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inégalités salariales : une enquête qualitative

Encadré 1 : les SCIC

1.2. Les salaires sont des règles qui demandent à être justifiées

L’originalité de l’économie des conventions concernant l’analyse des salaires est de considérer le salaire non pas seulement comme un prix mais comme une règle, et comme une règle de nature conventionnelle (Favereau 2006). C’est grâce à cette approche qu’on peut expliquer la diversité des structures salariales des entreprises et l’opacité de la détermination des salaires : si le salaire était un prix déterminé sur le marché du travail en fonction de l’offre et de la demande, alors toutes les entreprises auraient des pratiques salariales identiques (en fonction des caractéristiques des employés) et tous les individus seraient rémunérés à leur productivité marginale. On n’observerait ni diversité, ni opacité. Or les conclusions du chapitre 1 nous permettent d’affirmer l’existence de diversité entre les entreprises : on a montré que les structures salariales étaient durablement différentes dans les SCOP et les EC50. Et nous voulons montrer dans ce chapitre à travers l’étude des déclarations des dirigeants et salariés de SCOP que la détermination des salaires est opaque, au sens où il est impossible de « reconstituer (sans un investissement considérable en temps, énergie et documentation) la totalité des règles, conduisant au montant précis [des] salaire » (Favereau 2006). L’analyse du salaire comme une règle semble donc pertinente et tout à fait adaptée à notre objet d’étude.

Reste à déterminer s’il s’agit bien de ce type particulier de règles désignées par les économistes institutionnalistes sous le nom de « conventions ». Pour en donner une définition

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Duchesne (2000) estime que 40 entretiens sont généralement suffisants : « L'expérience montre que, passé trente à quarante entretiens, si les personnes interrogées ont été bien choisies, les informations recueillies sont redondantes ou du moins ne mettent plus en cause, fondamentalement, la structure des résultats obtenus. » Rares sont les enquêtes qui en contiennent davantage.

49 La liste des SCOP peut être trouvée en annexe.

50 On a également mentionné la littérature empirique montrant des écarts de salaires significatifs entre les petites et les grandes entreprises : un exemple de plus de différenciation qui n’est pas expliquée par la confrontation de l’offre et de la demande sur le marché du travail.

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au moins provisoire et tirée de Favereau (2006), une convention est une règle qui regroupe quatre critères : (i) elle est empreinte d’un certain arbitraire, (ii) non assortie de sanctions juridiques, (iii) d’origine obscure, (iv) de formulation relativement vague ou du moins sans version officielle. On voit que ces quatre conditions ne sont pas forcément réunies pour la fixation des salaires car celle-ci est fortement encadrée par le droit du travail et par les négociations syndicales. La politique salariale des SCOP est soumise, comme dans toutes les entreprises classiques, au droit du travail (qui définit le SMIC et l’absence de discrimination) et aux conventions collectives obligatoires (qui déterminent des salaires minimum par poste, niveau de qualification et d’ancienneté). Les SCOP de notre échantillon sont toutes adhérentes à des conventions collectives. Les règles qui s’appliquent sont donc loin d’être implicites. Elles peuvent toutefois conserver une part d’arbitraire, en tant qu’elles s’appuient sur des précédents et peuvent aboutir à des équilibres multiples (Favereau 1999). Mais surtout les règles juridiques n’épuisent pas du tout l’explication des salaires observés : il reste aux dirigeants (et aux salariés dans le cas où une négociation a lieu) une grande marge de manœuvre au moment de l’embauche, ainsi qu’au moment des éventuelles promotions à un poste mieux payé ou des augmentations salariales. Nous analyserons en détails les mécanismes de détermination des salaires, à travers les votes du Conseil d’Administration (où le salaire des dirigeants est voté dans les SCOP à conseil d’administration), les entretiens individuels ou les évaluations formelles et informelles. Les discours des dirigeants et salariés portent en effet sur la justice distributive et procédurale des salaires. C’est donc cette marge de manœuvre qui va nous intéresser ici : au-delà des minimums légaux, quels sont les écarts qui sont considérés comme justes, comment sont-ils déterminés et quels sont les critères invoqués pour les justifier ? Considérer les salaires comme des règles conventionnelles prend donc ici tout son sens : cela nous permet de mieux rendre compte des résultats empiriques observés et de réintroduire dans l’analyse des jugements de valeur, en prenant en compte les capacités réflexives des agents (Eymard-Duverney 2006). Nous allons maintenant préciser ce cadre en ayant recours à l’économie des grandeurs, particulièrement bien adaptée aux SCOP.

Selon Boltanski et Thévenot (1991), les situations de « disputes » ou de désaccord sont propices à l’identification des principes généraux de justice qui servent de référence aux agents, car pour parvenir à un accord, ceux-ci sont contraints de faire référence à des principes supérieurs communs dont la présente discorde est un cas particulier. A travers le modèle des cités, les auteurs proposent une pluralité de principes supérieurs communs qui peuvent être plus ou moins prégnants dans différentes organisations. Malgré leur pluralité, ces principes supérieurs communs sont gouvernés par les mêmes axiomes : les axiomes de commune

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humanité et d’égale dignité stipulent que personne ne peut être exclu du système de justice (tels les esclaves ou les femmes à d’autres époques) et qu’une cité n’est valable que si elle permet en théorie à tous d’accéder aux positions les plus valorisées (« état de grands »). A ceux-ci s’ajoute un principe de dissemblance et de hiérarchisation par lequel les individus sont classés en fonction de leurs caractéristiques et de leur capacité à renoncer à certaines satisfactions immédiates. La présence de ces axiomes divergents introduit des tensions jamais entièrement résolues et des renégociations possibles des ordres établis, ce qui n’est pas sans rappeler le paradoxe au centre de la théorie rawlsienne et désigné par Rosanvallon sous le nom de « paradoxe de Bossuet ». Enfin, un dernier axiome doit être rappelé, celui de référence au bien commun : la grandeur de certains n’est acceptable que si elle sert le bien commun. Pour le dire autrement, « ceci est dans mon intérêt » n’est pas un argument acceptable pour résoudre une dispute51. On verra dans la deuxième partie que la référence au bien commun est en effet constante dans le discours des dirigeants.

