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Conclusion partie II : le mécanisme à l’œuvre entre valeurs et engagements

A. Retour de l’étude : les Bauges, transformées par et pour ses habitants

2. L’AOP 31 Tome des Bauges : qualité et patrimoine

Après le tourisme social, c’est le patrimoine qui a été la valeur sur laquelle se sont appuyées les actions locales en Bauges32. Les prémices apparaissent dès les années 70, notamment à la création de l’association Amis des

Bauges, et le marketing territorial mis en place par le PNR au milieu des années 90 peut être vu comme le

point d’orgue des actions en faveur de la patrimonialisation du territoire des Bauges. Les actions menées dans le cadre de l’AOP Tome des Bauges sont, quant à elles, un bon exemple d’action conjointe des habitants et des institutions. Les éléments qui suivent s’appuient avant tout sur une base bibliographique (Palisse, 2006a ; Palisse 2006b), complétée par un entretien avec un producteur de Tome des Bauges (Dominique Dupérier, GAEC des Neiges, le 9 avril 2019 à Jarsy). D’autres personnes rencontrées dans le cadre de ce mémoire ont également apporté leur vision de l’histoire.

 Les acteurs :

Contrairement à la naissance de la station d’Aillon, je n’ai pas pu bénéficier de données sur les acteurs individuels qui sont à l’origine du projet de labellisation. Le temps long dans lequel s’inscrit la démarche rend d’autant plus difficile l'appréhension des individus qui composent le collectif, puisque certains sont amenés à quitter le groupe, et d’autres à le rejoindre. C’est donc sur l’acteur collectif “un groupe d’agriculteurs”, qui se formalise ensuite en “SITOB” (Syndicat Interprofessionnel de la Tome des Bauges) que s’appuie cette analyse.

28 voir la première partie de ce travail avec les graphiques d’évolution de population 29 entretien avec Pierre Renau, 20 mai 2019

30 entretien avec Philippe Trépier, 21 mai 2019 31 AOP: Appellation d’Origine Protégée

Avant même d’entamer la démarche de labellisation, un groupe d’agriculteurs des Bauges prend conscience de l’impossibilité de concurrencer les producteurs laitiers des plaines, les contraintes géographiques liées au caractère montagneux ne pouvant pas être dépassées par la mécanisation et l’industrialisation des techniques agricoles. Ils envisagent alors de se positionner sur un autre marché, celui de la ”qualité” plutôt que la “quantité” : l'essor d’une demande de “produits de terroirs”, liée au tourisme et aux changements de société est effectivement un contexte favorable, et l’AOP obtenue quelques années plus tôt pour le Beaufort dans des vallées proches est la preuve que cela peut fonctionner.

Entamer une démarche de labellisation n’équivaut pas à identifier une opportunité pour obtenir une meilleure rémunération, mais correspond à un véritable engagement de la part des acteurs : c’est un travail de longue haleine, qui implique de remettre en cause certaines pratiques et habitudes prises parfois depuis des années.

Ces acteurs s’appuient sur la “valeur-principe” (Heinich, 2019) qualité, elle-même découlant d’une revalorisation d’un savoir-faire et d’un territoire par le biais du patrimoine. Ce même territoire et ces mêmes pratiques ont été pendant longtemps décriées et dévalorisées, tant que la productivité, sous-tendue par la

modernisation, étaient les seules valeurs de références. Une question d’identité est donc sous-jacente, la

labellisation de produits de terroir étant une forme de reconnaissance de la qualité d’un lieu et des Hommes qui l’habitent et y travaillent. C’est également, ici encore, une recherche d’émancipation qui est moteur de l’action : face au modèle dominant (productiviste) qui exclut de fait les agriculteurs montagnards, ces derniers reprennent la main sur leur mode de production, en décidant eux-mêmes ce qui est bon pour eux. Mais la démarche de labellisation, bien qu’impulsée par les agriculteurs des Bauges, a été également portée par un acteur institutionnel : le PNR du massif des Bauges. En 1990, lorsque les premières démarches sont entreprises, le PNR n’existe pas encore (il faut attendre 1995), mais une association de préfiguration œuvre déjà à sa création. Pour cet acteur institutionnel, c’est également une question identitaire qui est sous- jacente : la création du PNR correspond à un désir de faire émerger un nouveau territoire “Bauges”, plus large que les 14 communes du canton du Châtelard.

Il y a donc deux groupes d’acteurs qui agissent de concert en faveur d’une labellisation : les agriculteurs, qui sont motivés par une revalorisation financière de leur production, une revalorisation de leur identité par les savoir-faire et leur territoire, une reprise en main de leur devenir, et le PNR, qui lui est motivé par la possibilité de faire émerger un nouveau territoire soudé par une identité commune. Le fait que les limites territoriales des deux acteurs ne coïncident pas nécessairement rend alors leurs actions plus complexes. Le schéma ci- dessous compare les territoires et les enjeux de labellisation pour les agriculteurs et pour le PNR.

