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(c) Régressions dans le fichier poste

5. Interprétation des résultats et validation des hypothèses

5.2. Validation des modèles théoriques

Nous voulons maintenant mettre ces résultats en lien avec les modèles théoriques sur les inégalités dans les LMF exposés dans la première partie de ce chapitre. La plus grande homogénéité des salariés des coopératives doit être rejetée. On a vu que les salariés des SCOP étaient certes plus souvent des hommes et avaient en moyenne plus d’ancienneté que les salariés des EC. Mais les CSP, les tranches d’âge et les secteurs d’activité sont très diversifiés pour les SCOP. Pour le dire de manière triviale, ce n’est pas parce qu’il y a moins de cadres que les salaires sont plus compressés dans les SCOP mais bien parce que les cadres (en proportion équivalente, cf. figure 5) sont moins bien payés dans les SCOP. On ne peut cependant pas rejeter l’hypothèse d’une auto-sélection des travailleurs sur des critères inobservés.

Le rejet de cette hypothèse d’homogénéité des travailleurs dans les SCOP sur les critères observés, contribue à un débat plus large sur les conditions d’application de la démocratie dans l’entreprise. En effet, c’est une des réponses proposées à la question de la rareté des LMF dans les économies de marché capitaliste : une entreprise dirigée démocratiquement par ses travailleurs ne pourrait être efficace que si l’ensemble des travailleurs se ressemblent et ont des préférences similaires. Empiriquement, Dean (2016) montre que les coopératives uruguayennes sont plus productives lorsque l’homogénéité de la main d’œuvre est plus forte. Nous reviendrons sur ce débat dans le chapitre 3 mais nos premiers résultats sur les SCOP ne semblent pas aller dans ce sens puisque les salariés des SCOP ne présentent pas a priori une homogénéité plus grande que ceux des EC.

La théorie de l’électeur médian en revanche explique relativement bien nos résultats : les catégories les plus privilégiées dans les SCOP38 sont les salariés non-cadres, les hommes, les salariés les plus anciens et les plus âgés. Or dans la plupart des SCOP, ces catégories constituent la majorité des salariés-sociétaires (même si cette affirmation est plus difficile à vérifier pour l’ancienneté et l’âge qui sont des variables continues). Si chacun vote alors à l’assemblée générale en fonction de ses intérêts salariaux, on aboutit à une structure salariale qui ressemble à celle qu’on observe dans la réalité. Selon cette même théorie, il n’y a pas de raison pour qu’on observe une redistribution entre région ou entre secteur car les votes ont

38 Les plus privilégiées par rapport à leurs homologues des entreprises classiques – pris ici comme références puisqu’ils constituent l’immense majorité de l’ensemble des salariés –, et non pas en valeur absolue : les cadres gagnent toujours plus que les ouvriers dans les SCOP comme dans les EC.

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bien lieu à l’intérieur des SCOP. Il existe certes des structures inter-coopératives au niveau national (la CGSCOP déjà mentionnée) et au niveau régional (les URSCOP, Unions régionales des SCOP qui jouent un rôle actif de promotion des coopératives et de soutien des coopératives naissantes et existantes). Mais ces structures n’ont pas de rôle re-distributif, si ce n’est vers les nouvelles SCOP à travers le soutien financier aux créations ou reprises de SCOP. Cependant les SCOP anciennes conservent un fort avantage grâce à la pratique des réserves impartageables.

Il reste toutefois trois éléments mal expliqués par la théorie de l’électeur médian. Le premier vient des régressions sur les déciles et rapports inter-déciles (tableau 8) : si la redistribution qui a lieu dans les SCOP est simplement le résultat du comportement maximisateur de l’électeur médian, comment expliquer que les salariés du premier décile soient mieux payés dans les SCOP alors que ceux de la médiane sont moins bien payés (entre 3,6 et 5,2% de moins selon les régressions) ? Et comment expliquer que le rapport D1/D5 soit significativement plus faible dans les SCOP (entre 4,8 et 5,4% plus faible) ?

Un autre élément pose problème dans le cadre de la théorie de l’électeur médian : si la politique salariale semble effectivement défavoriser les femmes et les jeunes, ce n’est pas le cas des politiques de promotion puisque la proportion de femmes cadres est quasiment égale à la proportion totale de femme dans les SCOP (autour de 27%) tandis que l’écart est important dans les EC (40% de femmes au total mais seulement 10% de femmes parmi les cadres). De même, l’écart entre l’âge moyen des cadres et l’âge moyen de l’ensemble des salariés est plus faible dans les SCOP que dans les EC. Bien sûr, ce sont là des statistiques descriptives et il faudrait des recherches plus approfondies pour être en mesure d’affirmer qu’il y a des différences significatives de promotion entre les SCOP et EC. Toutefois, ces chiffres semblent difficilement compatibles avec l’idée d’une oppression des minorités par la majorité dans les SCOP.

