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II. Les acteurs : valeurs et engagements

3. Valeurs et Engagements

 Valeur(s)

Les valeurs dont il est question dans ce travail, que ce soit celles mises en avant sur les frises chrono- systémiques ou celles des acteurs rencontrés, sont entendues comme les “principes” qui sous-tendent les actions des personnes. Elles se rapportent à la notion de “valeur-principe” proposée par Nathalie Heinich (2019) : une valeur est alors un “principe d’évaluation et de justification” des actions. Les valeurs auxquelles se réfèrent les acteurs sous-tendent (justifient) leurs actions. Dans le même temps, les actions sont évaluées par les autres en fonction des valeurs auxquelles eux-mêmes adhèrent. En outre, “la seule façon d’invalider

une valeur consiste à lui préférer, contextuellement, une autre valeur”, c’est donc bien “la mise en œuvre d’une valeur qui est discutable – pas la valeur elle-même” (Heinich, 2019).

Les précédentes frises se sont donc attachées à mettre en avant les valeurs présentes sur le territoire en fonction du temps, car le partage de valeurs permet aux acteurs d’entreprendre des actions vers une finalité commune, par-delà les éventuels clivages liés à leur “casquettes”.

A contrario, les tensions mises en évidence par les frises chrono-systémiques découlent bien de la coexistence de groupes d’acteurs qui adhèrent à des valeurs différentes.

Les valeurs des acteurs sont également celles qui sous-tendent leurs engagements.  Engagement

“L’engagement vise à faire d’une dépendance un pouvoir”, nous dit Laurent Thévenot (2006). C’est effectivement sur cette assertion que se base la notion d’engagement dont il est question dans cette étude. Cet auteur différencie néanmoins trois “régimes d’engagements”: “en familiarité personnelle”, “en plan

projeté par l’individu” et enfin “en justification publique par le bien commun”. C’est alors ce troisième “régime d’engagement” qui nous intéresse ici, dans le sens où ce type d’engagement est “apprécié selon un ordre de grandeur légitime qui s’adosse à une spécification du bien commun” (Thévenot, 2006). Le terme “grandeur”

recouvre alors le même sens que la “valeur-principe” (Heinich, 2019) présentée ci-avant.

Mais au sein de ce “régime d’engagement en justification publique par le bien commun”, plusieurs formes d’engagement (ou façons d’agir) coexistent. Miguel Benasayag et Angélique Del Rey (2017) différencient alors “l’engagement-transcendance” de “l’engagement-recherche”, non pas en fonction des valeurs qui les sous-tendent, mais plutôt des visions du monde et des modes d’action des acteurs.

“L’engagement-transcendance” part du postulat que le monde “n’est pas tel qu’il doit être”. L’engagement est alors un moyen vers une finalité, par la mise en place d’un “programme” qui précède et guide l’action. C’est un changement global qui est visé : s’engager, c’est alors “sacrifier le présent à l’avenir”. Ils estiment que ce type d’engagement n’est plus compatible avec l’époque actuelle. Ils proposent alors la notion “d’engagement-recherche”, adapté au “système complexe” qu’est notre époque. S’il vise également à changer les choses, cet engagement le fait “en situation” et en s’appuyant sur un projet. Le projet, en opposition au programme, “ne part pas de l’avenir, mais du présent”. Il est également situé dans l’espace, “territorialisé”:

“S’engager, c’est projeter un agir possible, autrement dit un ou des changements dans l’état des choses. Mais cette projection qui est l’essence même de l’engagement en situation (présente et locale) n’implique nulle prévisibilité des résultats de l’action, et encore moins du mode global que l’action permettrait de réaliser.” (Benasayag et Del Rey, 2017)

Cette forme d’engagement cherche avant tout “des solutions aux problèmes concrets”, en partant “du local

pour aboutir au local”. Les solutions sont alors multiples, et à un même problème, les réponses pourront être

différentes selon le contexte (temporel et territorial). En outre, les réponses, puisque situées, ne sont pas

définitives - cependant “l’éphémère n’empêche pas l’irréversible”. L’universalité réside donc, non pas dans la

mise en œuvre d’une solution ou d’une réponse globale à tous les problèmes, mais dans la recherche

“d’augmentation de la puissance d’agir”, en situation (Benasayag et Del Rey, 2017).

Les engagements dont il est question dans cette étude sont ceux du régime “en justification publique par le

bien commun” (Thévenot, 2006), ils s’appuient sur des “valeurs-grandeurs” (Heinich, 2019). Si, dans les

discours, la forme d’engagement des acteurs rencontrés n’est pas toujours très claire - entre une “transcendance” en quête de solution globale et une “recherche” focalisée sur le local et le développement de puissance - il s’avère que dans l’action en elle-même, la forme “recherche” est celle qui prime (Benasayag et Del Rey, 2017) : les acteurs rencontrés expérimentent, avant tout, des solutions locales aux problèmes rencontrés localement.