Figure 32 – Enjeux comparés de la labellisation AOP de la Tome des Bauges, pour les agriculteurs et pour le PNR. Création propre 2020 ; fond de carte : SIG du PNR du Massif des Bauges

 Le pouvoir d’agir :

Innovation, improvisation :

S’inscrire dans les marges : Le choix de mettre une tomme à l’honneur peut paraître étonnant, car pendant

longtemps ce fromage était essentiellement consommé uniquement par les producteurs et très peu vendu ou exporté. Les vacherins, chevrotins ou fromage à pâte cuite de type beaufort étaient bien plus renommés. Mais comme l’AOP Beaufort était déjà existante au moment où les éleveurs des Bauges entament leurs démarches, ils sont obligés de se démarquer de cette production et se tournent vers la tomme. Et l'existence de certains écrits anciens attestant de la fabrication de “tomes”, orthographiés avec un seul “m”, permet alors de se démarquer des “tommes” produites dans l’ensemble de la Savoie… (Palisse, 2006a et 2006b ; Dupérier33).

Expérimentation : En 1972, un groupe d’agriculteurs, organisé en SICA (Société d’Intérêt Collectif Agricole),

dépose la marque “Tome des Bauges”. Malheureusement, il s’avère qu’une marque déposée n’est pas adaptée à la production agricole et ne permet ni de garantir aux consommateurs une forme de “qualité”, ni aux producteurs une forme de “visibilité”. Il faut ensuite attendre 1986 pour qu’une nouvelle démarche soit entreprise : la création du Syndicat Interprofessionnel de la Tome des Bauges (SITOB). Les producteurs s’allient un temps avec d’autres producteurs de Savoie qui cherchent à labelliser la “Tomme de Savoie” en AOP. Il apparaît assez rapidement que les Bauges auraient tout intérêt à se démarquer du reste du territoire de la Savoie, car la géographie et les pratiques seraient plus facilement valorisables - c’est du moins ce que laissent entendre certains experts de l’INAO (institut national de l’origine et de la qualité, organisme qui délivre les AOP) au moment d’une visite en Bauges34. On voit donc, à la lecture de ce parcours “sinueux”, que les acteurs n’ont pas hésité à essayer, expérimenter, et ont su dépasser leurs échecs en explorant de nouvelles voies.

33 Entretien avec Dominique Dupérier le 9 avril 2019 à Jarsy 34 Entretien avec Dominique Dupérier le 9 avril 2019 à Jarsy

Prise de risques : une labellisation est contraignante, et impose de changer de pratiques. Pour certains

agriculteurs, il a même fallu revendre un part importante de leur cheptel car des races de vaches ont été imposées. Les changements ont dû être entrepris sans avoir l’assurance que la labellisation allait réellement permettre une plus-value sur la vente de lait.

Ancrage territorial des acteurs :

Même sans avoir rencontré les acteurs, l’ancrage territorial des agriculteurs qui portent le projet de labellisation peut être identifié comme fort. Pour commencer, en tant qu’agriculteurs, ils sont “producteurs

d’espace” (Gumuchian et al., 2003), c’est à dire que leur rôle et leur statut sont une forme d’ancrage en soi.

Ensuite, ils sont actifs, ils ont l’ambition de permettre à tous les producteurs laitiers de continuer à vivre de l’agriculture sur ce massif, en cherchant des solutions aux problèmes rencontrés : la concurrence faite par les producteurs des vallées, la fin des fruitières et de la transformation sur place. Ils sont reconnus, pour leurs actions, leurs rôles et leurs fonctions, mais aussi par leur statut de “natifs”, issus de familles d’agriculteurs. Enfin, leur attachement au territoire est également fort, ils souhaitent non seulement continuer à vivre sur place, mais aussi à travailler comme agriculteur, faire perdurer certaines pratiques comme l’alpagisme, participer à limiter le reboisement dû à la déprise agricole… Néanmoins, il est important de ne pas nier l'existence de contestation, notamment de la part d’autres agriculteurs des Bauges qui trouvaient la labellisation trop contraignante (race de vaches, pratiques agricoles), voire même au sein du groupe d’acteurs moteur qui n’avaient pas tous la même vision des choses. En outre, la composition du groupe portant le projet évolue avec la création du PNR : des agriculteurs du “massif” des Bauges (territoire du PNR) rejoignent ceux du “cœur” des Bauges (canton du Châtelard). Cet acteur est donc multiple et changeant, et son ancrage n’est pas l’assurance d’une vision unique du projet de labellisation.

Il est beaucoup plus complexe de représenter l’ancrage de l’acteur “PNR” : d’abord, parce qu’entre le moment où les premières démarches sont entreprises (vers 1994) et l’obtention de l’AOP (2020), cet acteur change énormément : c’est au départ une association (pour la création du Parc), puis un PNR à proprement parler. Si le salarié de l’association, qui a œuvré dès le départ pour la labellisation, apporte une forme de continuité dans la démarche en devenant salarié du PNR35, au niveau des élus il y a nécessairement des changements d’influences entre la période “associative” et la période “PNR”. On peut cependant mettre en avant un certain ancrage, lié à son statut d’institution et aux statuts des acteurs individuels qui la composent (élus locaux). Dans un même temps, comme le territoire du PNR n’est pas considéré comme un territoire “vécu” par les agriculteurs, sa légitimité est contestée par certains.

