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sélection dans le discours des membres des SCOP

3.2. Catégorisation des arguments d’égalité

Comme dans le chapitre 2, nous nous appuyons ici sur le cadre théorique de Boltanski et Thévenot (1991) afin de réintroduire toute la complexité des arguments fondés sur le principe d’égalité. En effet, si le critère d’égalité est placé au premier plan lorsqu’il s’agit de déterminer l’appartenance au démos, force est de constater qu’il ne s’agit jamais d’égalité parfaite. Une sélection a lieu pour le recrutement des salariés bien sûr, mais même si l’on restreint l’analyse à l’étape de l’inclusion des salariés au sociétariat, il faut apporter des précisions. Le cadre des cités (Boltanski et Thévenot 1991) nous permet alors de distinguer trois cas : l’égalité de statut défendue au nom des principes de grandeur de la cité civique (tous les salariés sont sociétaires), l’égalité de choix défendue au nom des principes de grandeur de la cité inspirée (tous les salariés sont autorisés à faire leur choix concernant le sociétariat) et l’égalité d’investissement défendue au nom des principes de grandeur de la cité industrielle (l’accès au sociétariat est conditionné à un investissement financier). Cette catégorisation présente deux avantages : elle permet une mise en parallèle avec l’égalité salariale analysée dans le chapitre 2 et elle nous sert d’outil pour ordonner les principes théoriques énoncés dans la première partie de ce chapitre.

Dans certaines SCOP, l’accès de tous au sociétariat est revendiqué. 12 des 38 SCOP de notre échantillon ont un taux de sociétariat de 100 % et dans 5 autres les membres indiquent une volonté de l’étendre à tous, le taux inférieur à 100 % étant uniquement dû à des recrutements récents. Pour justifier cette volonté d’égalité de statut, les acteurs font référence à deux types d’arguments qui peuvent être rapprochés des principes (3) et (4) évoqués dans la partie 1 de ce chapitre : l’inaliénabilité du droit de contrôle des travailleurs et la participation des individus aux décisions qui les affectent. Dans le premier cas, cela se manifeste par une obligation à devenir sociétaire inscrite dans les statuts et connue des salariés dès le moment de leur embauche et par une mise en avant de la formation à la vie coopérative. Ainsi, chez Scopélectrique : « Question : Et si la personne ne souhaite pas devenir sociétaire ? Réponse :

« Ben il s’en va. Chez nous le sociétariat est obligatoire. En général dans son année de CDI [après une période d’essai en CDD de 6 mois à 1 an], on lui fait faire une petite formation coopérative de connaissance de base, à l’URSCOP. Donc c’est une journée de découverte des coopératives, ça se fait à Grenoble. Ça leur permet de voir que c’est plutôt intéressant d’être en coopérative. Ce qui est important c’est de leur dire qu’ils rentrent dans une entreprise dans laquelle ils ont un pouvoir de décision qui est important. Un homme = une voix, voilà il

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y a que dans les coopératives qu’on voit ça. Donc ce qu’il faut c’est qu’ils en soient conscient quoi. »

L’idée que la prise de décision doit impliquer les individus les plus affectés implique une possible sélection, notamment en fonction de l’ancienneté. Plus précisément, le sociétariat n’est obligatoire109

qu’à partir d’au moins un an d’ancienneté en CDI. C’est la position adoptée par toutes les SCOP à sociétariat obligatoire : les deux seuls exemples qui nous ont été rapportés de sociétariat obligatoire au moment de la signature du contrat de travail étaient des exemples d’anciens statuts datant des années 1980 (Scopétudes et Scopédition) et qui ne sont plus en vigueur aujourd’hui. Les salariés de Scopbar évoquent un changement plus récent : le sociétariat est obligatoire au bout d’un an mais les salariés avaient la possibilité d’entrer au sociétariat avant d’avoir un an d’ancienneté, ce qui a posé problème dans le cas d’un salarié qui a finalement quitté l’entreprise. En effet, celui-ci a participé aux décisions alors qu’elles l’ont peu affecté en raison de son court séjour dans l’entreprise. L’utilisation de ce critère plutôt que de l’inaliénabilité des droits de décision des travailleurs introduit également la possibilité d’un choix : les salariés qui se sentiraient peu concernés par les décisions de l’entreprise ou ne souhaiteraient pas s’investir à la même hauteur sont autorisés à ne pas devenir sociétaires. Cela nous amène à la deuxième forme d’égalité défendue par les membres des SCOP : l’égalité devant le choix, au sens de l’égale considération accordée aux choix d’adhérer ou de ne pas adhérer au sociétariat.

