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La station d’Aillon-le-Jeune : développement local et tourisme social

Conclusion partie II : le mécanisme à l’œuvre entre valeurs et engagements

A. Retour de l’étude : les Bauges, transformées par et pour ses habitants

1. La station d’Aillon-le-Jeune : développement local et tourisme social

La première partie de ce travail a déjà évoqué la naissance de la Station d’Aillon-le-Jeune, dans un mouvement de développement “par et pour le local” et de tourisme social entamé dans les années 60. D’autres initiatives locales auraient pu être choisies pour évoquer cette période, comme la création de la base de loisir de Lescheraines qui s’inscrit dans le même mouvement, mais c’est sur la station que les données recueillies étaient les plus complètes. Cette analyse s’appuie sur l’ouvrage le Sonnaillon (Trépier, 2006), écrit par la femme de Gaston Trépier, un des acteurs principaux de la station, ainsi que sur un entretien avec leur fils Philippe Trépier25 et le visionnage d’un film documentaire sur la station26. Néanmoins, l’impossibilité de recueillir la parole directe des acteurs (décédés aujourd’hui) limite l’analyse des rétroactions qui ont pu avoir lieu entre valeurs et engagements.

 Les acteurs :

Au début des années 60, on est en plein exode rural, la vie sur place est particulièrement difficile pour les agriculteurs, et la fruitière du village n’arrive plus à embaucher de fromager. La station d’Aillon-le-Jeune est née de l’engagement d’une poignée de jeunes de la JAC (jeunesse Agricole Catholique), ce qui n’est pas sans influence sur leurs valeurs et leurs volontés d’engagement. Ils ont à cœur de développer le pays en favorisant l'essor du tourisme social. Leur ambition est de trouver une source de revenus complémentaires pour les agriculteurs par le biais du tourisme de neige, en se disant: “il faut qu’on fasse une activité pour tenir les

agriculteurs l’hiver, recréer de l’emploi, pour permettre aux familles de rester sur place” (Philippe Trépier). Ils

poussent alors le conseil municipal à démissionner: “Ils sont arrivés à faire comprendre aux conseillers

municipaux, qui étaient vieillissants, qu’il fallait changer … qu’il fallait changer la donne” (Philippe Trépier).

Elus, ils se lancent donc dans ce projet de création de station village : ils sont alors sur un projet bien différent des stations intégrées qui commencent à être le modèle dominant. Conscients que le territoire (altitude insuffisante, notamment) n'attirera pas d’investisseurs extérieurs, c’est la commune qui achète un premier fil neige d’occasion et l’installe. La commune continuera d’ailleurs à être propriétaire et gestionnaire des remontées mécaniques pendant de nombreuses années. L’engagement des acteurs principaux se traduit également par de nombreuses heures de bénévolat au service de la station, qui est envisagée comme un service public : la commune ne s’enrichit pas, chaque bénéfice est immédiatement réinvesti dans le développement, mais la station participe à la création d’emplois et de richesse sur le territoire.

Il me paraît ici nécessaire de faire ce petit aparté : le choix de cet exemple, porté par des élus - plutôt que de “simples” habitants - peut paraître hors de propos dans cette étude qui se questionne sur le pouvoir de transformation territoriale impulsée par les “habitants”. Cependant, il faut bien se

25 Entretien avec Philippe Trépier, le 21 mai 2019 à AIllon-le-Jeune

replacer dans le contexte, à la fois historique mais aussi géographique : être élu d’une commune des Bauges n’avait (et n’a toujours) rien à voir avec le fait d’être élu d’une ville, même de taille moyenne. Les élus des communes rurales sont, dans une très grande majorité des cas, des “citoyens ordinaires”, qui n’ont aucune formation politique spécifique. Être maire d’une commune rurale, c’est avant tout une forme d’engagement, pour lequel il faut s’attendre à donner plus qu’on ne reçoit - que cela soit sur l’aspect financier, mais également de reconnaissance, et n’assure pas non plus des possibilités d’action et d’influence territoriales.

Dans un contexte d’exode massif, auquel s’ajoute le sentiment d’être “oublié” de l’état27, seule l’action locale paraît à même d’apporter une forme de “contre-pouvoir” émancipateur (Benasayag et Del Rey, 2017) aux yeux des acteurs. Si le développement du tourisme social est bien la valeur qui sous-tend la forme des projets entrepris, le moteur à l’engagement qui est derrière est bel et bien la volonté de prendre en main le devenir du territoire.

 Le pouvoir d’agir :

Innovation, improvisation

On a vu dans la partie précédente que le pouvoir d’agir des acteurs était lié à trois facteurs : leurs capacités d’innovation et d’improvisation, leur ancrage territorial et l’activation de personnes clés.

Si on ne peut pas qualifier la station de ski d’innovation dans les années 60, plusieurs éléments témoignent de capacités d’improvisation et de créativité de ces pionniers locaux.

