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Conclusion partie II : le mécanisme à l’œuvre entre valeurs et engagements

III. De l’engagement à la transformation territoriale : le pouvoir d’agir

3. La mobilisation des personnes clés

L’engagement des acteurs est porté par leurs valeurs et leur attachement au territoire. Leur capacité d’agir dépend de la qualité et la profondeur de leurs liens au lieu, ainsi que de leur capacité d’innovation et

2012), un troisième ingrédient entre alors dans l’équation : c’est ce qu’on nommera ici la mobilisation des

personnes clés.

 Qui sont les personnes clés ?

Ce terme peut être entendu comme faisant référence à celui des “relations clés”, autrement dit ces relations personnelles qui “traversent les frontières des organisations” : l’importance du rôle joué par les réseaux personnels a effectivement été mise en évidence dans le cadre de l’accès à l’emploi et celui de “collaborations entre les laboratoires du CNRS et des industriels” (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011). En ce qui concerne les

transformations territoriales, passées ou à l’œuvre, dans les Bauges, le rôle joué par les relations personnelles et les réseaux est également apparu de manière assez nette.

Si, dans l’étude citée plus haut, les industriels ont souvent été réticents à faire référence à l’importance de leurs relations personnelles (notamment familiales ou amicales) dans leurs collaborations avec les laboratoires (Bidart, Degenne et Grossetti, 2011), ces réticences ont été bien moins visibles dans les discours des acteurs des Bauges. Cela peut s’expliquer par le contexte particulier des territoires ruraux, dans lesquels “tout le monde se connaît” : les réseaux familiaux, amicaux, professionnels, associatifs, de voisinage etc., s'entremêlent et les relations personnelles traversent assez facilement toutes ces frontières. Ce phénomène est également amplifié par les nombreuses casquettes portées par les acteurs.

Les personnes clés facilitent, amplifient, légitimisent ou accélèrent les transformations territoriales parce qu’elles sont détentrices d’une forme de pouvoir : que ce soit par leur position, leur rôle ou leur fonction. Avoir la capacité de faire appel à ces personnes clés ne se confond pas nécessairement à une forme d’ancrage territorial, car dans certains cas des personnes extérieures au territoire peuvent avoir une forme d’influence localement.

 Quelques exemples de mobilisation des personnes clés

Au moment de l'essor de la station d’Aillon, l’équipe municipale a particulièrement bien su activer son réseau de connaissance pour accélérer la mise en place de la station. Par exemple, les pylônes du premier télésiège ont été montés par l’armée, grâce aux relations entre Roger Baulat, conseiller municipal, et le commandant de la base militaire du Bourget-du-Lac :

“Ce qui était fantastique, et ce qu’on ne pourrait plus faire maintenant : c’est que la station s’est montée avec l’aide de l’armée ! [...] Il fallait mettre les pylônes sur des pentes très raides là-haut, ils n’avaient pas de solution, à l’époque, on ne pouvait pas y monter! [...] Roger Baulat connaissait bien le commandant de la base. [...] Ils sont venus avec leurs gros hélicos, et ils ont transporté les pylônes! On a encore le film23.” (Philippe Trépier)

Une autre personne sans laquelle la station n’aurait probablement pas pu être construite aussi rapidement, c’est le fabricant de remontées mécaniques auquel la commune a fait appel :

“Celui qui faisait les remontées mécaniques, il s’appelait Montagner, il avait une société vers Scionzier, Allonzier-la-Caille, en Haute-Savoie. C’est un gars qui était un chef d’entreprise, mais en même temps, il a tout de suite compris comment ça fonctionnait, comment dire… Il montait un téléski, il se faisait payer trois ans après… Tu vois ? C’était comme ça, quoi. Un jour ils ne pouvaient pas le payer, alors ils ont décidé de lui offrir un terrain. Pour le dédommager.” (Philippe Trépier)

Si Philippe Trépier fait état d’une “période qui était très humaine”, où “il y avait beaucoup d’arrangements

entre les gens”, c’est avant tout une histoire de confiance mutuelle, et donc de relation humaine qui est

derrière cet arrangement. Même en tenant compte d’un contexte historique, avec moins de

contractualisation, l’entrepreneur n’aurait pas pris ce risque s’il n’y avait pas eu un lien social qui s’était tissé entre les protagonistes.