Ce paradoxe invite à s’interroger sur la pertinence ici de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». En effet, sans variable de contrôle, on a pu constater que l’écart salarial total entre hommes et femmes était de 16,8% dans les SCOP contre 21,2% dans les EC. Les régressions par établissement montraient aussi un écart réduit. Pourtant lorsqu’on raisonne à caractéristiques individuelles équivalentes, les femmes sont moins bien rémunérées dans les SCOP. Or il est possible que cela soit dû à la proportion supérieure de femmes cadres dans les

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SCOP (on sait que l’écart homme-femme est plus important pour les cadres : INSEE 2015)39

. Dans ce cas précis, le résultat « toutes choses égales par ailleurs » n’est donc pas forcément le plus pertinent à interpréter. On peut en effet se poser la question suivante : du point de vue de l’égalité homme-femme au travail, est-ce qu’il vaut mieux que la promotion des femmes au statut de cadre augmente, même si elles sont moins payées que leurs homologues masculins, ou est-ce qu’ils vaut mieux qu’elles soient payées le même salaire à poste équivalent, tout en ayant moins facilement accès aux postes les plus qualifiés ? De manière plus générale, dans un cas où les choses ne sont pas égales par ailleurs (ici la structure par CSP et genre des SCOP et EC), est-il toujours pertinent d’utiliser des techniques économétriques qui permettent de raisonner comme si elles l’étaient40

?

Le troisième élément imparfaitement expliqué par la théorie de l’électeur médian est celui de la motivation des cadres. Dans le modèle de Kremer (1997) comme dans celui d’Abramitzky (2008), les travailleurs les plus qualifiés restent dans l’entreprise alors même qu’ils sont défavorisés parce qu’ils ont investi des coûts irrécupérables avant de connaître leur propre productivité. Comme nous l’avons mentionné dans la première partie, cette incertitude de départ est peu réaliste pour le cas des SCOP. Celle-ci exclue, il existe deux autres possibilités à la pérennité d’une structure salariale défavorable aux cadres. La première est celle d’un turn-over plus élevé pour les cadres des SCOP que pour ceux des entreprises classiques. Burdin (2016) a par exemple démontré que c’était le cas dans les coopératives uruguayennes : plus la structure salariale des coopératives est égalitaire plus le turn-over des salariés les plus qualifiés est important, sauf pour les membres fondateurs d’une coopérative qui ont un faible taux de turn-over. Abramitzky (2008) établit les mêmes résultats pour les kibboutzim et montre que cela a eu pour conséquence une dispersion croissante des salaires dans les kibboutzim depuis les années 1980, à l’exception des organisations les plus riches et les plus engagées politiquement. Une comparaison des taux de turn-over des cadres dans les SCOP et EC est une direction intéressante pour de futures recherches.

39 Les régressions ont été réalisées en séparant chaque CSP pour tester cette hypothèse. On s’attend donc à trouver un écart salarial plus fort dans les SCOP entre hommes et femmes pour les cadres mais par pour les autres CSP. Les résultats obtenus ne sont pas significatifs mais cela peut être dû aux effectifs très faibles notamment pour ce qui concerne le nombre de femmes cadres dans les SCOP (en moyenne 100 par an entre 2001 et 2010 puisque les observations du fichier Panel poste englobent 1/12ème des emplois)

40 Dans les cas extrêmes, on rejoint la critique des sociologues, attribuée à Simiand et cité par Passeron (1991, p.164) selon laquelle chercher à éliminer tous les effets de structure reviendrait dans certains cas à se demander comment un renne vivrait au Sahara ou comment un chameau vivrait au pôle Nord.

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Le fait que les membres fondateurs et les plus engagés politiquement quittent moins facilement l’organisation nous amène à la deuxième possibilité : la motivation intrinsèque des plus qualifiés. Cette théorie permet d’expliquer à la fois la redistribution observée dans les SCOP des cadres vers les non-cadres et la structure par déciles qu’on observe. Il se peut que les cadres choisissent de travailler dans les SCOP alors même qu’ils savent depuis le début que leur salaire sera plus faible que dans une entreprise classique, parce qu’ils accordent un prix à la démocratie en entreprise, à l’égalité salariale ou à tout autre caractéristique extra-financière davantage présente dans les SCOP. Cette motivation intrinsèque est estimée par le biais des convictions politiques déclarées de l’organisation (Abramiztky 2008) ou par l’engagement en tant que membre fondateur (Burdin 2016) mais nous n’avons pas accès à ces données dans les DADS. Nous pouvons en revanche observer pour les nouveaux entrants dans une entreprise, l’emploi qu’ils occupaient l’année précédente. On trouve dans les SCOP une proportion beaucoup plus importante d’anciens salariés du secteur public et de l’Economie Sociale et Solidaire41 : 23% des nouveaux entrants en sont issus contre 4% dans les EC. Bien sûr, on ne peut pas exclure la possibilité que cette sur-représentation soit le fruit d’une sélection effectuée au recrutement par les salariés de la SCOP mais un emploi précédent dans l’ESS ou dans le public est alors utilisé comme un signal de motivation intrinsèque supérieure (ou de meilleure adéquation avec les valeurs de la SCOP42) : le résultat concernant la motivation intrinsèque est le même qu’il s’agisse d’une sélection ou d’une auto-sélection. Une direction intéressante pour de futures recherches serait d’étudier plus en profondeur les caractéristiques individuelles qui augmentent la probabilité de travailler dans une SCOP.