 Transition et engagement

Le mot “transition” dont il est régulièrement question aujourd’hui recouvre plusieurs notions qui peuvent être très différentes les unes des autres. Vu du Québec, René Audet (2015) distingue trois “modèles de

transition” différents qui entrent en conflit : la “transition technocentriste”, dans laquelle les entreprises

innovantes dans le domaine des technologies “vertes” sont vues comme les acteurs principaux, la “transition

aménagiste”, dans laquelle c’est le rôle de l’Etat qui est central et où la technologie doit être adaptée au

contexte, et la “transition écocentriste”, mouvement aujourd’hui international, initié par Rob Hopkins en Angleterre avec le concept de Transition Towns. En France, Luc Semal (2017) pointe également les différents sens que peut revêtir l’expression “transition écologique” : si dans certains contextes, notamment militants, elle revêt un sens fortement contestataire, il met en garde contre l'institutionnalisation du terme qui le vide de son sens alternatif pour ne garder que l’aspect environnemental. En clair, en fonction des contextes et

des personnes, le mot transition peut être entendu comme une forme de “croissance verte”, qui prend la suite de l’expression développement durable sans changer le fond, ou comme une remise en cause du

développement, au sens de croissance (Semal, 2017).

Le concept de transition tel qu’il est entendu dans le réseau Transition Network16 - issu des Transitions Towns initiées par Rob Hopkins - paraît particulièrement pertinent dans le cadre de cette étude : les citoyens y sont perçus comme des acteurs légitimes de la transition, et l’action locale est privilégiée (Transition Network, 2016 ; Audet, 2015 ; Semal, 2012). De plus, la conscience du changement climatique, mais également du pic pétrolier à venir, est vue non pas comme une raison à l'immobilisme (au prétexte que toute action serait inutile car nécessairement insuffisante), mais plutôt comme un moteur à l’engagement, dès à présent, pour construire et expérimenter localement des formes de résilience désirables anticipant ces crises (Semal, 2012).

Les concepts d’effondrement, théorisés par la collapsologie ou/et le catastrophisme ne peuvent aujourd’hui plus être vus seulement comme des crises à éviter, mais doivent avant tout être considérés comme le

contexte des actions (Semal, 2017).

Pour conclure, la transition peut être vue à la fois comme la valeur qui sous-tend l’engagement, mais également une forme d’engagement en elle-même.

La transition, dont les citoyens sont les acteurs principaux, en se déclinant en formes multiples d’action, non reproductibles et nécessairement territorialisées, de par la mise en réseau qui en résulte et son fonctionnement en mode projet, est bien une forme d’engagement-recherche au sens entendu par Miguel Bensayag et Angélique Del Rey (2017).

B.

Retour de l’étude : Qui sont les acteurs ?

Pour appréhender les acteurs, “la principale méthodologie utile est celle qui privilégie l’analyse du discours

avec enquêtes par entretiens dont les objectifs sont de percevoir les relations qui se sont tissées au cours du temps entre les différents acteurs et les territoires” (Gumuchian et al., 2003). La méthode choisie a été celle

des entretiens semi-directifs, et plus précisément des entretiens compréhensifs telle que proposée et détaillée par Jean-Claude Kaufmann (2016). Les personnes rencontrées ont alors été choisies en fonction de leur implication territoriale plutôt que par souci d’obtenir un échantillon “représentatif”, qui a finalement peu de sens dans une enquête qualitative.

La transformation territoriale étant au cœur de la recherche, j’ai décidé de rencontrer des habitants qui se sont installés à différentes périodes dans les Bauges, ainsi que des personnes nées sur place – qui s’inscrivent dans une temporalité encore différente. Ensuite, pour être habitant-acteur, il faut bien agir d’une manière ou d’une autre sur le territoire: c’est alors diverses formes d’engagement qui ont été recherchées. Deux portes d’entrée de l’action territoriale ont été choisies : l’engagement associatif, et le fait de travailler sur place, en particulier lorsque le travail avait un lien fort au territoire et donc une éventuelle influence sur ce dernier. Enfin, puisque la question des valeurs des acteurs est posée, les personnes rencontrées devaient sembler avoir une certaine conscience du changement climatique à l’œuvre et paraître s’engager dans une ou des démarches de “transition”, sociale ou/et environnementale. Ce dernier critère était particulièrement important pour les personnes installées plus récemment sur le territoire, car cette valeur de “transition” est plutôt récente.

Pour rester en cohérence avec les caractéristiques des “acteurs pluriels” précédemment décrits, il est apparu nécessaire de conserver les noms et prénoms des personnes, car leur discours est nécessairement situé : il prend son sens en fonction de qui parle et d’où il parle. Les citations ne sont donc pas anonymisées (sauf dans certains cas particuliers à la demande des personnes concernées).