne vient pas toujours. Les organisations qui sont conçues en fonction de cette anticipation doivent alors faire face à des situations dont la complexité ou la lourdeur excèdent leurs capacités. Deux écueils guettent en effet les accompagnements : le premier, on l’a vu en creux dans la citation plus haut, est que les personnes s’installent, littéralement, dans l’accompagnement sans aucune perspective d’en bouger ; le second qu’elles ne s’y maintiennent qu’au prix d’efforts au-delà du raisonnable de la part des équipes et dans des conditions insatisfaisantes pour celles-ci. Si dans les deux cas la situation dure au-delà de ce que les équipes semblent accepter, dans le premier cas elle se prolonge parce qu’elle est d’une certaine façon trop confortable et qu’elle n’est pas questionnée par les acteurs et en particulier les personnes alors qu’au contraire, dans la seconde, c’est parce qu’elle met en question le dispositif qu’elle n’est plus tenable. Les deux situations ont en commun de remettre en cause le sens de l’action des professionnels.

Le premier écueil est fréquemment mentionné par nos interlocuteurs. L’étirement des accompagnements dans bon nombre de services tient à ce que la possibilité de passer la main y reste théorique, soit que les protagonistes, professionnels et personnes, n’aient pas l’envie de faire évoluer la situation, soit qu’elle paraisse impossible à faire évoluer.

On a tout un lot de vieux patients qui ont en effet des années, dizaine d'années en hôpital psychiatrique. Un jour, certains ont fait le pari d'essayer de les mettre dehors, et donc, de les mettre en appartement associatif. Ce qui fait que… le fait que ce soit appartement associatif les sécurise, leur donne un cadre qui leur permet d'y être depuis, pour certains, 20 ans, et ils en partiront quand ils auront un minimum de retraite. Grosso modo. […] Donc, on en a quelques un, encore, voilà comme ça, parce qu'on est arrivé au bout de ce qu'on pouvait proposer, mais c'est déjà énorme, parce que du coup, ils vivent dehors. [Educatrice spécialisée, appartements de secteur, #36]

Plusieurs facteurs concourent à ces situations : dans certains cas, comme dans cette citation, le constat que des personnes que l’on pensait peu autonomes parviennent à vivre dans les appartements avec un accompagnement minimal paraît en soi un résultat à

159 préserver et empêche de penser que l’on pourrait faire évoluer l’accompagnement et que la personne pourrait quitter le service. Dans d’autres cas les équipes suggèrent que les personnes résistent à cette perspective parce que la situation est confortable pour elle ou qu’elle correspond à leurs aspirations :

[En réponse à une question sur un résident habitant un studio sous-loué par l’association :] C’est un homme qui est bien stabilisé, qui est quand même très ritualisé sur un environnement déterminé, ça fait quatre-cinq ans qu’il est là, il n’arrive pas à partir, parce qu’on aimerait bien quand même qu’il y ait un turn-over, pour qu’il y ait d’autres patients qui en profitent, donc lui il est un peu scotché à cet environnement, il est en ESAT, lui, dans un atelier protégé, il est à [Ville A] donc bon, il fait l’aller-retour quand même c’est loin, [Ville A-Ville B, distantes de 15 km]. Bon il a sa petite vie comme ça, donc, on lui a dit qu’il fallait partir, il a dit, « je veux bien qu’on parte, je veux bien partir, mais si vous me trouvez un appartement dans la même résidence », ce qui est quand même galère. Donc on a un peu des problèmes à faire partir les gens, parce que c’est compliqué de, parce que si vous voulez, moi je n’en sais rien, je suis président, mais, si vous voulez, on n’a pas trop filtré à l’entrée, pour les admissions, on a pris des patients assez lourds, ce qui fait que bon, l’autonomie est difficile, vous voyez, même dans l’appartement ce n’est pas très facile, donc passer de, parce que le but, c’est de passer de l’appartement à un logement individuel, donc c’est quand même assez difficile. [Psychiatre, appartements de secteur, #39]

Dans d’autres cas encore ce sont les relais qui paraissent manquer : c’est notamment la situation que décrivent un grand nombre d’équipes qui ont prévu de faire opérer à leurs résidents une transition en douceur en leur faisant glisser leur bail et qui se heurte au refus des bailleurs d’avoir à faire directement aux personnes et de perdre la possibilité de se reposer sur l’équipe d’accompagnement.

Ainsi, si la plupart des professionnels que nous avons rencontrés conçoivent l’accompagnement comme limité dans le temps il n’en est aucun qui ne laisse ouverte la possibilité que les personnes s’installent durablement dans les appartements. Cette tension met cependant les équipes mal à l’aise parce qu’elle paraît mettre en danger la dimension thérapeutique ou réadaptatrice des appartements, qui risquent de se transformer en lieux d’asile. Ce dilemme est particulièrement illustré par cette réflexion d’une équipe dans les années 1980 :

- Quel devenir pour ces patients trop « guéris » pour ne pas sortir de l’hôpital mais insuffisamment pour vivre de manière indépendante ?