Mobilisation des personnes et relations clés :

Lorsqu'on on revient sur le déroulé historique de la démarche de labellisation, on s'aperçoit de manière très nette que, dans un premier temps, c’est le groupe d’agriculteurs (qui crée le SITOB) qui est l’acteur initiant le projet. Le PNR (notamment l’association pour la création du PNR) est alors une “personne clé” mobilisée par le SITOB. D’ailleurs, plus que “le PNR”, c’est le premier salarié de l’association qui est mobilisé sur ce projet. En effet, au sein du groupe, aucun n’avait les compétences - ni, surtout, le temps libre - nécessaires aux montages des dossiers administratifs, et le salarié les a alors accompagnés et soutenus. Outre la question de la compétence (savoir-faire et temps mobilisable), les agriculteurs du cœur des Bauges n’avaient pas forcément tous la même vision des choses, et certaines querelles internes pouvaient rendre le montage du projet difficile. La création du PNR, en incluant des nouveaux agriculteurs, extérieurs au cœur des Bauges, a donc permis de dépasser certains clivages internes36. Peu à peu, le PNR va alors devenir co-acteur du projet de labellisation de la Tome des Bauges, en apportant également ses motivations propres - qui, on l’a vu, diffèrent légèrement de celles des agriculteurs.

35 Entretien avec Dominique Dupérier le 9 avril à Jarsy 36 Entretien avec Marisie Moine, 13 juin 2019

 Les transformations territoriales :

L’obtention de l’AOP a effectivement permis aux agriculteurs de se démarquer des autres productions laitières des vallées, et a donc participé à un certain regain économique du volet agricole qui était en difficulté.

En limitant la déprise agricole et le reboisement induit, le maintien de l’élevage laitier permet aux paysages de rester relativement ouverts. L’identité paysagère du territoire se retrouve à la fois amplifiée par et liée à la production de la Tome des Bauges.

Enfin, si le territoire de production retenu par l’INAO n’a été ni celui du canton du Châtelard, ni celui de l’ensemble des communes du PNR, il participe néanmoins à élargir l'identité Bauges au-delà du cœur du massif.

 Quelques limites :

Perte de pouvoir d’agir :

La démarche de certification a bel et bien été impulsée par les agriculteurs, afin de pouvoir continuer à vivre de l’élevage sur le territoire. Cependant, si un changement est souhaité, les conditions de ce changement font apparaître différentes controverses.

Tout d’abord, parmi les agriculteurs, tous ne sont pas convaincus de l’intérêt d’une AOP. Les contraintes qui peuvent être induites par le cahier des charges ne sont pas connues à l’avance, et certains s’en inquiètent. Par ailleurs, même pour ceux qui sont favorables à l’AOP, tous ne s’accordent pas sur ce que devrait être le territoire de l’AOP, ou la race de vache, ou l’alimentation… De ces désaccords naît une déception chez ceux dont les désirs (et les pratiques agricoles) seront remises en cause par le cahier des charges.

Ensuite, au fur et à mesure que le projet avance, le PNR passe d’un rôle de soutien au SITOB, à un rôle d’acteur de la démarche. On l’a vu précédemment, les motivations ne sont pas exactement les mêmes entre le PNR et le SITOB, notamment en ce qui concerne le territoire. Et comme le PNR bénéficie d’une forme de pouvoir dont le SITOB dépend (sur le volet technique notamment, mais aussi financier), le SITOB se retrouve contraint à composer avec les exigences de son “coéquipier”.

Enfin, l’INAO apporte lui aussi ses contraintes, liées parfois à une certaine vision idéalisée de ce que doit être “l'agriculture traditionnelle de montagne”, sans nécessairement tenir compte de toute la complexité locale, liée à l’histoire, mais aussi aux pratiques et à la réalité quotidienne des agriculteurs.

En partant d’une volonté locale de développement, les acteurs du territoire ont été peu à peu dépossédés d’une partie de leur pouvoir d’agir, simplement parce que la démarche de certification a fait intervenir des acteurs qui venaient de l’extérieur, et qui détenaient des formes de pouvoirs : technique, financier, décisionnaire.

Figer le territoire dans une forme d’a-temporalité :

Le cahier des charges de l’AOP qui encadre les pratiques, associé à la plus-value économique qui s’est mise peu à peu en place, conforte l’agriculture locale dans une forme de “monoculture du lait”. Si cette tendance était en cours depuis longtemps déjà37, l’obtention de l’AOP amplifie ce phénomène. De nouvelles évolutions dans le domaine agricole sont donc extrêmement difficiles à mettre en place. L’AOP “fige” l’agriculture du territoire, en idéalisant un passé - qui n’a jamais réellement existé - et ralentit les processus de changements ultérieurs, qui risquent de remettre en cause une certaine forme d’identité.