Enfin, l’empreinte historique théorisée dans la première partie de ce chapitre semble effectivement présente dans nos résultats empiriques, bien qu’il faille prendre en compte des changements actuels importants. La lutte contre les inégalités et la préférence pour l’égalité des salariés des SCOP reste certainement au centre des préoccupations : nous le constatons ici à travers les chiffres et nous le verrons plus en détail à travers les discours dans le chapitre

41 L’ESS est repérée grâce aux catégories juridiques des établissements qui permettent d’identifier l’ensemble des organisations statutaires, c’est-à-dire celles qui font partie de l’ESS par leurs statuts (mutuelles, coopératives, associations et fondations). On ne compte donc pas les sociétés commerciales qui remplissent les critères définis par la loi de juillet 2014 pour être reconnu comme faisant partie de l’ESS.

42 Concernant les modalités de recrutement dans les SCOP, nous avons mis en évidence dans Charmettant, Juban et Magne (2015) la dualité des critères mis en avant par les dirigeants de SCOP dans les profils recherchés : le candidat doit présenter à la fois les compétences techniques nécessaires et une certaine adéquation aux valeurs de la SCOP. Cette politique est souvent couplée à des pratiques de formation coopérative qui visent à socialiser le nouveau venu.

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suivant. Cette lutte contre les inégalités est centrée sur les inégalités entre CSP comme le montre la diminution des écarts entre cadres et non-cadres et entre travailleurs et détenteurs du capital comme le montrent les règles de distribution du profit. Elle se préoccupe moins des inégalités de genre et d’âge. Il faut toutefois relativiser ce dernier point puisque nous avons vu que les femmes et les jeunes semblaient plus facilement atteindre le statut de cadres dans les coopératives.

Conclusion

Grâce à la base de données de l’INSEE, les DADS, unique par sa taille et la diversité des variables disponibles, on a montré que la structure salariale des SCOP était significativement différente de celles des EC. Nos équations de salaires sur données de panel avec termes d’interaction, ainsi que la décomposition Oaxaca-Blinder montrent que les inégalités sont plus faibles dans les SCOP, surtout en haut de la distribution et surtout entre CSP. Les écarts hommes-femmes et l’avantage de l’âge et de l’ancienneté sont en revanche plus élevés. Ces résultats sont cohérents avec la littérature empirique internationale et apportent de nouvelles analyses concernant les écarts de salaires genrés et générationnels. Ils conduisent à s’interroger sur les modèles théoriques de la démocratie en entreprise.

On peut en effet conclure de notre analyse détaillée que si l’hypothèse d’homogénéité des travailleurs est à rejeter pour les SCOP43, une combinaison des théories de l’électeur médian et de la motivation intrinsèque des cadres semble bien expliquer les résultats empiriques que l’on obtient. Mais certaines questions restent sans réponse : que renferme exactement la motivation intrinsèque des cadres ? S’agit-il de préférence pour l’égalité ou d’autre chose ? On a utilisé à plusieurs reprises l’expression « valeurs coopératives », il est temps de se demander ce qu’elle désigne exactement. Enfin, on a vu que la structure salariale, même si elle est très représentative, n’épuise pas la réflexion autour des inégalités : il faut également analyser plus en profondeur les différences de position dans l’entreprise, de hiérarchie et de responsabilité des différentes catégories de salariés, toujours dans une perspective d’analyse comparée entre les SCOP et les EC.

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Du moins concernant les variables observables ayant un effet sur les salaires : ce n’est pas parce que les travailleurs des SCOP sont tous des mêmes CSP, du même âge, du même sexe, etc. que la dispersion salariale est plus faible. En revanche il y a peut-être une concentration de travailleurs « intrinsèquement motivés ».

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Le chapitre suivant vise à combler ces lacunes : nous proposons un changement de focale en nous intéressant au discours des dirigeants et salariés des SCOP sur la hiérarchie des salaires. Nous attendons de cette analyse qu’elle nous permette de préciser ce à quoi les salariés de SCOP « intrinsèquement motivés » accordent de la valeur.

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Chapitre 2. Analyse des