- Comment éviter que ne se recréent des appartements de « chroniques » qui ne soient qu’une réplique, en miniature, de la structure asilaire ?

160

- A l’inverse, ne serait-il pas opportun d’envisager la création de structures d’hébergement au long cours, sans notion de relais ni projet réadaptatif, centrés surtout sur la recherche d’une plus grande autogestion des occupants ?58

La perspective que les personnes s’installent sans terme possible dans les appartements paraît ainsi problématique pour plusieurs raisons. La première est, dans la lignée de la réflexion de cette équipe, que l’installation des personnes dans ces logements change la nature de l’accueil qui leur est fait dans les appartements : d’un accompagnement à un refuge. Ce psychiatre justifie ainsi l’interdiction faite aux personnes de vivre avec quelqu’un dans leur appartement au nom de la nécessité de préserver le projet thérapeutique de l’accueil :

Si vous avez une copine [qui vit avec vous dans l’appartement], après vous ne partez plus, ça fait [de l’appartement] un lieu de vie, ce n’est pas fait pour vous voyez, c’est le principe. [Psychiatre, appartements de secteur, #39]

La seconde raison avancée par les équipes tient à ce qu’elles considèrent que vivre sous la protection d’une association dans un appartement accompagné n’est pas une forme de vie souhaitable pour les personnes. L’argument est ici moral et il tient aux représentations que les soignants se font d’une bonne vie :

Absolument, la perspective [de vivre] dans un appartement comme ça, ce n'est pas la vie ça. Ceci dit - voilà, ça va mieux, [la pathologie a évolué], eh bien, que je puisse avoir [un logement] en mon nom, payer mon loyer et quitter l'associatif. On est encore sous la tutelle de l'association quand on est en appartement associatif. Le désengagement de l'association c'est très important ! Il faut travailler ça. [Infirmier retraité, appartements de secteur, #12]

La troisième raison, enfin, tient à la volonté des équipes de faire tourner le dispositif pour accueillir de nouveaux patients alors qu’elles ne peuvent leur offrir qu’un nombre limité de places. La difficulté est particulièrement vive pour les équipes issues des secteurs qui doivent faire face, dans leur travail de secteur, à des demandes d’accompagnement qui en viennent à excéder l’offre de services que leurs moyens leur paraissent pouvoir mettre à disposition. L’un de nos interlocuteurs analyse plus largement l’étirement des durées de séjour comme une source de difficulté pour le dispositif dans son ensemble qui en vient à perdre le sens de sa mission :

Si je dois donner mon point de vue sur le déclin de l’associatif, c’est ça. L’appartement associatif était devenu une fin en soi alors que plus il y a de turnover mieux c’est. Donc il y a dans certains appartements associatifs du secteur [numéro],

161 des patients qui sont là depuis 20 ans, donc ils sont heureux, ils sont bien, ils sont pris en charge, mais au fond c’est quoi le travail de l’infirmier ? C’est maintenir les gens à domicile ? Alors que bon, ce n’est papas vraiment ça, c’est les rendre plus heureux, les faire avancer un peu dans la vie. Pour certains ils sont jeunes, il faut les aider. Donc en même temps qu’on les réinsère au niveau du logement, il faut les aider à l’insertion professionnelle, par des formations etc. Donc tout ça c’est aussi le travail des équipes qui sont sur place, qui n’a pas été toujours fait par l’associatif, si je peux me permettre. Ce n’est pas de la critique, c’est un constat. [Infirmier, appartements de secteur, #42]

Le second écueil, le sentiment d’un épuisement suscité par certains accompagnements aux limites des capacités des équipes en raison de leur lourdeur, s’il est moins cité, pèse néanmoins davantage sur celles-ci. L’anthropologue Paul Brodwin a finement décrit le sentiment de « futilité » éprouvé par les équipes de psychiatrie communautaire américaine face aux difficultés dans lesquelles le système de santé mentale mettait certains patients (Brodwin, 2011, 2013). Le terme anglais de futility est également celui mobilisé par la bioéthique pour caractériser les situations d’acharnement thérapeutique où des personnes sont maintenues en vie par des technologies qui empiètent sur leur dignité. Sa mobilisation dans le contexte de la santé mentale renvoie à l’idée que les efforts déployés par les équipes pourraient n’aboutir qu’à maintenir les personnes dans des formes de vie dégradées et finalement à les mettre en danger. En l’occurrence, dans le contexte de pauvreté et de violence urbaine décrit par Paul Brodwin aux Etats-Unis, le risque bien réel est que les personnes se retrouvent la proie des trafics de drogue et du banditisme. C’est ainsi l’accompagnement lui-même qui aboutit à mettre en danger les personnes parce qu’il