Tout d’abord, les élus n’ont pas hésité à oser : ils ont expérimenté, pris des risques (financiers notamment) et remis leurs choix en cause quand ils s’avéraient inadaptés. Le premier hiver (1963) s’est avéré être un “hiver sans neige” : le fil neige, qui avait été installé sur une pente à proximité du chef-lieu, a alors été déplacé pour l’hiver suivant au hameau de la Correrie sur une pente qui était mieux enneigée.

Ces élus investissent les marges : une sorte de “caisse noire” est créée, le maire et certains élus y reversent alors leurs indemnités, se contentant des revenus de leurs activités professionnelles (et/ou celles de leurs épouses). Même si les montants ne sont pas très élevés, ils permettent par exemple d’offrir un repas aux chauffeurs des cars de tourisme : ces derniers, assurés de passer une journée sympathique pendant que leurs clients skient, sont heureux de revenir et assurent une certaine publicité… Sans être de la corruption, cela reste une forme de “zone grise”, plus ou moins acceptable à l’époque (mais que ne serait plus possible aujourd’hui). Toujours du côté de l’improvisation avec l’idée de bricolage (Koop et Senil, 2016) on peut citer Raymond Garnier, un des acteurs principaux de la naissance de la station, qui a construit lui-même la première dameuse. Une scierie a été investie quelques hivers pour proposer un lieu d’accueil aux jeunes enfants et à leurs mères, et vendre des boissons chaudes aux skieurs, le tout tenu par des bénévoles. L’aménagement de la station s’est en outre faite pas à pas, sans plan d’ensemble préalable : si ce système n’optimise pas la gestion sur le long terme, il permet une grande réactivité et de l’adaptation, tant aux ressources de la commune qu’aux besoins des skieurs. C’est en faisant (la station) que les acteurs ont appris à gérer et construire une station…

Ancrage territorial des acteurs

Dans les acteurs principaux qui ont permis à la station d’émerger, Philippe Trépier en évoque trois en particulier : Gaston Trépier, Roger Baulat et Raymond Garnier. Gaston Trépier, son père, a été agriculteur un temps, mais a changé de métier pour raison de santé. Il travaille alors pour la caisse d’assurance pour les agriculteurs des Bauges, puis aussi dans une banque au Châtelard. Il avait également été facteur pendant la guerre : il est beaucoup dans le relationnel, connaît et est connu de beaucoup de monde, et sera maire de la commune. Roger Baulat est pisciculteur, il sera le premier directeur (bénévole) de la station, il portait la

casquette du “technicien”. Son décès brutal en 1970 sera un coup dur pour l’équipe. Raymond Garnier, qui vendait (et réparait) des machines agricoles, gérait l’aspect financier. Ces trois acteurs bénéficiaient d’un fort ancrage par leurs fonctions : ils étaient connus de tous. Ils bénéficient donc d’une assez bonne reconnaissance sur la commune et au-delà. Leur engagement, notamment bénévole, est également très marqué. Cet engagement est motivé par un fort attachement au territoire, qu’ils souhaitent voir continuer à vivre, en permettant aux jeunes de rester et travailler sur place. Le projet de station - et la manière dont il est porté - ne bénéficie pas de l’adhésion de tous, néanmoins les contestataires ne sont pas majoritaires. Le schéma ci-dessous permet de visualiser le fort ancrage territorial dont bénéficient ce groupe de trois acteurs :

Figure 30 – Ancrage territorial des créateurs de la station d’Aillon-le-Jeune. Création propre 2020.

Mobilisation des personnes et relations clés

Les trois acteurs précédemment cités peuvent être repérés comme étant eux-mêmes des personnes clés, par leurs compétences techniques, relationnelles, financières, mais également par leurs solides réseaux de relations sur le territoire. En outre, ils ont su activer leurs réseaux relationnels à différentes périodes et moments clés. Pendant de nombreuse années, c’est l’épouse de Gaston Trépier, institutrice, qui a fait office de “secrétaire de mairie”, sans en avoir ni le statut ni le salaire. C’est également elle qui écrivait les discours du Maire, et qui a rédigé la profession de foi de la jeune équipe municipale qui souhaitait créer la station. Deux autres exemples concernant la station ont déjà été évoqué dans la partie précédente (partie III) : l’installation des pylônes du premier télésiège par l’armée, grâce aux relations de Roger Baulat, ainsi que la relation de confiance établie avec le constructeur de remontées mécaniques, qui a accepté plusieurs fois de se faire payer en décalé.

 Les transformations territoriales dûes à la station

A l’échelle communale :

Le but premier des acteurs était de redonner une attractivité à la commune, afin de permettre le maintien des professions agricoles et motiver les jeunes à rester “au Pays”.

