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II. Les acteurs : valeurs et engagements

2. Quelques spécificités notables, liées au territoire

 Les acteurs multicasquettes

Nous avons vu dans la partie précédente que les acteurs sont toujours multicasquettes (Gumuchian et al., 2003). Cette assertion est nettement vérifiée par l’étude, ce trait de caractère apparaît exacerbé dans les territoires à faible densité de population, comme c’est le cas des Bauges. Tout le monde connaît tout le monde, ou presque, par le biais des nombreux réseaux auxquels chacun appartient : cercle professionnel pour ceux qui travaillent sur place, associations diverses dans le cadre du loisir ou du ‘militantisme’, et puis aussi, simplement, les relations de voisinages, qui ont souvent plus d’importance qu’en milieu urbain ou péri- urbain.

Les acteurs rencontrés sont très conscients de cet état de fait, puisqu’ils précisent eux-mêmes régulièrement au cours des entretiens “d’où” ils parlent, à partir de quelle “casquette”.

Cet état est souvent identifié comme une capacité d’action accrue, dans le sens où l’interconnaissance va dans le sens d’une légitimation des actions.

A titre d’exemple, Pascaline Bizet est dans le conseil d’administration du collège, en tant que parent d’élève. Mais son engagement à BioBauges a permis qu’un maire, également au conseil d’administration, l'a interpellé lors d’une réunion où il était question de la restauration scolaire - et donc de l’alimentation...

Autre exemple encore, Olivier Gachet côtoie dans le cadre professionnel certains élus à l’échelle départementale. La reconnaissance dont il bénéficie alors en tant que professionnel a un impact positif sur sa légitimité lorsqu’il représente l’association Radio ALTO auprès des mêmes élus.

Parfois cependant, cette interconnaissance est ressentie comme un frein à la capacité d’action, dans les cas où des inimitiés personnelles profondes existent entre une personne ayant un certain pouvoir, et une personne représentant une association.

 Des frontières floues entre les différentes sphères

Pour de nombreuses personnes rencontrées, les limites entre les sphères privées, professionnelles et associatives sont floues - et parfois même inexistantes.

Cela peut s’expliquer en partie par l’imbrication des réseaux, et le côté multi-casquettes des acteurs. Néanmoins, les personnes qui sont arrivées plus récemment sur le territoire et qui sont plus jeunes tendent à vivre moins de frontières entre leurs différentes sphères : cet état semble alors plus conditionné par un désir de mise en cohérence de l’ensemble de son mode de vie avec ses valeurs - et pas uniquement via un engagement associatif. Il semble alors difficile, pour celles et ceux qui veulent s’engager pour une transition écologique et sociale sur le territoire, de ne pas modifier en parallèle leur manière de vivre, dans chaque acte de la vie quotidienne.

“En fait, je dissocie pas trop ma vie professionnelle et personnelle. C'est pas deux mondes complètement à part. J'ai pas une distorsion interne... Voilà. Et je peux prendre ma fille avec moi sur mon lieu de travail, ça c'est génial.” (Fanny Pistone)

“Quand je dis que c'est imbriqué, c'est que c'est cohérent d'être dans ces associations-là, de militer là, parce qu'on vit aussi de cette façon-là. Mais du coup tout est mélangé. Le perso, le pro, l'amitié. Des fois c'est... des fois on aurait besoin d'un peu de recul aussi, on touche les limites, mais pour le moment... c'est chouette aussi. Il y a une vrai force aussi.” (Bérangère Hauet)

 Vivre avec ses contradictions

En recherchant une certaine cohérence entre son mode de vie et ses valeurs, les contradictions qui émergent sont particulièrement conscientisées et énoncées par les plus jeunes ou/et ceux arrivés plus récemment sur le territoire. S’ils n’arrivent pas toujours à dépasser ces contradictions, ils en sont donc conscients - et ne sont pas toujours satisfaits de cela.

“Actuellement, on est tellement pressé, qu'on a besoin de s'évader. Mais, se dire qu'en fait, si tu changes ton mode de vie, et que tu te ré-ancres dans la nature, tu auras plus besoin de ça : le loisir, le tourisme... moi c'est une grosse contradiction, car je bosse quand même dans le tourisme ! Et... et j'ai de plus en plus de mal, d'ailleurs !” (Claire Vaille)

“Moi je bosse dans la vidéo, j'ai plein de matos qui sont sûrement pas faits dans des conditions éthiques, voilà, j'ai plein de contradictions, j'entends complètement.” (Bérangère Hauet)

Même s’il n’est pas mis en avant par tout le monde, c'est tout de même la question de la mobilité qui est le plus facilement et spontanément évoquée :