Un acteur peut être lui-même une “personne clé”. Un exemple assez net est celui de l’association Radio ALTO, dirigée par trois co-présidents complémentaires :

“En ce moment, ça va bien parce que justement on est trois à avoir des compétences différentes. Donc il y a Olivier qui connaît très bien tout ce qui est monde du travail, ressources humaines et tout ce qui est administratif, ça c'est super, parce que nous, on est employeur. Après on a la chance aussi d'avoir Pascal, qui est, dans la vie, ingénieur du son. Il est arrivé il y a quelques années, et ça c'était super, parce qu'il s'y connait parfaitement en technique. [...] Moi, je suis originaire d'ici, je connais beaucoup tout ce qui est réseaux, le territoire. Donc on est très complémentaires.” (Ginette Merlin)

Ginette Merlin s’identifie comme “personne clé” pour l’activation du réseau local, ce qui peut aider à faire entendre la voix de la Radio apporter une certaine légitimité (elle est en outre la sœur du Maire de Lescheraines qui est aussi conseiller départemental), Pascal est vu comme “personne clé” pour ce qui est de la gestion des éventuels problèmes techniques, et elle identifie Olivier comme “personne clé” pour ce qui va être de la gestion du personnel. Mais ce dernier peut aussi être considéré comme une “personne clé” par son réseau professionnel, qui peut jouer en faveur de l’association :

“En étant dans le secteur social et médico-social, j'ai quand même pas mal de lien avec des institutions, et des personnes politiques, sur la Haute-Savoie, un peu sur la Savoie. Et du coup, par ce lien-là, je croise des gens en tant que professionnel, mais aussi en tant que membre de Radio Alto, du bureau. Je les croise pas aux mêmes moments, mais on se connait on se

reconnaît. Et du coup, ça aussi, ça porte un intérêt, et ça permet que je me positionne aussi sur la question du partenariat et du réseau. Alors, beaucoup sur les aspects institutionnels,

mais sur les aspects inter-associatifs, ici, à l'intérieur du massif.” (Olivier Gachet)

Enfin, une “personne clé” peut l’être à son insu. Dans l’association BioBauges, la création du magasin

Croc’Bauges a été le théâtre de tensions internes entre deux positions (avec derrières elles, deux systèmes

de valeurs) différentes : Il y avait d’un côté ceux qui voulaient créer une boutique de produits labellisés

Agriculture Biologique uniquement, et de l’autre ceux qui voulaient pouvoir vendre aussi des produits locaux.

Hors, aucun agriculteur (sauf peut-être quelques producteurs de plantes médicinales) n’était labellisé bio au moment de la création du magasin. La “personne clé” qui a permis de dépasser ce clivage a été une productrice de fromage de chèvre, qui, bien que non labellisée, avait une démarche “plus bio que bio”, démarche reconnue unanimement. A partir de ce constat, un cahier des charges interne à l'association a été rédigé, afin de garantir aux consommateurs que les producteurs non labellisés étaient bien dans une démarche proche de celle de l’agriculture biologique…

“Mais l'entrée du local [produit locaux] elle est essentielle. Et ça c'est un truc sur lequel on s'est battu au tout départ. Parce que dans BioBauges, il y avait les pro-militants bio, il fallait surtout pas déroger à la règle, [...] Et ce qui nous a sauvé, c'était Ghis. Ghis, elle est plus bio que bio

[mais n’a pas de label] -"Ghis, [si on se cantonne aux produits labellisés], on peut pas vendre

ses fromages de chèvre!" [...] Et donc on a monté le projet comme ça, en disant, ‘produit bio et produit locaux’. Et je pense que c'est ce qui fait que le projet marche.” (Pascaline Bizet)

C’est donc la simple existence de cette personne, connue et reconnue par tous, qui a permis dans un premier temps de dépasser le clivage et de garder l’ensemble des forces vives de l‘association. Dans un second temps, le fait de proposer des produits locaux ET des produits bio est vu comme une force du projet, qui fait que deux types de clientèles potentiellement dissociées l’une de l’autre, s’ouvrent à une autre façon de consommer (mécanisme détaillé ci-avant).

Les personnes clés sont donc celles qui détiennent une forme de pouvoir, de manière directe ou indirecte. Le commandant de la base du Bourget-du-Lac avait le pouvoir (la capacité humaine, technique, financière) d’installer les pylônes du télésiège. Pour Olivier Gachet ou Ginette Merlin, c’est une forme de pouvoir indirect, latent, car c’est par leur réseau de relations qu’ils peuvent être “reconnus” par ceux qui ont une certaine forme de pouvoir sur le territoire. Enfin, la chevrière a une forme de pouvoir “malgré elle”, par la reconnaissance de la valeur de sa démarche agricole.