Au début des années 70, la fromagerie est rénovée par la commune, et la SICA (société d’intérêt collectif agricole) du Val d’Aillon est créée. Si les agriculteurs y sont majoritaires, la commune a largement contribué à sa création grâce aux bénéfices de la station. Un fromager est alors embauché, et les producteurs laitiers

peuvent de nouveau vendre leur lait (et le faire transformer) localement. Le fait que les agriculteurs soient aidés, plutôt que d’autres professions ou services, n’a pas été bien vu par tous, mais correspond au projet initial des acteurs, qui voient l’agriculture comme une composante essentielle de l’identité des Bauges. Il est difficile de savoir avec précision quelle proportion des agriculteurs a réellement bénéficié d’un complément de revenus en hiver grâce à la station, mais il est certain que plusieurs services et commerces ont pu ouvrir grâce au tourisme. Pour ce qui est de l’attractivité de la commune, on peut dire que les créateurs de la station ont réussi leur pari. L’évolution comparée de la population des communes d’Aillon-le- Jeune, support de la station, et d’Aillon-le-Vieux sa proche voisine, est parlante :

Figure 31 – Evolution comparée des populations municipales des communes d’Aillon-le-Jeune et Aillon-le-Vieux, de 1962 à 2016. Création propre (2020) d’après les chiffres de l’INSEE.

En effet, s’il faut attendre plus d’une dizaine d’années pour que la population augmente significativement, on s'aperçoit qu’en 1982, Aillon-le-Vieux continue de perdre des habitants alors qu’Aillon-le-Jeune est en pleine croissance. Cette croissance se poursuit jusqu’au milieu des années 2000.

Du point de vue de l’urbanisation, la commune voit l'essor de nouvelles typologies architecturales : au début des années 70 sont construits les deux premiers immeubles avec ascenseur des Bauges, d’autres immeubles et le lotissement de la Mense suivront, en 1980 c’est au tour du centre de vacances “les Nivéoles”, avec une piscine découverte, d’être construits… Le visage de la commune se transforme de manière significative, contrairement à la majorité des autres communes des Bauges.

A l’échelle des Bauges :

La transformation induite par la station ne se limite pas à la seule commune d’Aillon-le-Jeune, et participe aussi à des changements à l’échelle des Bauges. Bien que précurseurs, les élus d’Aillon-le-Jeune ne sont pas les seuls en Bauges à choisir le tourisme comme projet de développement, d’autres élus locaux partagent ces valeurs de tourisme social et de développement local. C’est le cas notamment à Lescheraines avec le plan d’eau, à Saint-François-de-Sales avec le ski de fond, etc. En s’inscrivant dans un changement de société global, les Bauges sont “mises en désir” par le tourisme (Martin, Bourdeau et Deller, 2012) : le territoire devient peu à peu une terre d’immigration, et les arrivées de nouveaux habitants qui au départ compensent à peine l’émigration de l’exode rural, s’intensifient jusqu’à ce que la tendance s’inverse à l’échelle du massif.

Au-delà de simples données de populations28, ce sont aussi les valeurs associées à la montagne en général et aux Bauges en particulier qui changent peu à peu. A une période où le territoire est de moins en moins attractif pour (et donc de moins en moins valorisé par) les populations natives majoritairement agricoles, le développement touristique n’apporte pas simplement une manne financière pour les habitants, mais c’est également le système de valorisation du territoire qui s’appuie sur d’autres critères que le seul rendement agricole : la beauté des paysages devient une forme de ressource qui rend le territoire attractif, et son éloignement des villes et de “la fureur du monde29” est également valorisée par les nouveaux habitants. Ces transformations, que sont l’arrivée d’une nouvelle population et un changement d’image et de valeurs associé au territoire, n’étaient pas anticipées par les acteurs locaux, mais découlent bien - en partie - des actions de ces derniers.

 Identifications de quelques limites de l’action et freins à la transformation :

Etant donné le temps écoulé depuis les débuts de la station, il est difficile de connaître aujourd’hui les limites et les freins qui ont pu exister à l’époque. Néanmoins, il y a bel et bien eu des réfractaires au projet de station, et un hiver, des barbelés ont été tendus sur les pistes30. Les élus ont bien eu à cœur d’aller discuter avec les propriétaires des terrains sur lesquels les remontées mécaniques devaient être installées, pour les convaincre, mais cela n’a pas toujours été facile, et dans certains cas ils sont peut-être passés “en force”. Dans ce contexte, si une certaine méconnaissance des réglementations de la part des élus locaux leur a parfois permis d’être rapides et réactifs, cela n’a pas non plus toujours joué en leur faveur. On rejoint donc ce qui a été mis en avant à propos de l’improvisation (Koop et Senil, 2016) : c’est bien la maîtrise de la partition - en musique - et la connaissance des réglementations - dans le cas de l’action territoriale - qui permet d’improviser “juste” et efficacement.