“Après moi je suis comme tout le monde, je mets du gasoil dans ma voiture, je donne plein de sous à Total - surtout que ma fille est scolarisée à l'école de Cusy, donc je me fais des navettes

tous les jours. [contexte : garde partagée avec le père] Donc ma vie de rêve, d'autarcie sans gasoil, j'en suis loin, hein! (rire)” (Fanny Pistone)

“Je continue de descendre, ce qui me pose un problème, mais bon. C'est comme ça. Parce que j'ai pas de travail, en tout cas dans mon métier, j'ai pas de travail dans le massif.” (Olivier Gachet)

“Des trajets en ville, on en fait plein. C'est clair qu'on a beaucoup de trucs à améliorer, sur le fait que les voitures ne descendent pas vides.” (Virginie Cattiau)

 Travailler autrement pour vivre mieux… et gagner moins

Pour une grande majorité des personnes rencontrées, leurs choix de vie ont impliqué de renoncer à un certain niveau de rémunération. Que la finalité soit de vivre en accord avec ses convictions, de vivre dans un environnement naturel de qualité, ou les deux entremêlés, la démarche est très largement partagée et résulte d’un choix.

On peut mettre en avant plusieurs stratégies prises par les acteurs rencontrés:

- Le partage des tâches : Au sein d’un couple, l’un des deux n’exerce plus d’activité salariée pour se consacrer à l’engagement associatif - et souvent aussi pour faciliter l’éducation des enfants. En effet, il est difficile de travailler à temps plein en dehors du territoire tout en ayant des jeunes enfants. - Réduire son temps de travail : en exerçant une activité à temps partiel, le temps dégagé est investi

dans l’associatif - et permet, là encore, de prendre du temps pour les enfants. Ce choix est fait lorsque le travail est exercé sur le territoire.

- Créer sa propre activité : Si cette option permet rarement de travailler moins, elle permet de gérer son temps de manière plus libre. En outre, créer son entreprise est aussi souvent l’occasion de maîtriser le sens qu’on donne à son activité professionnelle. Pour les personnes rencontrées ayant créé leur activité, cela s’est traduit par une rémunération faible au vu du temps de travail, ou par une baisse de revenus par rapport à leurs précédentes activités salariées.

Le graphique ci-après propose un positionnement des acteurs rencontrés en fonction de l’organisation du travail :

Figure 23 – organisation du travail des personnes rencontrées – création propre (2020)

Il est intéressant de noter que la création d’activité est une stratégie adoptée, au moins à un moment donné de leur parcours, par presque toutes les personnes rencontrées. C’est avant tout la liberté d’organisation qui est recherchée:

“J'aime pas trop ces histoires de contraintes horaires, j'aime bien - quitte à faire plus d'heures - mais être un peu plus libre de pouvoir organiser la journée comme on veut. Je trouve qu'on a déjà des contraintes de partout (rire) ! Alors, le métier est contraignant, mais au moins on est libre de travailler un peu comme on l'entend.” (Laurent Pavy)

“Moi je suis pas cheffe d'entreprise, dans le sens où j'ai pas une société [...] pour être patron! C'est juste une forme juridique qui me permet d'être autonome et de bosser comme je veux, et sans rendre de compte... bon un peu à mes clients ! Mais je suis hyper libre en fait. Et ça, c'est super.” (Bérangère Hauet)

Un autre point, qui, s’il n’a pas vocation à être creusé dans cette étude, est flagrant: c’est le rôle du genre et de la maternité dans les choix de réduction du temps de travail - voire de cessation d’activité salariée. Sur les 11 personnes interrogées, les 7 femmes sont mères, et 3 des 4 hommes sont pères. Seules les mères ont, au moins de manière ponctuelle, réduit leur temps de travail de manière significative. Aucune question n’a été posée sur le rôle joué par les enfants vis à vis de la place accordée au travail, et toutes les mères l’ont spontanément évoqué. Les trois pères n’ont pas évoqué de liens entre le fait d’être parent et le statut du travail. Il n’est aucunement question de tirer des statistiques d’une étude qualitative, néanmoins, il est intéressant de noter que pour les mères, accorder du temps à sa famille et à son engagement sur le territoire sont très souvent intrinsèquement liés dans leur discours.

Pour conclure ce paragraphe sur l’organisation du travail et le niveau de rémunération, il apparaît important de préciser que les choix ne sont pas nécessairement synonymes d’un désir profond de "simplicité

et d’injonctions internes. Et si quasi toutes les personnes font part d’un choix en pleine conscience, et accepté, de diminution de revenus ou de faibles revenus, les niveaux de vie sont malgré tout assez disparates.