Dès lors, le cadre de l’économie des grandeurs apparait très adapté pour tenter de comprendre les politiques salariales des SCOP et les principes de justice sur lesquels elles s’appuient. Premièrement la critique et la justification sont omniprésentes dans les SCOP pour deux raisons : d’une part le fonctionnement démocratique impose une explicitation des règles plus poussée qu’ailleurs, et d’autre part le modèle de l’entreprise coopérative est construit en opposition avec une certaine conception de l’entreprise classique. En effet, le dirigeant est dans une position un peu particulière puisqu’il doit au minimum rendre compte de ses décisions tous les ans lors de l’assemblée générale des sociétaires et se représenter tous les quatre ans devant l’assemblée pour être réélu. Souvent, d’autres contraintes s’ajoutent puisque la direction est partagée (12 des 38 SCOP observées sont en cogérance et/ou ont des systèmes de gérance tournante qui stipulent que chaque gérant ne fait qu’un seul mandat) et les décisions prises en commun ou justifiées lors de réunions pluriannuelles. Le dirigeant de Scopmétallurgie l’exprime de la manière suivante :

Scopmétallurgie, dirigeant52 : « Il faut sans doute être plus attentif, être plus explicatif, plus pédago que dans une entreprise traditionnelle. Parce que d'abord vous n'avez pas la légitimité du propriétaire, vous n'êtes que gestionnaire... moi je ne suis que gestionnaire. Bon, en même temps, je me dis que cette capacité d'explication, c'est aussi une

51 Ce principe est déjà présent chez Rawls (1971) puisqu’une inégalité n’est considérée comme juste et acceptable que si elle améliore le bien-être des moins bien lotis.

52 Pour chaque extrait d’entretien, nous préciserons le nom (modifié) de l’entreprise et le poste de la personne qui parle (tel que la personne interrogée l’a défini).

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façon de faire adhérer les gens et puis c'est aussi, quelque part, ça génère de l'efficacité. […] Mais il faut beaucoup expliquer, et il faut faire très attention à être cohérent, parce que les gars de la production ils vous interpellent : ‘’oui mais là, vous aviez dit qu’on allait faire comme ça…’’ »

Cette justification rendue nécessaire par les statuts SCOP est susceptible de faire appel à des principes de justice qui se prêtent bien à l’analyse. De manière plus générale, on s’inscrit ici dans la tradition des modèles institutionnalistes qui confèrent à l’organisation un rôle dans la formation des individus, l’orientation de leurs actions et de leurs jugements, tout en reconnaissant à ces mêmes individus des capacités réflexives aigües. Dans le cas des SCOP, ce sont précisément les capacités réflexives qui sont encouragées et développées par l’organisation. Les dirigeants comme les salariés mentionnent souvent les processus d’apprentissage du fonctionnement coopératif, qui s’effectuent de manière plus ou moins formelle entre la formation « Bienvenue en SCOP » d’une journée proposée par l’Union régionale des SCOP et les mécanismes visant à inciter les nouveaux sociétaires à prendre la parole lors des réunions. Les résultats du questionnaire salarié nous confirment l’implication des salariés dans les prises de décision : 89% des salariés ont qualifié le mode de direction de la SCOP de « très démocratique » ou « plutôt démocratique »53, et la grande majorité d’entre eux se disent bien informés et bien associés à la prise de décision. Ces chiffres sont d’autant plus élevés dans les petites SCOP et dans les SCOP à fort taux de sociétariat. Les sociétaires sont en moyenne plus susceptibles de se dire impliqués dans la prise de décision mais on n’a pas noté de différence en fonction du poste, du niveau de diplôme ou de l’ancienneté. On ne peut donc pas comprendre le fonctionnement des SCOP sans reconnaitre aux travailleurs des compétences politiques, ce que permet le cadre théorique de l’économie des grandeurs.

Deuxièmement, le modèle des Scop s’inscrit en faux contre l’entreprise capitaliste. On peut en faire le constat juridique et historique à travers l’étude des statuts et de la transformation historique des SCOP (Desroches 1976, Demoustier 1984, voir Chapitre 1). On peut aussi le relever dans le discours des dirigeants et salariés interrogés. En effet, le premier objet de critique dans les SCOP enquêtées est le modèle de l’entreprise capitaliste et de ses excès, et c’est en référence plus ou moins explicite à ce modèle que les dirigeants et salariés

53 Alors que les 11% restant le qualifient de peu ou pas du tout démocratique. Les tableaux de résultats peuvent être consultés en annexe.

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se situent pour justifier leur politique salariale54. Cela se fait soit par comparaison directe avec un emploi passé dans une autre entreprise, soit par référence aux concurrents ou aux entreprises connues, soit encore par référence plus vague au modèle dominant. Quelles sont plus précisément les caractéristiques du modèle dominant qui sont prises pour cibles, et quels sont les principes de justice au nom desquels ces critiques sont faites ?

1.3. La critique de l’entreprise classique au