On peut faire le parallèle avec la cité inspirée de Boltanski et Thévenot (1991) car c’est l’individualité et l’unicité des individus et de leurs projets qui sont privilégiés, contre l’uniformité aveugle de l’égalité des statuts. Les SCOP résolvent cette tension de deux manières : soit la situation est éclaircie dès l’embauche, par la sélection des candidatures en amont (comme nous l’avons montré dans la sous-partie précédente) soit par une information très claire (par exemple, le dirigeant de Scopétudes, qui commence les entretiens d’embauche par une heure d’information sur les SCOP, indique que certains candidats renoncent à ce moment-là, ne se sentant pas en accord avec les valeurs). La deuxième manière de résoudre la tension est une certaine flexibilité sur l’obligation d’adhésion au sociétariat. Par exemple chez Scopactivité, le dirigeant décrit ainsi le processus : Question : « Donc c'est obligatoire pour

vous le sociétariat ? » Réponse : « Alors c'est obligatoire de faire la demande. Quelqu'un peut

109 Dans la loi sur les coopératives, c’est l’assemblée générale qui décide de l’entrée de tout nouveau membre au sociétariat. L’« obligation de sociétariat » est donc en fait une obligation de présenter sa candidature à l’assemblée générale.

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très bien nous dire "je fais la demande parce que je sais bien que c'est obligatoire mais j'ai pas envie de l'être", voilà, bon. C'est l'assemblée générale des associés qui valide ou pas l'entrée de quelqu'un comme associé. Donc ça tient de l'obligation et de la cooptation et de... voilà donc on est sur quelque chose de très souple quand même dans les faits. Donc nous on va dire aux associés: "Voilà, il y a untel unetel qui souhaite pas donc voilà, qu'est-ce que vous en pensez ?" Et puis en fait voilà, l'AG acte le fait que la personne veut pas ». D’autres

stratégies de flexibilité peuvent inclure des délais supplémentaires ou des discussions au cas par cas.

On peut opposer à cette vision de la légitimité des travailleurs à décider pour eux-mêmes de leur inclusion dans le démos, l’argument de l’endogénéité des préférences évoqué par Pateman (1970). Si la démocratie en entreprise est un bien d’expérience, dont on ne peut apprécier la qualité qu’après l’avoir expérimenté, alors la pression exercée sur les salariés pour qu’ils deviennent sociétaires peut être justifiée. C’est en grande majorité l’attitude adoptée par les sociétaires des SCOP dans lesquelles nous avons enquêté110. Parmi les exceptions, mentionnons Scopaccueil où seuls la dirigeante et ses deux enfants sont sociétaires, ce qu’elle explique ainsi : Question : « Est-ce que il y a un projet pour que les

autres deviennent associé ou pas forcément ? » Réponse : « Pfff... ils sont... non, enfin en vérité ils s'en fichent parce que... si vous voulez tout le monde participe à tout de toutes façons. On a essayé de faire quand même... un fonctionnement très horizontal, tout le monde a accès à la comptabilité. Bon ça les intéresse pas mais s'ils veulent tout est sur l'ordinateur, tout le monde peut aller voir euh... Voilà, finalement ça change absolument rien quoi. »

Le dernier critère d’inclusion au sociétariat repose sur l’égalité des investissements et peut rentrer en tension avec l’égalité de statut. Il ne s’agit pas de proportionner le pouvoir décisionnel à l’apport financier (comme le suggère le principe (2) évoqué dans la première partie : le contrôle doit reposer sur les droits de propriété) puisque le principe une personne = une voix s’applique dans les SCOP et s’est construit en opposition au modèle une action = une voix à l’œuvre dans les entreprises classiques. Toutefois, comme nous l’avons mentionné dans la première partie de ce chapitre, l’appartenance au sociétariat dans les SCOP repose bien sur la possession d’une part sociale et non sur le statut de travailleur. Le débat sur l’importance que doit avoir la propriété dans la détermination du démos se concentre alors sur

110 Là encore, il faut souligner l’existence d’un biais possible, les dirigeants ayant accepté de nous recevoir étant plus susceptibles de porter un intérêt élevé aux principes coopératifs de démocratie en entreprise.

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le montant de cette part sociale. Par exemple le créateur de Scopbio critique le bas montant de la part sociale :