 Quel lien entre le changement climatique et l’engagement ?

On l’a vu dans la première partie de l’étude, le milieu montagnard est souvent perçu par les scientifiques comme un milieu privilégié pour observer les effets du changement climatique: hausse des températures exacerbée et visibilité de phénomènes directement induits par le réchauffement.

La question sur la perception d’un changement climatique a été posée aux personnes interrogées, et si aucune ne remet en cause la réalité du changement climatique (pas de ‘climatosceptiques’ parmi les personnes rencontrées!), les réponses sont très variables.

Certains ne veulent pas se fier à leur observation directe, soit parce qu’ils estiment habiter depuis trop peu de temps sur le territoire, soit parce qu’ils se méfient de leurs perceptions ou de leurs souvenirs.

D’autres s’appuient sur des données scientifiques pour valider l'existence du changement à l’œuvre. D’autres enfin font plutôt confiance à leurs observations, et font état de changements perceptibles sur le territoire.

Pour ce qui est des phénomènes observés, c’est la diminution des quantités de neige qui est évoquée, ainsi que les températures, la sécheresse, et enfin les phénomènes extrêmes.

“En tous cas, j'ai l'impression qu’un changement est visible : il y a eu vachement de sécheresse l'année dernière, au mois de décembre le Chéran il est encore en alerte sécheresse ! Oui, tu sens que les saisons, ça bouge. Il y a vachement plus de vent qu'avant. Il y a des choses qui changent, et on le sent.” (Bérangère Hauet)

"Il est visible, il est visible sur l'eau. L'eau, c'est LA principale préoccupation, on en entend déjà parler depuis un moment, on le sait déjà depuis la grosse sécheresse de 2003, où Arith avait été en grosse difficulté, et que ça nous interrogeait déjà. [...] Un truc qui m'a marqué, un agriculteur cet été qui me disait : ‘mon père n'avait jamais vu le Nant à côté de chez lui à sec’. Et son père a 85 ans.” (Pascaline Bizet)

"Et je le vois au niveau du climat, parce que maintenant cela fait plus de 18 ans que je suis là, il y a plus de coups de vent. Des coups de vents très fort, très violent. C'est pas grand-chose, mais la table du jardin qui s'envole, avant ça n'arrivait pas, là c'est régulier.” (Pascaline Bizet)

“On a bien vu, sur 10 ans, qu'en tendance (parce qu'il y a des variations) on était moins enneigé. Et encore moins aujourd'hui, bien sûr, qu'il y a 25 ans en arrière. Le foyer de ski de fond [au Col du Frêne], il a tourné! [...] Mais, le changement climatique, sur l'enneigement, en tendance, c'est très clair, hein. Ce qui est clair, peut-être moins clair, je sais pas, c'est sur la fréquence des évènements violent. Ceci dit, l'orage qu'on a eu, je sais pas, il y a 10 jours, il a été d'une violence... moi j'avais jamais vu ça. [...] On peut parler de la température, tout de même. Les hivers sont de plus en plus cléments. Il y a des variations, mais c'est complètement évident.” (Denis Regnaud)

“Après il y a un retraité qui habite juste là derrière, qui est passionné de météo, et il fait des relevés depuis pas mal d'années, personnellement, parce que ça l'intéresse, et maintenant il fait des relevés pour Météo France, et il me disait que la chaleur moyenne, ici, à Lescheraines, sur l'année, elle augmentait. [...] Là, ça fait à peu près 4 ans qu'on n'a pas eu de -20°C. Je pense.

Et, les périodes à -20°C, maintenant, quand il y en a, elles durent très peu, de moins en moins longtemps. Les hivers paraissent moins rigoureux. Il y a toujours des moments où il fait froid, mais, moins souvent et ça dure moins longtemps…” (Ginette Merlin)

Par contre, cette conscience d’un changement climatique à l’œuvre (voire d’un dérèglement climatique, terme préféré par certains), n’est pas nécessairement ‘LE’ moteur d’engagement. Ou du moins, ce n’est pas le seul. En fait, il ressort de ces entretiens deux portes d’entrée principales qui motivent l’engagement des acteurs:

- la porte d’entrée par l’environnement et l’écologie - la porte d’entrée par l’humain et les liens sociaux

La notion de transition, que les personnes rencontrées s’y réfèrent directement ou non, se situe alors à la croisée de ces deux préoccupations. La partie suivante s’attache à détailler ce phénomène.

3.

La transition comme point de convergence de valeurs sociales et