« Il y a une règle qui est bien mais qui est un peu violente, qui est un associé = une

voix. Là où ça devient un peu violent, c'est que... quand t'as un sociétariat équilibré avec une clause de sociétariat obligatoire comme celle-là, comme celle qu'on a actuellement, la dérive que tu vas avoir, c'est que tu vas avoir un salarié qui va arriver "bon d'accord, je dois être associé salarié, elle est à combien la part? La part de votre SCOP elle est à 20 euros? Tiens, 20 euros et voilà, je suis associé". Je te laisse imaginer le fort engagement qu'a la personne qui a mis 20 euros. Pourtant elle va avoir le même poids que celui qui en a mis 8000 ou 15000. Je suis pas pour que le... les sommes financières soient égales, mais il faut que l'engagement financier soit comparable. Pour te donner un exemple, euh moi j'ai utilisé un héritage pour créer cette boite. Donc j'ai pu mettre une somme d'argent assez importante puisque j'ai mis environ 15000 euros. J'ai des associés qui ont pas un héritage à mettre dans la boite mais qui sont allés taper dans leurs réserves financières pour mettre 6000 euros, 2000 euros, selon chacun ses moyens et ses besoins. L'engagement financier est le même. Si on garde une clause de sociétariat obligatoire, on risque de se retrouver avec des gens qui effectivement ont pas le même engagement, et pourtant, qui pèseront quand même une voix. (…) 20 euros, c'est ta soirée du samedi soir quoi. Même pas, si tu bois plus de deux verres, c'est même pas ta soirée du samedi soir quoi. 20 euros c'est rien. Et pourtant pour 20 euros, tu te retrouves à avoir le même poids que tes autres collègues. Je suis pas d'accord. »

La DRH de Scoptextile nous a fait part d’une réflexion inverse puisque le montant de la part sociale a été revu à la baisse afin de ne pas constituer un blocage : « Avant c’était des

prélèvements sur le salaire, 5 % par mois. Mais que c'était un frein pour des salariés qui avaient une maison à rembourser, vu qu’on est plutôt au SMIC, bas salaires etc. Il y avait des gens qui devenaient pas associés pour ça. Donc on a voulu détruire ce mécanisme-là, maintenant on fait remonter la moitié de la participation en capital. On est allés chercher les gens, enfin c'est surtout le PDG qui a fait ce travail-là, à un moment donné parce qu'on avait des gens qui étaient là depuis 10 ans, qui étaient jamais devenu associés pour ces problématiques financières, et donc on a fait tout un travail pendant deux ans on a collectivement essayé de trouver d'autres solutions à ce fonctionnement-là, et à s’interroger sur le capital, sur ce que ça voulait dire… »

En dépit des montants très varié des parts sociales et des engagements financiers réclamés aux sociétaires, on a rencontré un consensus assez large autour de deux éléments :

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l’engagement financier ne doit pas être anodin car il représente un investissement plus global mais l’enjeu financier ne doit pas constituer un blocage. La légitimité de l’appartenance au démos dans les SCOP repose donc bien en partie sur les droits de propriété (principe (3)) mais c’est également le 4ème

principe qui est mobilisé ici puisque l’investissement financier devient un indicateur d’engagement, en lien avec le risque d’être affecté par les décisions de l’entreprise, risque jugé supérieur par la détention d’un capital important que par le statut de salarié dans l’entreprise. Comme la prise de décision à l’assemblée générale n’est pas ajustable à l’investissement de chacun, la solution adoptée est d’égaliser l’investissement (en général en fonction de l’ancienneté), ainsi l’inclusion dans le périmètre décisionnel est justement proportionnée avec l’investissement de chacun. Ce principe de justice rappelle la rémunération au mérite évoquée dans le chapitre 2.

Conclusion

Nous avons exploré dans ce chapitre les critères d’appartenance au collectif des SCOP, en distinguant trois étapes : le recrutement, le départ de l’entreprise et l’entrée au sociétariat des salariés. La base de données de la CGSCOP et l’analyse des discours des membres des SCOP sur le sujet nous ont permis de concentrer notre attention sur la dernière étape et sur les effets d’interaction avec les deux autres. Si des critères d’efficacité entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de tracer le périmètre du démos, ceux-ci sont loin d’être les seuls utilisés. Les agents mobilisent en effet des considérations de justice et différentes visions de l’égalité sont discutées.

Ce chapitre offre donc des éléments d’explication aux questions laissées en suspens dans le chapitre précédent. En particulier, les faibles différences observées entre les SCOP et les EC pourraient être dus à l’existence de différentes catégories de SCOP, certaines ressemblant aux EC tandis que d’autres auraient des pratiques particulières de moindre flexibilité de l’emploi aux chocs de demande et surtout de moindre élasticité de l’emploi aux salaires.

D’autre part, plusieurs critères ont été identifiés comme pertinents pour comprendre la définition du périmètre démocratique dans les SCOP : l’efficacité productive mais aussi la volonté d’inclure tous les travailleurs, la volonté d’inclure ceux qui s’investissent suffisamment et la volonté de laisser le choix pour que ceux qui se sentent les plus affectés

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par les décisions y participent. Ces trois derniers critères permettent une discussion sur le type d’égalité considérée comme juste, qui peut être rapprochée de l’analyse du deuxième chapitre sur les inégalités salariales considérées comme justes.

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